Le Passe Muraille

Last exit Parano

La nuit de Frédéric Jaccaud. Le roman saisissant d’un auteur lausannois atypique de 36 ans, conservateur de la Maison d’ailleurs d’Yverdon-les-Bains,

par Pascal Ferret

C’est un grand roman tout à fait hors norme que La nuit de Frédéric Jaccaud, paru récemment dans la Série noire de Gallimard. La qualification noire est cependant à distinguer du genre policier classique ou du thriller sanglant, se rapportant plutôt, en l’occurrence, à la noirceur absolue d’une fresque apocalyptique dont l’entrée pourrait être surmontée de la même injonction que celle de L’Enfer de Dante: « Laissez toute espérance, vous qui entrez… »

Vous qui demandez à un livre qu’il vous délasse ou vous promène sans vous secouer, passez aussi votre chemin. Car La nuit commence mal, dans une ville de l’extrême-nord européen plombée par le froid et l’obscurité, avec la mort en couches de la femme du protagoniste et de leur enfant. Après quoi tout ira plus mal encore et pis, sur fond de désastre généralisé.
Or ce noir glacial, qui fera fuir illico les amateurs de romances flatteusement édulcorées proliférant aux têtes de gondoles de l’Optimisme mondialisé qu’on pourrait dire le nouvel opium des peuples, n’est que le décor climatique, la sombre coloration d’une époque inquiète – la tonalité majeure d’une symphonie romanesque aux mouvements tantôt vertigineux de lucidité et tantôt poignants d’empathie intime.

Sous la forme d’une espèce de chronique kaléidoscopique aux vrilles temporelles hélicoïdales, le roman joue avec les codes des genres les plus variés, de la littérature criminelle nourrie d’observations sociologiques à la Patricia Highsmith ou de la science fiction contre-utopique à la J.G. Ballard, en passant par le gore et l’humour noir, des situations et des personnages évoquant la bande dessinée ou les séries télévisées, que l’auteur brasse avec maestria tout en suivant une ligne de fond constante marquée par une sorte de mélancolie profonde.
La qualité très rare de La nuit tient en effet à la vibration intime de tous ses personnages, jusqu’aux plus abjects. Frédéric Jaccaud s’est intéressé aux aspects les plus effrayants de l’être humain dès son premier roman (Monstre, paru en 2010 chez Calmann-Lévy), mais ce qui pourrait être repoussant, ou lassant à force de monstruosité, intéresse et captive, ici, à proportion des dérives indéniablement inquiétantes voire monstrueuses du monde contemporain lui-même. Autant dire que le noir du roman n’est que la projection expressionniste de ce qui « fait mal » dans le monde actuel.

Le personnage principal de La nuit, Karl Strom, est à la fois vétérinaire urgentiste et romancier panique griffonnant son manuscrit-testament à l’insu de tous. Après la mort tragique de la femme de sa vie – cette Selva qui lui reprochait de tout noircir et s’était éloignée de lui alors même qu’elle attendait leur enfant-, il vit plus ou moins avec la jeune Lucie, militante du MLAD (mouvement de libération des animaux domestiques) dont les menées sont en train de tourner à l’action terroriste. La relation, le plus souvent pathologique, de l’homme avec l’animal est d’ailleurs l’un des thèmes principaux du roman. Deux autres personnages saillants, sbires sadiques d’une firme qui a passé du trafic de substances illicites au commerce d’animaux de compagnie, rythment l’action du roman par leur traque implacable, recoupant celle de deux flics de BD. À ceux-là s’ajoutent une jeune femme obèse dont l’affection maladive pour son chat finira par le tuer; un prof de maths complexé par sa laideur qui collectionne des jouets de rebut dans sa cave; une infirmière prodiguant soins et petits lapins aux pensionnaires d’un mouroir classés par étages éliminatoires comme dans la mémorable nouvelle de Buzzati; un ami de la nature diffusant sur Internet le reality show de ses approches d’un ours sauvage; un jeune fan de rock basculant dans la violence pure à l’instar d’un certain Breivik; diverses prostituées sympathiques et autres travelos du quartier chaud attirant les amateurs de sexe et autres artifices paradisiaques; enfin un jeune hacker claquemuré dans le virtuel et semant une zizanie d’enfer au plus haut niveau des réseaux de sécurité sociale et politique, qui jouera un rôle déterminant dans l’affolement général et l’apocalyptique pagaille.

Des morceaux d’anthologie, du point de vue de la réflexion sur le phénomène humain, le raccourcissement du temps, la relation de l’homme avec la machine ou la technique, la sujétion de l’animal au bipède imbu de son pouvoir (la saisissante prise de parole d’un perroquet indigné ), entre autres, ponctuent ce roman dont le plus étonnant, une fois encore, tient à l’aura intime des personnages, à commencer par Karl le visionnaire désespéré. On pense parfois à Philip K. Dick ou à Maurice G. Dantec à la lecture de ce roman aux multiples arrière-plans référentiels (l’auteur citant Thomas d’Aquin ou saint Jérôme comme en passant, entre maintes allusions musicales ou littéraires), alors même que son univers mental et verbal, modulé par une construction rigoureuse et poétique à la fois – foisonnant d’idées narratives et de trouvailles formelles -, s’affirme dans sa pleine originalité.
Bref, et quoique ne partageant guère la vision radicalement catastrophiste qui s’en dégage, La nuit me semble un roman des plus sérieux et des plus ingénieux, tout déjanté qu’il semble au regard de surface. En ce qui me concerne, je n’ai jamais lu rien d’aussi fort, d’aussi pertinent et pénétrant, et d’aussi singulier dans sa forme, chez aucun auteur francophone trentenaire des temps qui courent, et moins encore en nos régions. Après La vérité sur l’affaire Harry Quebert de Joël Dicker, combien bluffant déjà, et devenu l’incroyable phénomène de librairie qu’on sait, voici donc un OVNI de plus dans le ciel littéraire romand et français…

Frédéric Jaccaud. La Nuit. Gallimard, Série noire, 450p.

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