Le Passe Muraille

Le conteur au pied léger

Entretien avec Stefano Benni

par Livia Mattei

 

Connaissez-vous l’homme au gardénia ? Si ce n’est pas le cas, rendez-vous sur tel môle longeant la mer des Brigantes, la nuit, où il vous fera peut-être la grâce d’apparaître. Or dès que vous l’apercevrez, ne manquez pas de lui emboîter le pas, et suivez-le dès qu’il entre dans l’eau, tout habillé, pour rejoindre la compagnie du Bar sous la mer. Là-bas vous attend, en effet, toute une compagnie amicale et captivante auprès de laquelle vous serez reçu si vous avez une histoire à raconter, à la manière des convives du Décaméron.

Le premier livre de Stefano Benni, datant de 1976, s’intitulait Bar Sport, et le dernier traduit nous arrive sous le titre de Bar 2000. Pilier de bar que l’auteur de Bologne ? Bien plutôt: conteur rêvant de réinvestir ce lieu public, se désolant qu’on n’y raconte plus d’histoires. Dans une des ses nouvelles, Dino Buzzati évoquait le désarroi du croquemitaine errant de par les rues en quête d’enfants qui aient encore peur de lui. Mais voici que l’esprit du conte, certes gravement menacé par le prosaïsme positiviste de l’époque, repique en beauté avec Stefano Benni. A la magie des contes anciens, celui-ci ajoute le piment de la critique en bon soixante-huitard à l’italienne. Avec une fantaisie débridée, en outre, il brasse les modes d’expression contemporains et les références les plus variées, de la science fiction à la nouvelle policière ou de la parodie de feuilleton à la satire, de la bande dessinée à la nouvelle toute classique. Trente-trois ans après ses débuts, avec une quinzaine de livres à son actif et plusieurs centaines de milliers de lecteurs le suivant de livre en livre, Stefano Benni n’a rien de l’auteur-culte arrivé. Ce présumé rigolo s’affirme en effet comme un résistant déterminé au «n’importe quoi» de la société médiatique, et son propos coupe court à tout bavardage convenu.

– Quelle a été votre trajectoire personnelle, préludant à la composition de votre premier livre ?

– Quand j’étais jeune, je me destinais à la carrière de footballeur. A l’âge de 19 ans, alors que j’étais semi-professionnel, un accident au genou m’a contraint à renoncer. J’ai alors repris mes études avant de faire des débuts de journaliste dans le Manifesto, où je m’occupais du domaine culturel. Demblée, je me suis aperçu que mon écriture prenait une tournure ironique et métaphorique. Certains de mes amis m’ont dit alors que je devrais faire des livres, mais la littérature me semblait une sphère trop élevée. Je me voyais, au mieux, comme un humoriste. J’ai commencé à écrire vraiment lorsque j’étais à l’armée où, comme vous le savez, on dispose de pas mal de temps libre. Un directeur de chez Mondadori m’avait dit que je devrais écrire un livre, et c’est alors que j’écrivis Bar Sport. Je pensais alors que j’allais écrire dans la tonalité humoristique, mais une amie m’a beaucoup aidé, qui était une critique sévère, Grazia Querchi, qui m’a convaincu que je pouvais écrire sur tous les registres de l’écriture et devenir un véritable écrivain. C’est à parrtir de Comici spaventati guerrieri, je crois, que j’ai atteint cette dimension polyphonique. C’est un livre que j’aime beaucoup, parce qu’il rend compte des sentiments de ma génération, et auquel les jeunes d’aujourd’hui s’identifient encore. Chaque année, ainsi, ce livre se vend encore à une dizaine de milliers de’exemplaires. Cela ma touche, car je ne crois pas au succès spactaculaire d’un jour. C’est ce qui me fait dire que je ne suis pas un best-seller, mais un long-seller. Le seul critère qui atteste, selon moi, la force de l’écriture, est cette longévité du livre.

– Vos livres sont truffés de références à une culture qui mêle tous les genres…

– J’ai une culture très métissée. Je suis né dans un lieu où il y avait beaucoup de narration orale. Le grand-père dont je parle a existé. Je venais d’une petite ville du nord de Bologne, Monsuno, où il n’y avait qu’une petite bibliothèque. Ma culture s’est faite avec des livres, car j’aime beaucoup lire, mais également avec le rock, la télévision et la bande dessinée. Je suis contre la séparation des genres académiques ou populaires. Curieusement, les écrivains les plus importants pour moi ont été ceux qui ne me ressemblaient pas. Un Gadda m’a certainement marqué par la richesse exceptionnelle de sa langue. J’ai découvert en outre, chez un Edgar Allan Poe, la cohabitation du tragique et de l’humour. Je crois que le contraire du comique n’est pas la tragédie mais que c’est l’indifférence. Un autre écrivain que j’ai beaucoup admiré est Melville, qui est capable de jouer de tous les instruments de l’écriture. Dans un tout genre, un Queneau m’a lui aussi fortement marqué par son mélange de fantaisie et d’intelligence. Comme beaucoup de lecteurs contemporains, je suis omnivore. Je ne fais pas de différence entre un Philip K. Dick, grand écrivain «populaire» et tel ou tel autre «classique» de ce siècle. La variété est la base de la liberté dans la formation d’une culture personnelle. A l’opposé, le manque de diversité est le signe du manque de liberté de la télévision, et de son inculture fondamentale.

– Quels rapports entretenez-vous avec la télévision pour la promotion de vos livres, vous qui en avez fait de terribles satires ?

– En trente ans, j’y suis apparu deux ou trois fois, et je refuse systématiquement d’y aller. Ce n’est pas aux médias que je fois mon succès, mais à mes lecteurs. A vrai dire, je ne crois pas qu’on puisse parler sérieusement de littérature à la télévision. Je crois même qu’il y a une véritable haine de la littérature chez les gens de télévision. La superficialité, qui procède par nivellement, ne peut que détester l’effort de comprendre le monde et d’exprimer sa complexité.

– Vous êtes vous intéressé à la tradition des fables et des légendes populaires ?

– Je m’y suis intéressé autant qu’aux dialectes. De par ma double origine, du nord par mon père et du sud par ma mère, je parle au moins deux dialectes, qui m’ont donné accès aux légendes ou, plus précisément, aux contes de fées qui se racontent dans les Dolomites, souvent extrordinaires du point de vue de l’imagination.. Il y en outre une grand tradition du conte depuis Boccace jusqu’à Buzzati. On dit parfois que je suis un conteur urbain, mais la veine terrienne et provinciale est également présente dans mes livres. La variété est la grande richesse de l’Italie. Actuellement, l’uniformité à l’américaine, la standardisation, altère le nord, tandis que le sud reste plus ouvert à la diversité.

Cocktail tragicomique
Il faudrait un Fellini pour mettre en images la vingtaine d’histoires de ce Bar 2000 constituant à la fois un inventaire des monstruosités de cette fin de siècle ( du drogué du téléphone portable au néotechnicien de bar, entre autres) et un recueil d’histoires mêlant cocasse et tragique. Dans la tonalité la plus grinçante, voici Le destin de Gaétan, ce malheureux qui jamais, jusque-là, n’est jamais apparu à la télévision, ce qui lui vaut tous les sarcasmes du bar qu’il fréquente, et qui va tout faire pour y arriver, au risque de fracasser sa pauvre vie.

Plus lyrique de tournure, Le Sax du Nuage rouge évoque le couple emblématique (on pense à Billie Holiday et Lester Young) d’une chanteuse de jazz et d’un saxophoniste, tandis qu’Underground nous entraîne dans les tribulations guerrières, style tortues Ninja, d’une escouade de cafards en butte aux Bichaussures. Le petit Franz, conte sucré, nous plonge dans la boulange d’une Autriche douceâtre et cruelle à la fois, nous rappelant le compatriotisme de la suave Sissi et d’un certain Adolf Hitler. A relever en outre: l’éloge du conteur oral modulé dans La réparation de grand-père, et la tendre dernière nouvelle du recueil, Le Bar d’une gare quelconque, combinant l’humour et la mélancolie de l’auteur.

Si ce livre ne relève pas tout à fait du plus grand art de Benni, tel qu’il se déploie dans La Dernière larme ou Hélianthe, il nous vaut cependant une savoureuse lecture et s’incorpore dans la mosaïque foisonnante de l’oeuvre.

Stefano Benni, Bar 2000. Traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli, Actes Sud, 218pp. A lire aussi: Le Bar sous la mer, Actes Sud, 1989. La Dernière larme, Actes Sud 1996. Baol, Rivages 1996. Hélianthe, Actes Sud 1997.

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