Le Passe Muraille

Le roman du génial bas-bleu

 
La vie de Madame de Staël est un roman carabiné. Fille de ministre, ennemie personnelle de Napoléon, cette sacrée tronche fut libérale, féministe et européenne avant tout le monde.
par JLK
Ce pourrait être un prodigieux roman que celui de la vie de Madame de Staël. Avec une préface consacrée à une espèce de trinité familiale groupant une jeune femme de génie prénommée Germaine, sa digne mère lausannoise née fille de pasteur et sans fortune sous le nom de Suzanne Curchod, et son père Jacques Necker, banquier genevois richissime devenu ministre des finances de Louis XVI. Trois personnages hors du commun liés par un amour sublime et la même passion des lettres. Balzac aurait pu raconter le roman social de ce brillant trio de bourgeois accédant à l’aristocratie par le mariage (pas très heureux) de Germaine avec le baron de Staël. Tolstoï eût trouvé une belle matière dans la vie passionnée de Germaine et de ses amants de haut vol, sa fronde rebelle contre Napoléon et la cavalcade de ses exils à travers l’Europe. Et Proust se serait retrouvé lui aussi dans les salons prestigieux des Necker, à Paris, puis au château de Coppet où processionnèrent les meilleurs esprits.
Or, cet extraordinaire roman existe bel et bien à l’état « virtuel », morcelé, et sous de multiples signatures. Simone Balayé en a rédigé le synopsis, en raccourci, dans un chapitre magistral de l’Histoire de la littérature romande (Payot, 1996) L’avocat académicien Jean-Denis Bredin, dans Une singulière famille, a brossé le triple portrait des Necker avant l’exil de 1793. Plus récemment, Michel Winock a consacré à Madame de Staël (Fayard, 2011) un très substantiel essai biographique illustrant l’importance de la pensée politique de « Mademoisele Saint-Ecritoire », selon le mot de Necker. Un ancien rédacteur en chef de 24Heures, Pierre Cordey, a pour sa part évoqué, avec beaucoup de sagacité sensible, Les relations de Madame de Staël et de Benjamin Constant au bord du lac Léman (Payot, 1966). Et sous la plume du même Constant, qui voyait en elle « de quoi faire dix ou douze homme distingués », le roman de Germaine se ramifie entre Adolphe, Cécile, son redoutable Journal intime et sa correspondance. Enfin l’œuvre de Madame de Staël elle-même (Slatkine, 3 vol, 1967) reste évidemment le corpus principal de cette saga imaginaire, touchant à tous les genres, du roman au théâtre et des essais aux témoignages d’époque, sans compter une correspondance fluviale.
Le roman du « Saint écritoire »
Le roman de Germaine de Staël écrivain (publié) commence à sa vingtaine avec des considérations enflammées sur Rousseau où perce déjà, pourtant, la protestation d’une féministe agacée par le « machisme » de Jean-Jacques. Sur la même ligne, en 1793, réfugiée à Coppet après les massacres de septembre 1792, elle publie de courageuses Réflexions sur le procès de la Reine où la même condition féminine est en cause. Mais c’est avec des essais plus ambitieux, où s’engage sa réflexion sur le bonheur lié à la liberté (De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations, en 1796) et sur la fonction libératrice de la littérature en phase avec la vie et la dignité humaine (De la littérature dans ses rapports avec les institutions sociales) que s’affirment son éthique d’écrivain et son idéal républicain de justice.
Ses idées, héritées des Lumières mais révisées au vu des excès révolutionnaires, Germaine de Staël les fera passer aussi dans les pages, un peu oubliées aujourd’hui, de deux grands romans qui firent un tabac à travers toute l’Europe : Delphine, en 1802, dédié « à la France silencieuse », et qui enrage Napoléon, suivi de Corinne, en 1807, dont l’ouverture à l’Italie déplaît également à l’autocrate. Mais c’est sur De l’Allemagne, formidable hommage à la culture philosophique et littéraire de l’époque (Germaine connaît personnellement Goethe et Schiller), et préfiguration du romantisme et de l’Europe des cultures, que vont se déchaîner les foudres de Napoléon, qui le fera brûler et interdira le territoire français à la « traîtresse ».
N’empêche : le roman de Madame de Staël se poursuivra à travers de multiples exils, d’Autriche en Russie et de Suède en Angleterre, lui inspirant Dix années d’exil, récit majeur tenant du réquisitoire et de l’exorcisme, du bilan amer et de la réaction courageuse où se réaffirment les idéaux d’une femme émancipée en avance sur les temps à venir…
La belle Curchod
Elle fut la femme du grand argentier du roi et la mère inquiète d’une femme de lettres taxée parfois de « Messaline ». On a daubé sur son « éternelle morale », on l’a accusée d’être jalouse de sa fille, on l’a parfois réduite à la stature d’un « bas bleu », et pourtant c’était une dame intéressante, et finalement attachante, que Suzanne Curchod, née en 1737 au presbytère de Crassier, fille de pasteur et sans fortune. Dotée d’une excellente éducation par son paternel, la descendante (par sa mère) des nobles huguenots réfugiés au joli nom d’Albert de Nasse, causait couramment latin à vingt ans, déchiffrait le grec, jouait du clavecin et faisait belle figure dans les salons lausannois. Sainte-Beuve en a témoigné et le jeune historien anglais Edward Gibbon l’aima au point de la demander en mariage, mais le père de Gibbon y opposa son veto. Jacques Necker, rencontré à Paris où Suzanne s’était retrouvée préceptrice du fils d’une dame de Vermenoux, dite « l’enchanteresse » pour son salon, fut un mari aimé et adulé, mais une vieille mélancolie sembla poursuivre la « belle Curchod ». Son grand amour de jeunesse fracassé, et les rudes tribulations infligées à cette âme sensible, assombrissent les pages de son journal intime. Elle n’en fut pas moins la « patronne » d’un des salons parisiens les plus prestigieux, et c’est à elle qu’on doit aussi la fondation de l’Hôpital Necker-Enfants malades, et divers écrits, dont ses «Réflexions sur le divorce ».
Justice lui est rendue par Jean-Denis Bredin dans Une singulière famille.
Un vertueux amour à trois
(Entretien avec Jean-Denis Bredin)
Une trinité familiale: tels furent Jacques Necker, sa femme et sa fille, qui s’aimèrent et s’estimèrent mutuellement sur terre avant de partager le même tombeau, en attendant de reprendre leur cantique à trois voix sur les hauts gazons de l’Etre suprême. Napoléon les railla: «Tous trois à genoux, en constante adoration les uns des autres.»
Et c’est vrai que certains élans du trio font sourire: «De tous les hommes de la terre, c’est lui que j’aurais souhaité pour amant», écrit ainsi Germaine de Staël de son père. Et Madame Necker de son époux: «Jamais les rayons du génie ne pâlissaient autour de sa tête.» Entre autres sublimités réciproques…
Cela étant, c’est un roman plus intéressant que maintes «fictions» d’aujourd’hui que recompose Jean-Denis Bredin dans Une singulière famille. Les personnages très nuancés de Jacques Necker le modéré, si souvent décrié, de son épouse Suzanne, aussi pieuse qu’ouverte aux Lumières en son fameux salon parisien, et de leur fille promise à quel glorieux avenir historico-littéraire, prennent un relief saisissant dans le récit dramatique des événements.
— Pourquoi, Jean-Denis Bredin, vous être intéressé à cette trinité familiale?
— J’avais, déjà rencontré Necker en travaillant à la biographie de . l’abbé Sieyès, qui s’opposa à lui à l’aube de la Révolution avant de se rapprocher, plus tard, de Madame de Staël. J’ai beaucoup parlé de Necker, en outre, avec mon ami l’historien François Furet, qui le tenait pour une des personnages les plus énigma- tiques de la Révolution française, et le plus injustement traité par les historiens. Le reste s’est fait au bord du lac, grâce à des amis romands. Au début, je ne pensais travailler que sur Necker, puis j’ai été envoûté par cette étrange famille unie par une passion qui eût sans doute intéressé, aussi, le docteur Freud.
— Suzanne Necker est le moins connu des trois personnages…
— Fille de pasteur, elle est issue d’une famille très pauvre. D’abord follement amoureuse du futur grand historien anglais Gibbon, elle va connaître Voltaire et Rousseau. Après sa rencontre de Necker à Paris, elle mène une vie fondée sur un sentiment religieux profond, et un goût de la charité qui va l’amener, notamment, à s’occuper beaucoup des hôpitaux de Paris. L’Hôpital Necker que nous connaissons encore, n’est pas l’affaire de son grand homme, mais la sienne. Enfin, l’amour de l’écriture l’occupera sa vie durant. C’est à la fois une fille des Lumières et une protestante assez rigide. Avec son mari, elle consommera un rapprochement entre les Lumières et la religion. A cet égard, il est étonnant de penser que ce trio protestant ait
exercé une telle influence sur une société catholique…
— Y a-t-il quelque chose de pathologique dans le lien unissant le père et la fille?
— Germaine de Staël a éprouvé une véritable passion pour son père, mais c’est toujours en tant que fille de Jacques Necker. On chercherait en vain la trace d’un penchant réellement incestueux. Son père a représenté pour elle le mythe de toutes les vertus. Elle l’a aimé comme l’homme inaccessible.
— Que doit-elle à ses parents?
— Elle leur doit la foi en un Etre suprême, pour elle assez vague, mais constituant un principe immortel. Elle leur doit le sens de la charité, qui la fera toujours se sentir proche des vaincus. Elle aimera la première Révolution, mais détestera la Terreur et sera d’un courage extrême au moment des massacres de 1792. Elle leur doit enfin un extraordinaire héritage culturel. Sa mère, son seul professeur, lui a appris le grec, le latin, l’anglais, et l’a obligée à écrire.
— On n’a plus idée, aujourd’hui, de l’immense popularité de Necker. A quoi celle-ci tenait-elle?
— L’incroyable popularité de Necker puise à diverses sources. Il y a d’abord sa relation très forte avec l’opinion publique. Lorsqu’il explique l’état des finances au public, il dit tout et le public éclairé lui en sait gré. Ce n’est pas un démagogue pour autant. C’est un homme qui explique les dépenses de la Maison du roi, l’injustice de certains impôts ou de certains statuts sociaux. Ainsi deviendra-t-il le symbole de la liberté. Il faut rappeler que le 14 Juillet survient après le renvoi de Necker par Louis XVI. Par la suite, son retour sera triomphal. En outre, Michelet dit qu’il fut aussi «l’homme du pain». Le peuple de Paris craignait la famine, et savait que Necker pourrait l’empêcher. Ainsi ce banquier genevois si vilipendé fut-il aussi considéré, selon le mot d’Edgar Quinet, comme un «père» par le peuple français…
Jean-Denis Bredin, Une singulière famille. Jacques Necker, Suzanne Necker et Germaine de Staël. Fayard, 454 pp.

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