Le Passe Muraille

Je m’appelle reviens

Nouvelle inédite de Fabrice Pataut 

C’est la plume, oscillante et moirée, qui est apparue la première dans la spirale du colimaçon, une longue plume de faisan couleur automne, piquée là dans l’air immatériel, et qu’une puissance invisible maintenait suspendue au-dessus du vide. Lui, pauvre chou, ne pouvait rien voir. D’autres évènements suivirent néanmoins, dont il dut un moment encore ignorer l’origine mais qui ne manquèrent pas d’éveiller sa curiosité. Se peut-il qu’à la seule vue de cette tige ondulante dont j’observai tour à tour, de face le satiné, puis de côté la tranche effilée comme un rasoir, se pouvait-il, disai-je, que de simples déplacements d’air tiède laissent présager un remous plus conséquent, un souffle court, des pas, une voix ?

Il s’en était persuadé, me tenait la main pour me le dire, presqu’en sueur. Aussitôt, ou peu s’en faut, le haut du chapeau prit la lumière du premier étage, comme si quelqu’un l’avait allumée exprès. On aurait dit qu’il était lui aussi suspendu dans les airs. Le chapeau était incliné, en feutre, et marron glacé. Je répète : incliné, en feutre, et marron glacé. Philippe, persuadé depuis longtemps que ça devait arriver, me dit : tu vois bien qu’il est incliné, en feutre, et marron glacé. Pourtant il n’avait rien vu de la plume, car au moment de sa suspension, Philippe, qui serrait maintenant ma main — que dis-je ? qui l’agrippait de toutes ses forces —, fulminait dans sa chambre, s’abandonnait à toutes sortes d’imprécations. « Pas de ça ici ! Je te dis qu’elle va revenir avec son chapeau à la con sur la tête ! Fait chier ! »

C’est affreux. Mais d’une manière ou d’une autre, la sueur de ses doigts et la sécheresse de ses lèvres excusaient son langage. Il tremblait, à présent, parce que la véritable cause de l’oscillation de la plume de faisan couleur automne fichée dans le ruban du chapeau incliné, en feutre et marron glacé, nous était révélée. Le déhanchement de Françoise dans le colimaçon, accentué par l’étroitesse de l’escalier et la largeur de ses hanches, était prodigieux. Elle n’effleura pas la rambarde  — à laquelle elle s’était d’ailleurs toujours opposée, préférant l’épurement de l’art déco —, assura son équilibre avec un mépris absolu pour le pilier central et s’arrêta sur la dernière marche.

« Merde alors », murmura Philippe. Ah oui, pour ça, c’était… Bon. De toute façon, Françoise portait toujours ses chapeaux un peu inclinés. Elle avait une collection de plumes de faisan indirectement héritée d’un amant chapelier, et s’habillait en marron glacé parce que personne, pensait-elle, n’aimait le marron glacé, ce qui est faux.

« Elle l’a fait », dit Philippe. Indéniablement. C’était le même chapeau, décoré avec une plume de la même collection, et la même couleur pour le feutre. C’était la même largeur de hanches. L’âge n’y faisait rien. D’ailleurs, Françoise avait toujours eu ce physique un peu lourd et ce goût démodé pour les chapeaux. La seule différence était qu’elle n’avait jamais pris l’escalier en colimaçon. Elle montait à l’étage et en ressortait par l’escalier extérieur, un escalier épuré sans rambarde qu’elle avait fait retaper à la naissance de Philippe. Et voilà maintenant qu’elle revenait sans prévenir par l’escalier dont elle s’était moqué et qu’elle aurait fait détruire si elle avait pu, l’escalier dont elle avait dit à l’époque «l’imbécile n’a qu’a le remplacer par une corde à nœuds, il en est capable ». Et comme tout le monde espérait qu’elle n’allait pas répéter ça devant lui, surtout pas, elle avait réajusté son chapeau marron glacé et lancé sans refermer la porte un jour de grosse fâcherie : « mais non… je veux dire : il est capable de monter un étage, et même deux, à la corde à nœuds, c’est tout… enfin, c’est un imbécile quand même ». Puis elle était revenue ajouter la plume de faisan qu’elle avait oublié dans le carton à chapeaux et aboyé sans même refermer la porte en partant pour de bon :« il le ferait même à la corde lisse !»

Il l’aurait fait. Le père de Philippe était un athlète. Il montait les cordes à l’équerre à la force des biceps, fendait les bûches pour l’hiver d’un seul coup de hache et nageait nu dans l’étang tous les matins à cinq heures avant d’avaler une cafetière. Françoise se mit à l’appeler l’imbécile à la naissance de Philippe. Elle aimait raconter que Philippe était le fils du chapelier, que ça se voyait tout de suite, que celui qu’on lui avait fait épouser était un bon à rien, une brute, un sale type. Le jour où elle avait emmené Philippe chez le chapelier pour récupérer sa commande et que le chapelier avait pris son temps pour placer lui-même le chapeau sur sa tête, c’est-à-dire pour l’incliner — ça faisait classe —, Philippe avait sorti son zizi et fait pipi sur son pantalon. Françoise était debout devant la glace. Le chapelier tenait un miroir au-dessus de ses épaules pour qu’elle voie l’effet que ça ferait quand elle s’éloignerait dans la rue en balançant les fesses avec un bibi very chic sur le crâne, une main sur son épaule, l’autre qui effleurait déjà sa hanche, et il avait senti contre son pantalon, puis sur sa chaussette, et bientôt à l’intérieur de ses mocassins à pompons, le pipi tiède de Philippe. Il avait ravalé des mots obscènes puis était parti se changer. Philippe avait reçu une gifle, le chapelier était revenu avec un pantalon propre, des chaussettes neuves et une paire de mocassins à pompons, identiques aux précédents, mais secs. Il avait offert à Philippe des plumes de faisan à glisser dans le ruban du chapeau marron glacé en feutre que… allez, soyons grand seigneur, qu’il offrait, mais oui mais oui, à sa maman. Cadeau. Mon dieu, s’était dit Philippe, comment peut-elle, mais comment… ?

Et le mari ?

Voilà comment était mort le mari de Françoise : il avait dit le lendemain avant de sortir faire un tour, peut-être bien pour fendre une ou deux bûches de plus : « bon, j’avoue que l’art déco a son charme ». Pour le prouver, il avait voulu monter dans la chambre en passant par l’escalier extérieur de retour de sa promenade nocturne. Françoise avait fermé la porte à clef. Il avait tambouriné tant et plus. Philippe dormait comme un loir, du sommeil profond qui a toujours été le sien dans les périodes de crise. Françoise avait fini par ouvrir en chemise de nuit et il l’avait attrapée par la taille, certain qu’il avait droit à une récompense parce qu’il lui avait fait l’honneur de monter l’escalier art déco épuré sans rambarde pour regagner leur nid douillet, malgré le chapeau en feutre marron glacé que le chapelier conseillait de porter incliné, le chapelier sur lequel son fils avait pissé, quelle rigolade, tout le monde le savait, au café, à la supérette, partout, mais bon, on s’en fout, moi en tous cas, quelle importance, baisons un bon coup et n’en parlons plus, et Françoise l’avait poussé dans le vide.

Philippe l’avait trouvé le lendemain matin en bas des marches dans son sang gelé, le crâne fendu. Il était monté prévenir Françoise que Jacques était mort et Françoise avait dit « Ah bon ? Ça alors… il a dû tomber dans l’escalier ».

Et voilà que Françoise revenait après des années d’absence… ni moi ni Philippe n’avions tenu un compte précis. Sept ans, je crois. Sans prévenir, pas même une lettre, un coup de fil, un texto. Rien. Elle était passée par l’escalier extérieur art déco rien que pour descendre ce colimaçon intérieur qu’elle n’avait jamais, jamais — oh que non —, jamais emprunté. Pour rien au monde ne se serait-elle abaissée à accorder une telle faveur. Jacques l’avait acheté dans une brocante pour lui offrir en cadeau de mariage et fait sceller au sol par ses amis du café le temps de passer à la mairie. Ils étaient revenus avec les témoins. Jacques lui avait demandé de fermer les yeux. Il avait poussé la porte, elles les avait rouvert, et pouf ! l’escalier était là avec un ruban en soie blanche ficelé au garde-corps, un malheureux tortillon qu’il fallait couper avant d’accéder à la chambre des époux sise au premier, une chambre qui prenait tout l’étage, avec un water bed. Mais plutôt que de monter crever le water bed avec la paire de ciseaux, plutôt que d’inonder la maison, plutôt que de penser à cette horreur livrée le matin même, Françoise avait ravalé ses larmes. Elle avait abandonné les ciseaux dans la main de son époux et prétendu avec le sourire qu’il était inconvenant de monter cet escalier devant tout le monde, un escalier qui menait pourtant, insitait Jacques, au nid d’amour. Rien qu’au nid. Car, à l’étage, si l’on pouvait toutefois appeler cela un étage, il n’y avait même pas de palier et pas plus de chambre d’ami. Pas de salle de bains, pas de lavabo, pas même de toilettes. Juste un lit.

Françoise s’était agitée tout l’après-midi au rez-de-chaussée pour faire honneur à ses hôtes. Le soir, elle était montée dans le nid la mort dans l’âme par l’extérieur, et avait laissé Jacques la culbuter tant et plus sur ce lit affreux qui sentait la sueur et le plastique.

Ce sont ses mots, je n’invente rien. C’est ce qu’elle m’a dit le soir où elle m’a confié Philippe. Onze ans de water bed, onze ans d’escalier art déco et de chapelier l’après-midi. Stop ! Françoise avait mis son chapeau marron glacé en feutre pour marcher jusqu’à la gare. Elle l’avait décoré d’une plume de faisan et avait plié toutes ses affaires dans sa valise.

« Prends soin de mon petit amour, avait-elle dit, prends bien soin de lui. »

Ce que j’ai fait. Lorsque le chapelier est mort, Philippe est allé sans moi à l’enterrement et a craché sur le cercueil qui descendait dans le trou au bout des cordes. Le curé est passé le lendemain. La porte en bas était fermée ; il a pris l’escalier art déco pour monter à l’étage. J’étais allongé sur le water bed. Philippe s’était caché dans le placard. J’ai eu le temps d’enfiler un pantalon et j’ai promis que Philippe viendrai le voir pour lui présenter ses excuses. Pour parler, aussi… enfin, autant qu’il était possible. « Vous êtes son oncle, après tout, a insisté le curé, c’est une lourde responsabilité. Philippe n’est plus un enfant. » Que non. Ou alors un enfant très expert. Bref, Philippe est allé voir le curé et tout est rentré dans l’ordre. Il m’a dit en revenant « j’ai été présenter mes excuses ». J’ai dit « c’est bien, Philippe, vient donc me refaire un calinou. »

Toutes ces années d’absence passées dans la maison… Philippe était brillant à l’école, et même, selon le professeur principal qui a plutôt le sens de l’humour, « un peu inquiétant ».  Un peu surdoué, quoi. C’est ce que j’aurais voulu dire tout de suite à Françoise lorsqu’elle est apparue devant nous : combien son fils avait été un bon élève tout ce temps-là, le premier de sa classe, avec le tableau d’honneur et tout, parce que les bons résultats pouvaient faire passer l’attitude de Philippe qui était, comment dire ? plus qu’hostile. Il était nerveux, parfois, mais pour la concentration, rien à redire. Des heures sans bouger à faire ses devoirs, à apprendre ses leçons un semaine à l’avance.  Mais là… c’était un peu différent, en quelque sorte exceptionnel au vu des circonstances.

Le soir où la lumière s’est allumée toute seule en haut, nous n’avions même pas entendu ses pas sur le gravier. Philippe avait peur qu’elle revienne depuis le début de l’après-midi ; il passait nerveusement du salon à la petite pièce du bas qui lui servait de chambre, alors qu’on avait décidé de regarder des films assis dans le canapé après le latin. Et donc, pour finir, Françoise s’est arrêtée sur la dernière marche. C’était curieux de voir comme elle avait peu changé, d’observer Philippe se rendre compte qu’elle avait peu changé, comme tout, ou presque, était resté comme avant.

Il s’est approché de Françoise. Il est resté debout devant elle et a tiré sur la plume. Françoise a enlevé son chapeau, ses cheveux se sont  défaits, une mèche est tombée devant ses yeux et elle a dit à son fils avec un joli petit sourire « embrasse moi, idiot ».

F.P.

© Fabrice Pataut 2020 pour le texte

© Centre d’Art Contemporain de Montbeliard 1990 pour la photographie du diorama de Gilles Ghez Le costume blanc(83x65x5), 1978-1979, Collection Bertrand Tavernier

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