Le Passe Muraille

Artaud au milieu en pantalon blanc

Je ne sais qui a pris la photo. En tout cas, Breton pose, un rien professoral même sans cravate, en habitué des objectifs. Desnos, plus simple, a posé la main gauche dans la droite pour regarder non sans tendresse l’homme qui n’est décidément d’aucun cercle. Les manches roulées jusqu’aux aisselles, Artaud, avec la musculature des bras, sa machoire volontaire et son regard froid, exhale quelque chose de sportif et même de conquérant, quoique sombrement, sans exhultation aucune. La présence charnelle manque aux deux autres. Le costume sombre de Breton, la cravate parfaitement nouée de Desnos cachent des corps d’intellecuels, encore jeunes mais en voie d’obsolescence naturelle. Celui d’Artaud, mince, élégant, racé et même un rien adolescent finira maigri et pourrissant avant l’âge, avec fracture dorsale et tics nerveux.

Artaud est d’un autre âge et d’un autre monde, au point que la photographie semble un montage, comme si Breton et Desnos s’étaient naturellement retrouvés pour quelque réunion littéraire ou militante et qu’on avait truqué le cliché en rajoutant Artaud en pantalon blanc sur la terrasse. C’est faux, sans doute, mais l’aura qui l’entoure et le révèle contraste si fortement avec la présence tutélaire de Breton et la force sereine de Desnos qu’elle reste incontestable. Artaud est d’une facture différente. Contrairement à la matière astrale visibles aux seuls initiés, chacun peut sentir cette aura, constater le fait empirique qu’Artaud promène avec lui, au plus près de sa chair plutôt que dans son sillage, une force particulière dont il est la source naturelle et qu’on ne confondra avec aucune autre.

Breton triture sa poche, Desnos fait confiance à ses mains. Artaud, au milieu en pantalon blanc, semble avoir déjà trouvé. Quoi exactement ? La photo ne le dit pas. Elle indique la fierté qu’on doit avoir à avouer combien cette chose-là sera difficile à dire et qu’il est impossible de la définir avec clarté devant tout le monde. On est loin du Juif errant, de Liliom et des films de Raymond Bernard. C’est comme si Artaud, effacé des pellicules, aussi bien des grandes que des moindres, mais saisi quand même contre son gré pour un instantané imprévu, regardait non pas tant ailleurs que plus loin, droit devant. On notera un certain agacement dans la bouche fermée aux commissures droites, mais petit et sans aigreur, impuissant contre l’intention délibérée d’aller au bout. Celui qui a cru prendre Artaud sur le vif a bien fait de nous le confier avant la force de l’âge, avec nez droit, pommettes saillantes et pli de pantalon impeccable.

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