Le Passe Muraille

Witkacy visionnaire catastrophiste

Un génie polymorphe plus actuel que jamais,

par JLK

De L’Adieu à l’automne à L’Inassouvissement.

Stanislaw Ignacy Witkiewicz (1885-1939) aura sans doute été l’écrivain de la première moitié du XXe siècle à la fois le plus attentif à son époque et le plus profondément révolté par les aberrations découlant, entre autres, de la prépondérance croissante des idéologies, politiques ou religieuses, au détriment de la philosophie et de l’art, des libertés sociales et individuelles.

Philosophe métaphysicien, romancier, dramaturge, peintre, théoricien de l’art et pamphlétaire, celui qu’on appelle Witkacy – surnom qu’il se donna lui-même pour le distinguer de Stanislas Witkiewicz, son père, peintre lui aussi et théoricien célèbre en Pologne – incarne la plus pénétrante conscience de son temps, avant Orwell, avec tous les déchirements que cela suppose, vécus jusqu’à leurs dernière extrémités : voyant ainsi se réaliser ses prophéties caractérisées, notamment, par la « bétaillisation » des masses populaires en URSS, et par la montée des fascismes, il se suicida à la lisière d’une forêt juste après avoir appris la nouvelle de l’invasion conjuguée de la Pologne par les troupes soviétiques et hitlériennes.

bozar_stanislaw-witkiewicz_copyrighted.jpg

Personnage hors du commun, de stature physique imposante, très beau de visage et ne dédaignant ni les beuveries ni les longues marches en montagne, Witkacy fut plus connu, de son vivant, pour se frasques et son extravagance que pour son œuvre.

« Toute la Pologne, écrit à ce propos AlainVan Crugten, son premier traducteur en langue française et l’un de ses meilleurs commentateurs, porte aux nues cet ex-enfant terrible qu’on considérait naguère d’un œil furibond ou amusé. On est fier à présent de le compter parmi les phénomènes les plus originaux et les plus représentatifs de l’avant-garde littéraire et artistique européenne des années vingt, on s’enorgueillit de le voir découvert enfin dans le monde entier, de voir ses romans – le magistral Inassouvissement et le non moins étonnant Adieu à l’automne traduits en plusieurs langues et reconnus comme l’une des plus fascinantes expressions du désarroi intellectuel du XXe siècle ».

Ce qu’il convient d’ajouter à cela, c’est que le l’œuvre de Witkacy dépasse le cadre des années vingt, qui ne revêt qu’aujourd’hui sa pleine signification. C’est que ses prédictions qui purent passer, à l’époque, pour les plus échevelées, sont bel et bien en train de se réaliser.

Witkiewicz5.JPG

Acteur surprenant au dire de ceux qui l’ont connu, capable d’imiter la voix et les tics de chacun, Witkacy a vécu le drame de toute une civilisation sur le déclin à l’enseigne du même mimétisme. Son immense culture, sa vision panoramique du monde, son historiosophie proche de celle d’un Spengler, le désespoir en sus – il réfute en effet la théorie cyclique du grand historien, où celui-ci place ses dernières espérances -, et ses tragique expériences personnelles sont à la base de son art, apparemment si chaotique mais qui procède cependant de la fondamentale nostalgie d’un ordre supérieur.

Sur le sérieux de Stanislaw Ignacy Witkiewicz, sur la parfaite intégrité de cet individualiste forcené longtemps adulé pour les raisons les plus futiles, alors qu’il était raillé ou méprisé par les mandarins du bien-penser, un témoignage de première main est à prendre en considération : il s’agit des mémoires du sculpteur August Zamoyski, l’un de ses intimes. L’on y trouve, à côté du récit des facéties auxquelles Witkacy accoutumait de se livrer (pseudo-orgies narcotiques au cours desquelles on faisait renifler de la farine de blé arrosée de vodka aux gogos avides d’hallucinations ; revue littéraire purement canularesque multipliant les traductions imaginaires de Tzara ou Breton et consorts, etc.), le portrait d’un homme délicat, angoissé, dissimulant ses convictions véritables sous les dehors d’un cynisme désespéré : «Witkacy souffrait pour des millions d’êtres de cette dégradation des arts dont lui, au moins, ne cherchait pas à profiter, car il était persuadé que le monde courait ventre à terre à la catastrophe. Les facéties de Witkiewicz et son humour noir étaient les réactions d’un condamné à la pendaison, un rire à travers les larmes ».

Witkacy2.jpg

Du drame individuel…

L’Adieu à l’automne (1927) et L’Inassouvissement (1930) sont, respectivement, le deuxième et le troisième roman de Witkiewicz. Le premier en date, Les 622 chutes de Bungo, composé en grand partie en 1910, après une liaison orageuse que le jeune homme entretint avec l’actrice Irena Skolska – modèle de la pléiade des « femmes démoniaques» constellant ses romans et ses pièces de théâtre – a paru pour la première fois en langue française. Quant à La seule issue, le dernier de ses romans, demeuré inachevé, il ne fut publié en polonais qu’en 1968.

13055497_10209363928282040_9095775054664907708_n.jpg

Parler de « romans » relève d’ailleurs de la pure convention, tant il est vrai que ces ouvrages de Witkacy apparaissent plutôt comme de gigantesques fourre-tout.

«Le roman, écrit d’ailleurs l’auteur dans sa préface à L’Inassouvissement, est pour moi avant tout la description de la durée d’un certain fragment de réalité, inventée ou véridique, c’est indifférent, mais définie ainsi : la chose principale en est le contenu et non la forme. »

Auteur d’une Théorie de la forme pure qu’il ne parvint – heureusement peut-être – jamais vraiment à incarner, ni au théâtre ni dans ses romans, Witkacy est pourtant le contraire d’un formaliste. Pour lui, ce qui importe avant tout est l’expression immédiate et véridique d’un sensation physique et d’un sentiment métaphysique indissolublement liés. Pour l’individu c’est, essentiellement, la stupéfaction d’être, de se sentir être soi-même et pas un autre: de représenter une « monade » distincte, inimitable et inconnaissable parmi la multiplicité des autres unités. Peu importent les éléments auxquels on a recours s’ils contribuent à éclairer les divers aspects de cette expérience primordiale – fondement de la réflexion ontologique, chez Witkacy – qui consiste à isoler ce qu’il appelle, avec son goût drolatique des formules à solennelles majuscule : le Principe d’Identité Particulière Effective !

« Ce qui est d’une étrangeté hors mesure, c’est le fait que moi je sois ainsi et non un autre », remarquent Witkacy et ses doubles romanesques au fil de leurs tribulations érotico-métaphysico-artistico-sociales. Ou bien, par contraste, pour accuser l’altérité insupportable de la femme « démoniaque » : « Il y avait dans cette surfemme quelque chose d’effrayant qui dépassait tout description : elle devenait, pour ce métaphysicien raté, l’incarnation, unique pour l’instant, de ce Mystère de l’Être qui était tout à fait mort dans la sphère de l’expérience directe ».

Witkacy01.png

Tout dire et sur-le-champ, avant que le ciel ne nous tombe dessus : telle semble être la règle de Witkacy, qui se moque de tous les canons esthétiques de l’écriture. Pas une phrase bien tournée, ainsi, dans ces romans, ni la moine illusion d’harmonie, en apparence tout au moins. Cependant, contrairement à ce que laisse entendre la célèbre vacherie de Gombrowicz, pointant « un graphomane de génie », nous ne voyons pas un mot de trop dans ce flux monstrueux, pas une phrase qui ne signifie dans cette espèce de concert total.

En pénétrant dans l’oeuvre de Witkacy, on a l’impression de se plonger dans une sorte de labyrinthe organique polymorphe où chacun reconnaît bientôt, non sans étonnement physique et psychique, les mouvements secrets de son intime personne, retrouvant aussi divers « personnages » de son fonds archétypal. Ainsi entend-on vociférer le « type du tréfonds », auquel fait écho le chœur des « enchevêtrailles », ces tripes psychiques soudain écorchées par le plus implacable des scalpels.

Witkiewicz, dans ses romans, semble avancer de tous les côtés à la fois. Or ce qui touche au prodige, c’est que, suivant la durée d’un temps purement psychique, tantôt ralenti à l’extrême et tantôt accéléré, la vraisemblance individualisée des personnages, abordés dans une complète simultanéité, n’est jamais entamée.

Il faut alors noter que, tout comme un Dostoïevksi ou un Shakespeare, Witkacy est à la fois tous ses personnages. Il est Athanase Bazakbal, le héros kafkaïen de L’Adieu à l’automne, dont la présence physique est immédiatement érotisée de manière hyper-plastique, de même qu’il est Héla Bertz, maîtresse démoniaque du précédent dont la superculotte et l’hyperculot émoustillent le formidable abbé Hiéronymus Chickn-Nood, de l’ordre des parallélistes, comme il est aussi le prince androgyne Azalin Tropoudreh, Gaétan Stupitz l’écrivain cynique devenu ponte des Nivellistes, André Lohoyski le décadent bisexuel et cocaïnomane, Zozia la petite fiancée et l’on en passe.

Witkacy3.jpg

La faculté d’identification de l’écrivain est quasi illimitée, et jamais il ne se trompe de sensation ni de sentiment, par rapport à chaque personnage, mais il sème la plus joyeuse confusion en ce qui concerne les idées et les opinions, mettant un peu de vérité ou de déraison dans chaque bouche.

Ainsi, du détail le plus organique – au point qu’on ressent pour ainsi dire la « pensée » corporelle de chaque personnages – aux grandes synthèses ou aux récapitulations objectives modulées par les inserts en petits caractères de ses Informations, ce diable d’homme conduit-il sa mise en scène avec une minutie de brodeuse et une furia de génie faustien. Oui, cet homme que Gombrowicz aimerait faire passer pour un être cruel et froid, névropathe bredouillant qui eût mieux fait de policer sa prose – comme si l’on pouvait dire tout ce que dit Witkacy autrement qu’il ne le dit ! – nous apparaît, au fil de la lecture, comme un hypersensitif capable de tout deviner, de tout déduire et de tout prédire – d’endosser toute souffrance humaine présente ou à venir et d’en désespérer. Le témoignage d’August Zamoyski, au dam de ses détracteurs, ne fait que confirmer ce sentiment.

… à la tragédie sociale

Roman psychologique d’anticipation, pamphlet, déversoir de toutes les idées de Witkiewicz en matière de philosophie et de religion, mais aussi de politique et d’histoire, de sociologie artistique et de mœurs en mutation, bilan de ses expériences personnelles, éruption de lave verbale dont on est amené à découvrir, sous ses apparences chaotiques, la remarquable cohérence, L’Inassouvissement, comme le mythique 1984 de George Orwell, ou comme Nous autres d’Evguéni Zamiatine, nous offre la vision spectrale d’une société devenue folle, et, plus encore, nous confronte à une tragédie globale se manifestant aussi bien par le cancer biologique et la crétinisation des foules, que par l’effondrement des édifices conceptuels, en n’omettant ni les transes de l’éthique prostituée à l’utilitaire, non plus que la décadence de l’art et de la littérature.

Witkacy02.jpg

À ceux qui rêvent d’une littérature par le truchement de laquelle, précisément, l’on pourrait tout dire, Wikiewicz offre un exemple sans pareil.

Utopie pessimiste, L’Inassouvissmeent nous fait assister, à la fin du XXe siècle, aux ultimes soubresauts agitant les élites d’une Pologne incarnat le dernier bastion du libéralisme bourgeois, au milieu d’une Europe entièrement bolchévisée sur laquelle marchent déjà les hordes chinoises. Préparant le terrain des futurs nouveaux maîtres, une secte puissante, au nom de Murti Bing, diffuse partout sa mystique de bazar, laquelle s’ingère pour ainsi dire : une petite pilule, en effet, et vous voici accédant à la pleine harmonie (plus d’un demi-siècle avant la secte Moon et le New Age !), prêt à servir le régime politique au pouvoir.

L’Europe en décadence, dont sont épinglés tous les types de politiciens ou d’affairistes opportunistes, d’intellectuels ou d’artistes, sans parler des masses réduites à des troupes de consommateurs n’aspirant plus qu’à un somnambule bien-être, constitue donc l’arrière-fond de cette vaste symphonie catastrophistes aux personnages à la fois extravagants et significatifs, bientôt emportés dans le chaos.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *