Le Passe Muraille

Gyroscope en lecture quantique

En lisant le dernier volume de Génie du lieu, tels jours à La Guadeloupe,

par JLK

Imaginez que vous vous trouvez dans une maison labyrinthique conçue par Escher sur un boulet de canon lancé dans l’azur éthéré, que le rocking-chair sur lequel vous êtes en train de lire en vous aidant de plusieurs sortes de lunettes se balance lui-même en décrivant un mouvement de spirale impossible à décrire au moyen d’aucun instrument (car le sol glisse, le temps file sous vos pantoufles, il y a des couchers de soleil, des révolutions d’astres non visibles, maints autres phénomènes passés ou futurs), et vous aurez à peu près la sensation qui se dégage à la première lecture de Gyroscope de Michel Butor, avant que votre regard à multifacettes de butinante abeille n’accommode pour ainsi dire et ne se réadapte au moyen de ce sens miraculeux de l’équilibre qui vous est propre, imitant précisément le gyroscope du sous-marin ou de l’aéronef en perdition.

J’ai commencé de lire ce livre il y a trois semaines, une nuit d’amer crachin. A la télévision ouverte d’à côté, sur le Canal Planète, la scène d’un vieillard entièrement nu, piétinant et balbutiant dans une promiscuité atroce (c’était la zone psychiatrique d’un pénitencier américain), me faisait sans cesse tourner la tête et donc ne pas lire. Cet homme incarnant le dénuement absolu, ce damné vivant dont sortaient parfois quelques mots (il promettait de ne plus salir le carrelage, il rappelait sa qualité d’ancien instituteur à Milwaukee, il éructait des obscénités), m’a tant frappé ce soir-là, tant ému, tant rappelé l’épouvante dont nous émergeons, que lorsqu’il disparut je revins à Gyro-scope les yeux perdus, et c’est ainsi que je commençai de lire simplement la première très belle histoire des Hallucinations simples du premier cahier du Programme Voyant, Porte Chiffres et Canal 1, dédiée à la mémoire du capitaine Frédéric Rimbaud, traducteur de l’arabe, et racontant un voyage vers le livre des livres qui est à la fois un voyage vers le fils espéré dont tout homme qui écrit attend une lettre au moins dans sa vie.

J’ai souvent repris mon Gyroscope depuis ce soir-là, dont je poursuivrai la lecture demain soir au pied du volcan de la Soufrière, car c’est un livre à déplacer aussi par rapport à l’axe de la planète et je pars tout à l’heure, c’est pourtant vrai: je l’emmènerai avec trois traductions d’Hamlet et l’athlétique échange de correspondance de Miller et Fraenckel (Buchet & Chastel, collection Le Chemin de La Vie, 1956, exemplaire fripé) portant sur le même Danois dont la même Porte Chiffres de Gyroscope, par le Programme Observatoire du Canal 4, ouvre sur l’ombre et celles de Tycho Brahé ou d’Andersen ou d’un Antifantôme poète au délire traduit de l’ondin.

Mais à présent baste: bien assez lu, mâché de papier, tourné et retourné Gyroscope d’Angkor à Charleville ou de Glamis à Cathay, à présent ouste !
Là-bas, sur le boulet bleu comme une orange, le rocking-chair vous attend à votre tour dans la maison-dédale: s’il vous plaît.
Quant à moi, en copie d’ancien Tang je vous dis adieu et je cite encore Gyroscope avant que de l’empaqueter: «Je hisserai ma voile / laissant pour seule trace / quelques feuilles d’érable.» Or voici que déjà se profile la Désirade…

JLK

Michel Butor, Le Génie du Lieu, cinquième et dernier, autrement dit Gyroscope. Gallimard, 2 fois 200 p.

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