Le Passe Muraille

Lettres de l’intempestif

À propos de la correspondance de Céline.

par Antonin Moeri

Selon qu’il s’adresse à ses parents parcimonieux, à un haut fonctionnaire de la SDN, à une petite amie qu’il entend éduquer tant sur le plan physique que sur le plan moral, à l’éminent membre d’un jury littéraire, à un écrivain alors célèbre, à un traducteur du Voyage au bout de la nuit, à sa femme Lucette, à un ami peintre, à un critique littéraire très écouté ou à un éditeur qu’il trouve «plus retors et pillard qu’une banque d’émission», qu’il traite de parasite goulu parce qu’il rechigne à lui payer ses droits d’auteur, celui qui se fera connaître sous le nom de Céline n’actionne pas les mêmes touches de son grand piano.

Selon qu’il s’adresse à Ramon Fernandez, Jean Cocteau, Eugène Dabit, Robert Denoël, Milton Hindus, Marie Canavaggia ou Gaston Gallimard, l’auteur de Rigodonvarie les registres avec un talent décoiffant. Celui qui se dit à la fois «empêtré dans toutes espèces d’émotions» et «accablé d’orgueil» adopte les postures les plus improbables pour faire entendre une voix dont le timbre, l’étendue et la souplesse charment le lecteur.

Il ne s’agit pas, seulement, de convaincre le récepteur du message mais de trouver le ton, l’intensité, le rythme sus-ceptibles de mettre en mouve-ment (dans la transposition) cette «mort sans élan» qu’est l’existence avec ses rengaines, ses lourdeurs, sa monotonie.

Ce qui ne saurait échapper à ceux qui rêvent d’écrire en ce début de XXIesiècle, c’est la lucidité de Céline. Avant la Seconde Guerre mondiale, celui-ci notait: «La littérature ne signifie plus rien aujourd’hui. La vie ne passe plus par elle. À nous la casquette des gardiens de musée.» Que faire alors de son talent, de son amour de la langue et des classiques français, de son lyrisme des grandes plaines du nord, de son génie comique? Que faire lorsqu’on se sent «fin lettré chinois à la fête de Neuilly»? Il y a le vertige, l’hystérie des hommes, le délire. «Je ne me réjouis que dans le grotesque, aux confins de la mort».

Et pour «baiser la vérité», raconter ce grotesque aux confins de la mort, le forçat doit casser la langue du bachot, des gendelettres, des journaux et des plaidoiries. Agencer les mots différemment. Les confronter, les presser jusqu’au dernier jus, les désosser pour les faire chanter. C’est l’épuisante entreprise de transposition à laquelle s’attellera Céline.

Il y a aussi l’intranquillité, la fébrilité, les déplacements incessants à Vienne, Bad Gastein, Saint-Malo, New York, Prague, Anvers. Une frénésie de mouvement et de sexe que seul le «travail à l’établi» vient tempérer. Il y a la musique, la danse surtout. Et la pratique médicale qui rapproche cet «imagier truculent» des êtres et de leurs souffrances, de leur intimité, de cette «larmoierie gâteuse et fourbe», de ce côté des choses où l’enfer s’élabore, de leurs «mirifiques intentions», de cette grande prétention au bonheur «qui rend les gens si venimeux, crapules, imbuvables», de cet état de meurtre qui révolte, fascine les romanciers d’envergure.

Le peu de succès que rencontra Mort à crédit causa chez son auteur un traumatisme, une immense déception qui contribua largement à l’expression publique de sa colère insensée, de sa haine de détraqué, de sa rage mo-nomaniaque dirigées contre le peuple du Livre. Il est intéressant de noter que, dans les années 37-44, non seulement Céline se lâche en donnant libre cours à son insupportable délire biologico-racial mais qu’il commence alors d’adopter la posture du persécuté qu’on lui connaîtra après la guerre: ouvrier d’une certaine musique, lourdeur et bêtise des hommes («J’exècre la sta-nation, tout ce qui fige la vie, l’emprisonne»), les Kirghizes à Quimper, faire tenir l’émotion au papier, abrutissement de la race blanche («Les goys vont expier toute leur veu-lerie, leur vanité brève, leur crédulité criminelle. Tant pis pour eux! Toujours obsédés par leur petit trou du cul»). C’est dans cette période chaotique que s’affirme un style inventif qui procure un intense plaisir de lecture, que s’élabore une langue qui érotise l’écrit, «langue unique composée d’improbables télescopages de mots, d’acrobaties grammati-cales, de néologismes époustouflants: la walkyrie du bla-bla, le cyclone des conneries, pognoneusement, et très loin tout loin, fallait entendre ces aravions, à tout fracas colère ferraille.»

De la prison au Danemark, où il avait cherché refuge à la fin de la Seconde Guerre mondiale (après avoir traversé une Allemagne brûlée au phosphore), Céline en a crevé. Perclus de rhumatismes, les muqueuses enflammées, le corps couvert d’eczéma et d’ulcères, les appareils digestif et nerveux délabrés, il perd 47 kilos, devient spectre, se sentant victime d’une infâme machination. L’accusation de «trahison» que brandissent les nouvelles autorités françaises se révèlera, sur le plan juridique, «aussi niaise qu’abracadabrante». Mais la menace d’extradition l’écartèle. Cette situation de monstre absolu, de paria traqué, de bouc puant (17 mois de réclusion dans une cellule réservée aux condamnés à mort) déclenche une frénétique activité épistolaire. Louis réagit comme un fauve blessé, un taureau picadorisé. La question du style deviendra centrale, l’image du métro émotif récurrente. Le speaker foncera directement dans votre système nerveux.La voix émotive et gouailleuse qu’on perçoit dans les lettres du Docteur Destouches s’identifiera de plus en plus à celle du narrateur des derniers romans: Féerie pour une autre fois, D’un Château l’autreNord, et à celle de l’écrivain peuple calomnié dépouillé vilipendé insulté proscrit maudit que quelques rares journalistes eurent la bravade d’aller interviewer sur la colline de Meudon.

Louis-Ferdinand Céline, Choix de lettres de Céline et de quelques correspondants (1907-1961). Gallimard. Bibliothèque de la Pléiade,  2009. 2029p.

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