Le Pouf
par Fabrice Pataut
Jamais la nuit n’était tombée aussi vite. Depuis l’étroit couloir qui menait à la loge, on pouvait entendre le bruissement de la forêt. À l’entracte, Vladimir avait entrouvert la fenêtre et respiré l’odeur de tourbe. Une biche s’était approchée, décidée et familière, pour grignoter les trèfles qui poussaient en-dessous le long du mur. Après le concert de fin d’après-midi, il retournerait à l’hôtel se changer pour la réception prévue en son honneur à la mairie d’Évian-les-Bains. Il aimait ces voyages d’une semaine, pas plus, en France, en Suisse ou en Allemagne : rapides, confortables, pour des récitals dont il pouvait choisir le programme en toute liberté. C’était rarement le cas aux États-Unis ; il fallait toujours satisfaire un donateur, un directeur de festival, une autorité. De retour à New York, il appellerait Geneviève d’Eylau à la Maison des Sœurs de la Miséricorde pour lui dire qu’il avait fait un vol sans histoire, qu’il était assis dans le fauteuil du salon pour lui parler, les jambes allongées sur le pouf, et que la prochaine fois qu’il viendrait en Europe, c’était promis, elle repartirait avec lui. Parce que Geneviève d’Eylau aimait cette ville, ou plutôt ce que Vladimir y avait construit en dix ans de carrière internationale : un tombeau gris perle avec vue sur Washington Square, dont elle ne comprenait ni la raison ni la destination finale. À l’occasion de sa dernière visite, elle avait passé ses après-midis à lire l’Histoire surnaturelle des oranges de Mervin Suckbottle, en chaussons de lisière, assise de travers sur le pouf.
Que pouvait-elle bien espérer aujourd’hui qu’elle était incapable de tenir n’était-ce qu’une tasse ? Sœur Jacqueline lui faisait la lecture chaque jour passé les matines, assise à côté de son lit. « Pour elle, je veux bien lire des ouvrages impies, avait-elle avoué à Vladimir avec un sourire bienveillant, mais il faudra que vous me les apportiez parce que bien sûr nous n’en possédons pas, ici, dans notre bibliothèque… » Comme Vladimir songeait à l’Histoire surnaturelle des oranges, sœur Jacqueline avait conclu avant qu’il n’ouvrît la bouche : « ça restera entre nous ».
Le temps de traverser le couloir, Vladimir effaça de sa mémoire l’image du pouf, de son tissu moucheté et des plis froncés qu’il avait réussi à imposer au tapissier au terme de grandes difficultés. On lui ouvrit la porte et il entra sur scène la tête vide dans un état de pureté adamique. Il s’inclina devant le public, une main posée à plat sur le torse en signe de gratitude, et commença d’effleurer les touches à peine assis au piano, comme si, là ou ailleurs, partout où il allait, un clavier apparaissait derechef pour le confort de ses doigts. Le jeune homme préposé aux ouvertures de portes et, de manière générale, au bien-être de Vladimir dans tous ses déplacements à l’intérieur du complexe, avait ce que Geneviève d’Eylau aurait appelé sans crainte des poncifs « des mains de pianiste ». Les premières mesures du sixième Nocturne de Fauré suffirent à les faire disparaître aussi facilement que la volonté de Vladimir avait réglé le sort du tissu, des fronces, et du goût peu sûr du tapissier de quartier penché sur son établi de la huitième rue. Ces images s’évanouirent avant qu’il ne passe la porte pour s’installer au piano, simplement parce qu’il l’avait décidé ; les autres, de doigts et poignets confondus, s’effacèrent au contraire avec lenteur et irrésolution, le temps que la mélancolie du Fauré transporte le jeune homme aux mains de pianiste dans une région évanescente d’où il ne revint en pleine lumière qu’au moment mondain du cocktail.
Au moment des rappels, l’exultation — Vladimir le ressentit plus fortement que les autres soirs au moment des applaudissements — avait un goût de capitulation. Geneviève d’Eylau ne viendrait jamais plus l’écouter. Pourtant, il avait joué ce soir-là avec plus de personnalité, plus de caractère que d’habitude. Au centre d’un rang d’orchestre, une femme s’était levée, et l’ovation personnelle qu’elle avait offerte lui avait semblé fausse et misérable. Il aurait pour un peu descendu les marches, bousculé les gens assis à côté d’elle dans le carré réservé aux invités pour venir lui dire en face : « mais de quel droit m’applaudissez-vous ? qu’est-ce qui vous fait croire que… enfin, mais où, madame, vous croyez-vous ? »
Il n’en fit rien, comme il se devait, répondit la tête penchée et le regard flou au sourire admiratif du jeune homme qui refermait la porte au moment où il quittait définitivement la salle à la fin du second rappel. Il regagna son hôtel d’un pas décidé, seul, les bras lourds, s’efforçant de tenir les roses blanches têtes vers le bas, regrettant de ne pouvoir les offrir à sœur Jacqueline avant de reprendre l’avion le lendemain matin. À qui d’autre, puisque Geneviève n’avait plus d’odorat pour les roses, ni la moindre envie de fleurs, de paroles, de regards ? Le regard de Geneviève restait fixé depuis plus de dix ans sur l’eau trouble de l’étang au bout du jardin de sa maison de campagne. Elle l’avait fait combler puis recouvrir les pierres et les gravats d’une terre noire et fertile semée de coquelicots.
Le corps de Vladimir avait à peine vieilli depuis l’époque où l’on poussait encore jusque là pour se baigner sans maillot, pour faire la sieste sous les arbres, pour lire seul. Il se faisait cette remarque à chaque fois qu’il se séchait en sortant du bain ou de la douche.
Il n’y avait là, à ses yeux, rien de plus qu’une vanité innocente, d’ailleurs purement privée. Depuis combien de temps quelqu’un ne l’avait-il vu entièrement nu ? Vladimir avait d’abord compté les semaines, puis les mois et les années, et finalement plus rien, par lassitude et incurie, le temps déplaçant dans le désordre un sourire furtif, un regard insistant posé sur son dos, ses jambes ou ses fesses depuis un lit ou une baignoire. Tout était négligemment mélangé : la Russie, la France, les vestiaires du pensionnat, les premières chambres de bonne du quartier latin, la maison normande de Geneviève. Au moment du concert d’Évian-les-Bains, il n’aurait su dire quand il avait pris ce plaisir à être regardé, et même étudié de près, pour la dernière fois, par qui et dans quelles circonstances particulières. Un fouillis de maisons de vacances et de compartiments de wagon-lits, fait de souvenirs tronqués, les plus anciens artificieusement rajeunis, les derniers figés pour l’éternité dans un passé lointain dont Vladimir était le pire archéologue, encombrait son esprit. Il resta assis au bord du lit un long moment, indifférent au retard, et il lui sembla entendre la voix de Jean-Yves lui dire « on dirait les pieds de quelqu’un qui n’a jamais marché ni enfilé de chaussures ».
Aurait-il la force d’aller au cocktail, de serrer des mains, de retrouver des connaissances, de faire des promesses ou même de parler ? Il n’en était pas certain.
Vladimir se leva. Debout devant le miroir de l’armoire, les bras serrés le long du corps, il se dit qu’il aurait volonté échangé sa gloire transatlantique contre la sénescence provinciale de Geneviève. Quel mortel ennui avait envahi ce corps éternellement jeune, crémé, massé, pédicuré, soumis chaque matin à une marche fortifiante dans Central Park ! Quel dégoût. Quel effroi, finalement, se dit-il en souriant à ses abdominaux. Il s’habilla en vitesse et descendit les escaliers d’un pas leste.
Le jeune homme l’attendait patiemment dans le hall. Il n’avait pas fait appeler sa chambre afin de ne pas le déranger. « Vous serez fashionably late », dit-il avec un mauvais accent en pensant faire un clin d’œil complice à cette vie new-yorkaise dont il ne connaissait rien, puis il lui présenta « son amie ». Elle s’était levée en même temps que lui, préparait elle aussi le concours du conservatoire. Sur le chemin de la mairie, Vladimir lui posa des questions sur ses goûts musicaux, sa période de prédilection, l’événement particulier qui l’avait amenée à la musique — chacun a le sien, précis, à un tournant de la petite enfance. Il n’écouta aucune de ses réponses. Son attention se portait sur la manière dont elle regardait son ami au moment de les donner, dont elle cherchait sa main dans l’obscurité du sentier. Le jeune homme frottait maladroitement ses épaules, semblait-il pour l’encourager, bien qu’elle n’eût aucun mal à les formuler. Vladimir comprit assez vite que c’était elle, au contraire, qui donnait l’exemple. Elle l’enjoignait à faire la même chose, lui reprochait son silence. En trois jours de vie commune dans le complexe qui comprenait une salle de répétition, un café séparé du foyer commun et un petit salon privé, jamais le jeune homme n’avait cherché l’occasion de parler de lui-même, n’était-ce qu’un instant. Vladimir l’avait trouvé joli garçon mais taiseux. S’il avait osé lui parler, Vladimir aurait pu oublier Geneviève le temps d’une conversation, surtout sa dernière visite, la façon affreuse qu’elle avait eue de s’asseoir de travers sur le pouf, tout à fait au bord, alors qu’elle aurait pu se laisser aller confortablement au fond du fauteuil et allonger ses jambes dessus. Elle était restée là en équilibre, comme on peut rester au bord d’une falaise ou derrière un garde-fou avant de sauter. Aurait-elle gardé le livre à la main si elle avait ouvert la fenêtre et enjambé la rambarde ? Avait-elle seulement jeté un œil sur l’Histoire surnaturelle des oranges ? Il aurait voulu lui dire qu’il avait pensé à elle le jour où il avait trouvé le fauteuil chez un antiquaire, puis de nouveau lorsqu’il était tombé par hasard sur le pouf une semaine plus tard, qu’on aurait dit être fait exprès pour être son repose-pied. Mais Geneviève tenait le livre de Mervin Suckbottle comme on tient entre ses doigts la page blanche sur laquelle on n’a pas eu le courage d’écrire le comment et le pourquoi de sa dernière décision. Vladimir ne lui avait finalement rien avoué de sa petite aventure dans le quartier, du tapissier et des fronces. Il le regrettait maintenant qu’ils arrivaient au bout du chemin et que la jeune fille se rapprochait de lui pour lui confier autre chose encore, sans doute de plus intime et d’incompatible avec la présence d’un tiers. Elle parla trop bas pour qu’il pût la comprendre. Puis elle dit à voix haute en lâchant la main du jeune homme au moment où ils arrivaient tous les trois devant la mairie : « le sixième Nocturne… j’espère le jouer un jour avec autant de… je ne sais pas comment le dire… avec autant de pudeur que vous ce soir ».
« Je le joue pour une amie de ma mère », répondit Vladimir, « c’est pour ça. »
Il monta seul les marches. On l’attendait sur le perron avec de nouveaux applaudissements. Il passa avec les officiels dans la salle de réception dont les baies vitrées donnaient sur un jardin. Le buffet était installé devant. Après le discours et les remerciements, Vladimir accepta une première coupe, puis une deuxième. Pouvait-il y avoir une biche tout au fond derrière les arbres ? Il lui semblait distinguer la silhouette d’un animal de grande taille qui s’abreuvait, insensible à la lumière des lustres et au bruit des conversations. Sans doute y avait-il là-bas un bassin en pierre ou une mare ; peut-être même, pensa-t-il un court instant en répondant à une question sur le programme Fauré de l’année prochaine, un étang de petite taille.
La jeune fille avait voulu lui dire quelque chose. Il n’y avait là rien de très étonnant. En serrant une main, en acceptant un nouveau compliment, Vladimir réfléchissait que les inconnus ont souvent plus de liberté que les intimes avec les confidences. Plutôt que des doutes attendus sur une carrière de pianiste, peut-être avait-elle voulu parler d’hésitations plus profondes, d’errements, de peurs, de chagrins. Avant de parler à voix haute, elle avait pu avouer quelque chose à propos du jeune homme dont les mains s’étaient effacées avec tant de difficultés aux premiers instants du concert, fines et longues comme celles du fils de Geneviève. Pourquoi pas ? Il n’avait entendu qu’un murmure qui ressemblait à ces ronchonnements affectés que Jean-Yves préférait toujours aux aveux directs, ou alors aux sous-entendus glissés à l’oreille par Françoise. Françoise… sa cousine… et pourtant, lorsque Jean-Yves partait pour quelques jours, on ne savait jamais trop où, Françoise parlait de lui en disant « mon ami », comme le jeune homme, dans le hall de l’hôtel, avait fait avec la jeune fille.
Ils étaient maintenant assis tous les deux côte à côté sur un banc du jardin et lui faisaient signe de venir les rejoindre. Vladimir quitta le salon et s’avança. Le jeune homme s’écarta pour lui laisser la place du milieu.
Le téléphone vibra dans la poche de sa veste. Sœur Jacqueline venait de laisser un message. Vladimir décida de ne pas le lire. Pourquoi faire ? C’était exactement comme quand on avait retrouvé les corps de Jean-Yves et de Françoise flottant au milieu de l’étang. L’explication officielle avait été que Jean-Yves, plein de courage, avait voulu secourir sa cousine, et que le froid de la nuit les avait saisis. Quelle genre d’explication sœur Jacqueline aurait-elle la force de donner aujourd’hui ? Geneviève avait-elle souffert ? Avait-elle demandé à le voir ? Elle l’avait appelé dix ans plus tôt, le lendemain du drame, pour lui annoncer la nouvelle. Les deux, oui… en pleine nuit. C’était une habitude qu’ils avaient prise de se réveiller vers trois ou quatre heures du matin et d’aller là-bas nager seuls sans rien dire à personne. « Main dans la main, avait précisé Geneviève d’une voix blanche. Je les voyais toujours partir comme ça depuis la fenêtre de ma chambre. »
Vladimir regarda la jeune fille, puis le jeune homme. Il aurait voulu les prendre d’un seul geste et les garder contre lui pour toujours. Ne jamais repartir. Rester là entre eux deux sans bouger.
Retrouver le fauteuil, la vue sur le square, la fenêtre à guillotine, le pouf tout près du bord, lui semblait tellement triste. Triste et pour la première fois terriblement sévère, sans la moindre indulgence.