Le Passe Muraille

Western sans barrières

 

À propos de L’homme qui tomba amoureux de la lune de Tom Spanbauer,

par Christophe Calame

Je viens à l’instant de fermer l’un de ces livres qui doivent chercher leur public et ne le trouveront pas facilement. Un représentant éminent de cette catégorie curieuse, qui est finalement celle des meilleurs, pour lesquels seuls je prends au sérieux l’appellation de « livre-culte »: les livres de solitude et non pas de magazine, les livres dont on ne connaît autour de soi qu’une seule personne — et encore — à laquelle on le prêtera peut-être. Un livre dont toute la « vie » sera celle d’une sorte de monnaie, passant d’une main à l’autre en silence.

Son auteur Tom Spanbauer enseigne la littérature dans l’Oregon. Il a déjà publié un autre roman, Les Chiens de l’enfer (chez Gallimard). On a parlé de Faulkner, puis on n’a plus parlé de rien, malheureusement. The man who fell in love with the moon se passe à Excellent (Idaho) dans un bordel (pardon: un saloon) où le maire de la ville, Ida Richilieu, possède trois robes: une blanche pour faire rêver les jeunes gens, une rouge pour aguicher les cow-boys, une bleue pour tomber amoureuse. Son petit personnel compte une princesse shoshone et son fils présumé, Cabane, le narrateur —un «bardache» (comme le traducteur a cru bon de le traduire, en reprenant un terme peut-être précieux qui désignait les mignons d’Henri III). Mais tout cela ne suffira pas à ficeler un scénario pour quelque bon western (mais non, le public américain vient de faire tomber le remake d’ O.K. Corral: on y voyait Kevin Costner écorcher un bison et personne n’a cru à l’effet spécial !).

C’est que le western est un genre moral, et que sans le regard et la winchester de John Wayne, l’Ouest n’est peut-être pas fréquentable pour nos contemporains. On va bien tolérer quelques scènes de bordel (pour que Bronson puisse prendre un bain de temps en temps) ou l’on y taillade le visage d’une fille et que Clint Eastwood («impardonnable» !) veuille bien s’en mêler. Mais si, au contraire, l’affaire est assez immorale (l’inceste traverse de part en part l’histoire familiale entrecroisée de ces personnages), que l’on y déteste cordialement le christianisme (représenté par d’abominables mormons), que la magie indienne (le tantrisme à la Castaneda) y fournit quelques scènes de très haute transgression, on peut être sûr que le mélange ne fera pas trop recette, sauf pour les happy few.

Meurtres, incestes, extases certes, mais ce n’est pas la transgression qui fait la force de ce livre. Paradoxalement, c’est la tendresse. La famille compliquée que Tom Spanbauer a mise en scène ne vit que de l’amour qu’elle porte à ses membres, à tous ses membres. Et même si tout finit dans le sang, si les chrétiens se révèlent les tueurs impitoyables que l’on connaît, pas un instant l’étrange micro-société de l’Indian Head Hotel ne se divise ni ne se déteste, comme une utopie heureuse dans cet étrange continent où les bons sentiments n’ont jamais conduit au bonheur.

Ch. C.

Tom Spanbauer, L’homme qui tomba amoureux de la lune, roman, trad. Robert Louit, «Nouveau Cabinet Cosmopolite», Stock, Paris 1994.

(Le Passe-Muraille, No 17, Mars 1995)

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