Le Passe Muraille

Du côté de chez Marcel

De l’erreur sioniste et de la vérité sodomiste

(Notes proustiennes I)

Par Fabrice Pataut

Deux passages remarquables de La Recherche abordent la question des Juifs et des Sodomistes comme une question unique à deux faces. Le premier se trouve dans Le côté de Guermantes I, le deuxième dans Sodome et Gomorrhe I, respectivement aux pages 287-289 et 629-632 du deuxième volume de l’édition Pléiade de 1954.

Bien d’autres encore s’élaborent au fil des nombreuses remarques proustiennes sur l’affaire Dreyfus et l’esthétique particulière du monde clos des invertis, mais ces deux passages-là sont si spontanément complices qu’on résiste difficilement à la tentation de dévoiler des parallèles et des recoupements qui prennent de temps à autre des airs de conspiration. Ils se prêtent main forte par l’intermédiaire de M. de Charlus, Sodomiste par disposition, antisémite par snobisme — et inversement, tant sa détestation des Juifs lui est naturelle et son goût pour les hommes le distingue par le haut, du sommet de la hiérarchie, de ceux qui en ont un autre.

de Charlus, dont on vient de remarquer dans le premier passage que la diction ressemble à celle de Swann, voudrait savoir si Bloch est jeune et beau — « etc. », précise Proust silencieusement et comme par antiphrase en laissant la liste en suspens. C’est bien sûr la jeunesse et la beauté physique qui intéressent M. de Charlus, le « etc. » indiquant que le reste compte peu, ou ne serait qu’une variation répétitive sur ces deux caractéristiques dont il importe de savoir si elles s’appliquent ou non au camarade du narrateur. On ignore quelle réponse est faite, si elle est franche, embarassée, ou mensongère. Proust, qui a l’intelligence du raccourci et du non-dit, sait aller droit au but quand il le faut et laisse la chose dans l’ombre. Bien sûr. Ce qui intéresse M. de Charlus et qui annonce en douce un renversement des valeurs, c’est que Marcel, qu’il traite ici comme un protégé quoiqu’avec désinvolture et même par-dessus la jambe, n’a pas tort, s’il veut s’instruire (au sens mondain), « d’avoir parmi [ses amis] quelques étrangers ».

Marcel répond le plus naïvement du monde que Bloch est français. « Ah ! dit M. de Charlus, j’avais cru qu’il était juif. » Notez le choix de l’adjectif, et donc de la minuscule : Charlus est sur tout de suite sur le terrain de Marcel, qui dit de façon assez neutre que Bloch est français, et non pas un Français, ce qui pourrait avoir un air de résistance à une remarque encore plus chauvine, nationaliste et même ouvertement xénophobe.

L’erreur aurait été de conclure hâtivement que M. de Charlus est antidreyfusard parce qu’antisémite, ou, pire, qu’il l’est plus encore que ceux qui croient volontiers à la trahison de Dreyfus sans faire particulièrement cas de sa judaïté, aussi rares soient-ils. Il se passe en réalité tout autre chose.

de Charlus dévoile à Marcel la différence essentielle entre la vulgarité des antidreyfusards et la contenance hautaine de ceux qui ne pourraient croire que Dreyfus puisse jamais trahir la France. Toutes proportions gardées, c’est un peu comme la différence entre ceux qui s’abaissent à la lâcheté populacière du pogrom et ceux qui refuseraient un duel avec un Juif parce que l’idée qu’on puisse être offensé par un Juif est une erreur de goût.

de Charlus s’explique :

« Je crois que les journaux disent que Dreyfus a commis un crime contre sa patrie, je crois qu’on le dit, je ne fais aucune attention aux journaux ; je les lis comme je me lave les mains, sans trouver que cela vaille la peine de m’intéresser. En tous cas le crime est inexistant, ce compatriote de votre ami aurait commis un crime contre sa patrie s’il avait trahi la Judée, mais qu’est-ce qu’il a à voir avec la France ? »

L’objection de Marcel est immédiate. Il faut bien sûr défendre Bloch, et l’amitié pour celui à qui le narrateur emprunte parfois sa manière de parler. La réponse de Marcel a pour nous une résonance particulière après la Grande Guerre (vécue de loin dans La Recherche, essentiellement par l’intermédiaire de Saint-Loup, finalement tué au front en protégeant la retraite de ses hommes), et plus encore après celle qui nous sert aujourd’hui de référence pour la trahison des Juifs français par l’État et la nation, à savoir, la seconde.

« J’objectai que, s’il y avait jamais une guerre, les Juifs seraient aussi bien mobilisés que les autres. » Nous pourrions corriger rétrospectivement sans trop forcer : « que les Juifs s’engageraient aussi bien que les autres », ce qui fut le cas pour les deux guerres.

La réponse de Charlus à cette objection a un double aspect : le snobisme monte d’un cran, en même temps qu’une haine viscérale et profonde, exprimée avec ce que Marcel juge aussitôt être « des mots affreux et presque fous », accompagnés d’une violence physique, M. de Charlus serrant alors le bras du narrateur « à [lui] faire mal ».

Charlus ne peut bien évidemment croire que les journaux disent ceci ou cela du capitaine Dreyfus. Il le sait comme tout un chacun. La posture d’ermite mondain lui sert de figure de style. En authentique dandy, M. de Charlus se contredit volontiers ; et même le fait-il sans attendre, comme on agite un mouchoir, comme on lisse sa moustache, comme on prétend ne pas avoir remarqué une présence embarrassante. Après avoir répété inutilement qu’il le croit, il avoue tout aussi ouvertement qu’il en sait assez du crime supposé et de son rapport avec la patrie (élément essentiel du procès contre le capitaine Dreyfus) pour rendre sur le champ un verdict qui bouleverse le jugement de Marcel sur la place des Juifs dans le monde du boulevard Saint-Germain, sur leur attachement à la France, leur relation aux Chrétiens, anciennement aux Gentils, et maintenant, par- dessus tout, aux Français dits « de souche ».

« Votre Dreyfus pourrait plutôt être condamné pour infraction aux règles de l’hospitalité », précise M. de Charlus.

Ce « votre » condescendant sous-entend, je crois, une gradation. Sans que des mots particuliers ou spécifiques soient nécessaires pour le dire, nous passons de l’erreur de goût manifestée par l’intérêt pour une presse vulgaire qui commente tous les jours une affaire terriblement ennuyeuse, à une connivence religieuse partagée avec Bloch et le capitaine Dreyfus, malgré le fait que Marcel soit baptisé et que Bloch, aussi bien que Dreyfus, soient des Juifs laïques. De là, nous arrivons insensiblement à la communauté raciale. Pour peu que la communauté religieuse fasse défaut, il nous reste après tout celle-là, plus profonde, plus essentielle et finalement consitutive d’une judaïté authentique puisqu’aucune conversion ou reniement ne permet de s’y soustraire. Une seule chose l’indique, mais elle l’indique clairement, qui, de plus, jette les Juifs en bas de l’échelle raciale où se retrouvent pêle-mêle nombre de « créature[s] extra-européenne[s] ». Charlus s’explique : « […] si on fait venir des Sénégalais ou des Malgaches, je ne pense pas qu’ils mettront grand cœur à défendre la France, et c’est bien naturel ». Il y a, en quelque sorte par prémonition, dans une langue châtiée, un écho du racisme réservé par Céline aux Africains dans Bagatelles pour un massacre dix-sept ans plus tard (1937). Mais surtout, la descente est-elle ici vertigineuse : on passe des Juifs, qui ont quand même l’Ancien Testament pour eux, aux Noirs, dont chacun connaît l’ancien statut d’esclaves et rien d’autre ou à peu près, aux Malgaches dont on ignore tout. Qui, dans la société française de l’affaire Dreyfus (1894-1906), s’intéresse à la colonisation de Madagascar (1897-1946), excessivement violente, avec travail forcé et corvées à l’avenant, contemporaine du début de l’affaire à trois années près ? Elle n’est mentionée nulle part dans La Recherche ; elle n’existe pas. Être Juif, c’est être un patriote de la Judée (un Israélite, comme diront bientôt les antisémites des années 30 et 40). Être Noir, c’est être un sauvage d’Afrique. Être malgache, c’est être rien.

(Par contraste, remarquez comment Basin de Guermantes, frère de M. de Charlus, farouchement antidreyfusard comme il convient à sa classe, devient soudainement dreyfusard « enragé » par snobisme, au retour d’une cure d’eau, convaincu sans difficulté par une princesse italienne et ses deux belles-sœurs, à l’occasion d’une partie de bridge, de tout le contraire de qu’il a précédemment pensé (Sodome et Gomorrhe I, pp. 739-740). Le duc trouvait le dreyfusisme de Swann inacceptable pour la raison que Swann est un homme du monde, membre du Jockey Club, et qu’il appartient à un milieu infiniment supérieur à celui du capitaine Dreyfus. La culpabilité réelle ou supposée de Dreyfus importait peu. Ce qui comptait était que Swann, « un familier du duc de Chartres », commettait, en étant dreyfusard, une invraisemblable erreur de goût. Voilà le duc, par lâcheté, esprit d’imitation et sentiment d’infériorité intellectuelle devant des femmes, persuadé du vide de l’accusation. Voilà que la vacuité du procès passe tout à coup au-dessus des questions de hiérarchie, de convention et de bienséance sociale (Sodome et Gomorrhe I, pp. 677-679 ).)

En tout cas, avec les Juifs, a-t-on affaire autre chose. Il y a l’Orient, et bien sûr la Bible, qui fait que l’anti-judaïsme et l’antisémitisme ont qu’on le veuille ou non partie liée (historiquement, sinon conceptuellement). M. de Charlus prend d’ailleurs Racine à partie. Et quoi de plus français, de plus classique, de plus racé (en un sens), en tout cas de plus aristocratique que la magnifique prose théâtrale de Racine ?

« Mais laissons cela, conclut donc temporairement M. de Charlus. Peut-être pourriez-vous demander à votre ami de me faire assister à quelque belle fête au Temple, à une circoncision, à des chants juifs. Il pourrait peut-être louer une salle et me donner quelque divertissement biblique, comme les filles de Saint-Cyr jouèrent des scènes tirées des Psaumes par Racine pour distraire Louis XIV. »

Il y a bien sûr, en ce qui concerne Racine, non seulement le cas des Psaumes, mais celui d’Esther et  d’Athalie, la dernière pièce. J’y reviendrai.

« Vous pourriez peut-être arranger cela, même des parties pour faire rire. Par exemple, une lutte entre votre ami et son père où il le blesserait comme David Goliath. Cela composerait une farce assez plaisante. Il pourrait même, pendant qu’il y est, frapper à coups redoublés sur sa charogne, ou, comme dirait ma vieille bonne, sa carogne de mère. Voilà qui serait fort bien fait et ne serait pas pour nous déplaire, hein ! petit ami, puisque nous aimons les spectacles exotiques et que frapper cette créature extra-européenne, ce serait donner une correction méritée à un vieux chameau. »

Quoi de plus drôle, en effet, du point de vue d’un dandysme condescendant, que de voir des Juifs se battre en eux ? Non seulement entre eux pour donner aux non-Juifs le désolant spectacle de leur vulgarité, mais, qui plus est, comme des bêtes ; et non seulement comme des bêtes, mais comme des bêtes elles aussi « extra-européennes », et pas n’importe lesquelles, d’ailleurs : des chameaux, animaux à la fois bibliques, juifs et arabes.

Voilà le monde de l’Ancien Testament réduit à des « spectacles exotiques » de cabaret, l’occasion d’un « divertissement biblique » où s’exhibent comme dans une foire des « créature[s] extra-européenne[s] ». Le spectacle serait au dire de Charlus, « asiatique », comme si la Terre Sainte, par un tour de passe passe géographique, se trouvait en Asie.

C’est ni plus ni moins l’Europe débarassée des Juifs qu’envisage M. de Charlus, la vieille Europe en proie à des considérations strictement raciales, agitée d’une manière à la fois inconséquente et contradictoire par « un préjugé violent contre un peuple de qui nous vint Jésus », pour reprendre les mots de Clémenceau au moment de l’affaire.

Marcel continue de répondre sur le ton de la conversation normale, faisant fi du caractère semble-t-il fantastique ou irréel du spectacle décrit par Charlus, le prenant au pied de la lettre, comme si, dans le cadre d’activités culturelles ludiques proprement juives, hors du cercle mondain du boulevard Saint-Germain, il était parfaitement envisageable de se battre comme des animaux pour le plaisir du public. Il note le plus pragmatiquement du monde que non seulement la mère de Bloch n’existe plus, mais que M. Bloch ne pourrait se plaire à un jeu auquel on pourrait lui crever les yeux,

de Charlus probablement fâché répond : « Voilà […] une femme qui a eu grand tort de mourir. Quant aux yeux crevés, justement la Synagogue est aveugle, elle ne voit pas les vérités de l’Évangile. En tous cas, pensez, en ce moment où tous ces malheureux juifs tremblent devant la fureur stupide des chrétiens, quel honneur pour eux de voir un homme comme moi condescendre à s’amuser de leurs jeux ! » La remarque sur l’aveuglement renvoie implicitement (entre autres) à Pascal, pour qui le Nouveau Testament révèle la vérité de l’Ancien. Je reviendrai sur ce point, en lien avec la remarque de Charlus sur lesPsaumesde Racine.

Si la fureur stupide est bien celle déclenchée par l’affaire Dreyfus, fureur à laquelle M. de Charlus refuse par snobisme de participer, M. de Charlus ne propose rien de moins qu’un substitut : plutôt que de s’acharner à prouver la culpabilité de Dreyfus, moquons nous plutôt de la vulgarité des jeux juifs.

Charlus, contre toute attente, prend finalement cette histoire de spectacle oriental au pied de la lettre. Et lorsque Marcel lui propose de lui présenter le père de Bloch, présent lui aussi à la matinée chez Madame de Villeparisis, il réplique, furieux : « Me le présenter ! Mais il faut que vous ayez bien peu le sentiment des valeurs !  […] Tout au plus, si on me donne un jour le spectacle asiatique que j’esquissais, pourrais-je adresser à cet affreux bonhomme quelques paroles empreintes de bonhommie. Mais à condition  qu’il se soit laissé copieusement rosser par son fils. Je pourrais aller jusqu’à exprimer ma satisfaction. »

Par un renversement des contraires difficile à imaginer, nous sommes, dans le salon de Madame de Villeparisis, en train de discuter la possibilité d’une sortie théâtrale d’un genre un peu vulgaire, bien que toute aussi ordinaire et bienvenue qu’une autre pour peu qu’on veuille échapper aux obligations de son carnet mondain : à savoir une sortie au boulevard, à la comédie, au café-concert.

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