Transmigrations poétiques
L’équation , l’Afrique, en mémoire de Jean-Marc Debenedetti
par Fabrice Pataut
Jean-Marc Debenedetti est né en 1952 et mort il y a dix ans en 2009. Il a partagé son travail entre peinture, sculpture, poésie et théâtre, sans oublier la critique, prenant alors pour cible modernistes, symbolistes et surréalistes. Il a créé la revue étudiante Soror(1972-1975), collaboré au mouvement Phasesjusqu’en 1988, fondé la revue Ellébore (1979-1984), contribué régulièrement à la revue Poésie 1en tant qu’auteur et en tant qu’éditeur, et co-dirigé avec Monique Roncerel la collection Longitudes aux éditions Manière Noire. Il a peint sur toile et sculpté dans le bois avec une humeur à la fois noire et joyeuse. Certains la disaient mauvaise, mais c’était toujours la sienne, sereine dans l’insatisfaction et finalement si vivifiante qu’elle en avait fait l’auteur du néologisme« rictuel », dur et hiératique.
Ses œuvres ont été illustrées par Françoise Bithorel (Avant l’aube, 1977), Louis Cordesse (Eau fixe, 1971), Gilles Ghez (Momies et autres textes, 1984), Saùl Kaminer (Àmidi |’autre rive, 1982), Michel Roncerel (L’équation du feu, 1995) et Guy Roussille (La grande serre, 1989). Elles ont été préfacées par Claude Courtot, Émile Lavielle et Jean Orizet. Ses peintures et sculptures ont été exposées aux galeries La Hune-Brenner et Mantoux-Gignac ainsi qu’au Centre Culturel du Mexique à Paris. Magali Cotta a mis en scène sa pièce de théâtre Le maléfice de Narthécie en 2006, avec Loïc Massicot et Dorothée de Silguy.
Jean-Marc avait des auteurs fétiches qu’on lit rarement sinon jamais : Agrippa d’Aubigné, Cyrano de Bergerac, Christine de Pisan. Il n’aimait pas beaucoup Proust et encore plus le dire, ce qui n’était pas toujours facile mais lui allait comme un gant. Ses amis chers étaient Fernando Arrabal, Jean Bazin, Jean-Louis Bédouin, Claude Courtot, Gilles Ghez, Jean Orizet, Jean-Loup Philippe, Michel Roncerel et bien d’autres encore que j’oublie, mais ils savent qu’il écrivait aussi pour eux, pour maintenir l’art de la conversation, avec ses légéretés, ses contrariétés et ses animosités passagères.
Plutôt qu’un choix de poèmes qui aurait parcouru toute l’œuvre, j’ai préféré, en repensant à sa mort vieille de dix ans, choisir quatre extraits du recueil Les Élégies d’Afrique (Cheyne éditeur, 1998) à l’occasion desquelles Jean-Marc avait reçu le prestigieux prix Kowalski. Ces élégies développent des thèmes qui lui étaient chers, à moins qu’elles ne les cachent, selon les cas, mais c’est alors par transmigration, à savoir : le corps, la géométrie, la fièvre, la blessure.
Requiescat.
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Les cinq extraits qui suivent peuvent me semble-t-il se lire pour eux-mêmes hors du contexte plus large des Élégies, divisées en cinq chants. J’ai respecté leur ordre d’apparition. La numérotation n’est pas d’origine, elle indique une coupure qui n’est pas le fait de l’auteur.
I
Une géométrie nouvelle
efface toute dimension :
plus de temps ni d’espace
mais le vide vrai
libéré des particules inodores
Tout donc dans le regard
tout dans l’air vif extrait de l’ombre
tout hors l’humaine ordure
Enfin seul dans la clarté
où s’éveille le désert
avec son vent sagace et ses traces d’aveugle
ses charniers de météores et ses roses des sables
la lumière lavée des ponctuations illusoires
et le front maculé d’infini
II
Si lointaine ma loutre
aux ailes de quiproquos
et si peu d’ivresse dans ce mensonge
Pour apaiser la blessure il faudrait
atténuer les bords de l’être
y gommer les déchirures
pour laisser une peau à vif
mais intacte
rajeunie par la morsure de l’air
et l’éclat du sang
III
Dans ma chambre transparente
repose un grand totem
il a des ailes de doryphore
aux couleurs d’amour en cage
Cette pièce incertaine manque d’intimité
on m’y voit nu depuis la rue
les passants ne me voient pas
ou feignent de ne pas me voir
Jamais je n’y dors
j’y rêve seulement
baigné de ma sueur
et les membres raidis
Dans mon repos toujours
un suaire m’accompagne
IV
Il est temps maintenant d’évoquer les oiseaux
qu’avait su dessiner Paolo Uccelo
pour décorer ses murs tout en peuplant ses rêves
d’ibis argentés au bec fouillant leur ventre
de flamands se cherchant sous le tain des plans d’eau
ou de l’aigle vieilli s’embrasant au soleil
V
On risque gros dans ce jardin
Les rêves pourraient même y éclore et s’achever
par une absence le temps d’un petit cri
Personne ne s’en soucierait d’ailleurs
Des bateleurs y passent et jonglent avec des vitres
tout en couleurs et des miroirs déconcertants