Le Passe Muraille

Le pays incertain

Extraits d’un nouveau chant, griffé Grégory Rateau

 

Je suis de retour :

Revisitant les plis de ma ville, sans amertume le visage égaré derrière des lunettes noires comme Léaud avant moi. Orphelin des bistrots, Je vois l’ami de loin mais il passe son tour, prend mon souvenir dans ses bras. Sortant du bar, une goutte me tombe sur le crâne, la piqûre du baptême, les mêmes trottoirs, brouhaha de poèmes. Sur les boulevards entre deux trenchs, Miles coule un jazz. La nuit remonte des catacombes, les trottoirs se vident, ma renaissance est complète.

 

 

Tes trop polar ! me lance le vieux poète, la main coupée, battant fièrement la mesure sur son comptoir.

Je lui réponds :

Compagnon

j’ai trop longtemps traîné

ma rancune dans les périphéries

comme tu traînes aujourd’hui ton membre fantôme

j’ai ourdi des sabotages pour brûler mon avenir

redistribuer l’échec

nourrir encore et toujours ma rancoeur

des ennemis sans visage que je voyais partout

masques de Bacchus la panse remplie de soleil

jouant l’éternité pour quelques bulles

avec une aptitude à vivre là où je n’avais que mes rimes

même les yeux fermés, ils étaient là

identiques à mon propre reflet et usant de mon passé

pour tuer en moi tout héroïsme

 

 

Des ennemis par milliard

conspirent

à longueur de bonsoirs

sur tes Poèmes mortels

ils tirent à la Courtepaille :

ce sera à celui

qui le premier

fera de tes vers

la plus belle boulette

immortelle

 

 

Il te l’a dit mille fois

hurlant en boucle

radiophonique

Le poison fait effet

Vous n’êtes déjà plus parmi nous

Les autres veulent

vous nuire

Vous envoûter

Fuyez !

et toi

bien trop poète

tu continues à boire

à croire

tu tends la main

à ton époque

et ses hypocrites

tutoiements

 

 

Tu donnes tout

à l’avenir

mêmes les entailles

les marques à la craie

mais la place d’en face

est toujours vide

les rires sont bien là eux

tout autour

ils te brusquent

te montrent du doigts

jusqu’au sourire forcé

tu repenses alors

à cette longue pluie

à la mer qui

la recueillait toute entière

au rire plein de celle

qui ne fera plus de vague

 

En remontant les quais, je les vois alignés, ces bouts luisants, couchés dans l’ombre satisfaite bien à l’abri des divins monuments. Certains s’étirent en faisant le dos rond, d’autres prennent des poses antiques, bouclettes courbées sur la brise. Des cadenas scellent des promesses sans suite. Panoramiques à la volée, essaim qui déborde dans un long Chorus d’ascenseur. Ces êtres si bien assortis, si cliniquement accordés, à bonne distance de leurs autres moitiés : les moins que zéro des lignes périphériques attendent toujours, en bordure des villes.

Ils ont beau les parquer sur les hauteurs, les endormir à coup de poudre du bonheur, impossible d’étouffer plus longtemps leur aigreur.

Nous y sommes ! de l’autre côté du périph’, restons bien droits mes frères, fidèles à notre poisse jusqu’au soufflet final, la non-éclaircie de trop. Il faut s’armer de patience ! même les bouquinistes vendent d’autres camelotes que la nôtre, noyant dans la Seine les derniers rêves de nos mères. Qu’ils s’approchent de plus près, qu’ils s’exposent jusqu’à la jugulaire. En attendant ce jour, roucoulons sagement notre lave :

Pris dans le même traquenard

la bouche pendante

ils sont légions à ne plus rien voir

ni pouvoir goûter à la brise du soir

repliés dans des caves aux rétines livides

la même fréquence des abîmes

dans une communion muette

avatars de ce moi égaré sur les routes du non-lieu

sans la moindre possibilité de se retenir à l’instant

leur main encore bien réelle

tendue vers un contre-ciel

 

Grégory Rateau, Le Pays incertain, La Rumeur libre édition, 2024. Préface d’Alain Roussel

https://larumeurlibre.fr/en/catalogue/collections_la_rumeur_libre/plupart_du_temps/le_pays_incertain_rateau_gregory

 

Poète, tes papiers !

Né en 1984, Grégory a grandi à Clichy-sous-Bois dans le 93 où il a eu la chance de découvrir par hasard Charlie Parker, Jim Morrison, Rimbaud, Bob Dylan, Bogart et Henry Miller. A la fin de l’adolescence, il se fait la belle : marchant, rêvant, réalisant des films et bossant parfois dans des fermes (Liban, Irlande, Népal…). Il a aujourd’hui posé ses valises en Roumanie où il dirige un média. Auteur d’un récit de voyage sur la Roumanie en « Hors-piste » qui est devenu un succès de librairie dans sa version roumaine, il a enchaîné avec un premier roman chez Maurice Nadeau, Noir de soleil (finaliste du Prix France-Liban et du Prix Ulysse du premier roman 2019). Il a également commis plusieurs recueils dont Imprécations nocturnes chez Conspiration éditions (Prix Amélie Murat et Prix Renée Vivien 2023, finaliste du Prix Robert Ganzo la même année). Sa poésie circule un peu partout et dans plusieurs langues : revues (Arpa, Le Cafard Hérétique, Place de la Sorbonne, Le Journal des poètes, Verso…), livre d’art (Poème Païen à l’œil de la méduse), anthologies (dont Ces Instants de grâce pour l’éternité au Castor Astral, 2024, l’anthologie Seghers à paraître en janvier 2025). Il revient parfois en France pour lire sur scène dans des Festivals (Maison de la poésie, Sémaphore, Voix vives Sète…).

1 Comment

  • Gio Bonzon dit :

    Magnifique présentation et très belles illustrations. Les mots sont d’une telle justesse et d’une telle intensité, qu’ils hameçonnent le lecteur pour ne plus le lâcher.

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