Le Passe Muraille

La dernière pièce

 

Nouvelle inédite de Philippe Banquet

 

Mon père était marionnettiste. Pas de quoi rouler sur l’or, ni sur aucun autre métal. Ma mère s’occupait de nous à plein temps : trois enfants, moi, neuf ans à l’époque de ce récit, mon frère, six ans, et la petite sœur, deux ans à peine. L’argent était un thème majeur à la maison, leitmotiv du quotidien, même si l’amour en emplissait le manque.

Tous les soirs, quand maman avait éteint dans la chambre des garçons – notre sœur dormait dans leur chambre – j’étreignais mon oreiller et je me lançais dans une prière forcenée mais silencieuse. J’implorais Dieu de bien vouloir remplir les poches de mes chers parents, afin de rendre à maman son rire et à mon père sa bonne humeur. Mais je savais déjà qu’Il n’en fait qu’à Sa tête et ma confiance en l’efficacité de mes suppliques s’effritait peu à peu.

J’avais tort. Le Noël de cette année-là fut quasi-miraculeux. Notre sapin n’abritait généralement que quelques paquets maigrichons, amoureusement emballés par maman qui combinait des dons de décoratrice et de récupératrice de matériaux. Yann, mon petit frère, et moi savions qu’il ne fallait pas être trop exigeants dans nos souhaits, et nous nous réjouissions surtout d’assister au spectacle inédit concocté par mon père avec ses plus belles marionnettes.

Il se surpassait pour nous émerveiller, animant, dans une pièce de son invention, toute une troupe de protagonistes en bois peint, leurs vives couleurs traçant des arabesques au milieu de la salle à manger où il avait dressé une scène encadrée de rideaux. Bénédicte, la petite sœur, ouvrait des yeux incrédules en tapant des mains. Maman se régalait de notre bonheur et gratifiait son artiste du plus chaleureux des regards. Qu’importaient alors les cadeaux, plus absents que présents, et notre envie de ceux qu’exhiberaient à la rentrée nos compagnons d’école ; rien ne pouvait résister à la beauté née de l’imagination et des mains de mon père.

Mais ce soir-là, au pied de l’arbre, m’attendait un paquet rectangulaire recouvert de papier d’argent, ceint d’un ruban satiné et porteur d’une étiquette brillante sur laquelle était inscrit à l’encre violette mon prénom. Un cadeau, un véritable cadeau, pour moi.

Maman défit soigneusement l’emballage, qu’elle mit de côté, découvrant une boîte en carton et, sur son couvercle, une image qui me subjugua. Je n’avais jamais rien vu de pareil et pourtant cette splendeur allait m’appartenir. Je restai comme hypnotisé, pris dans le mystère de cette apparition, jusqu’à ce que me parvienne, de très loin, la voix de mon père prononçant cette incantation : « Le Festin de Balthazar, Rembrandt, c’est un puzzle. » Balthazar, Rembrandt, puzzle, trois mots que j’entendais pour la première fois et que je ne parvenais pas à relier à la boîte. Il me fallut un gros effort pour sortir de ma contemplation et pour comprendre que mon père n’avait fait que lire le texte imprimé sous l’image.

Les semaines passèrent. Le soir à peine rentré de l’école, le mercredi après-midi et tout le week-end, entre deux corvées ménagères, une course rapide pour maman, les leçons et les devoirs, je m’enfermais dans l’atelier de mon père. Il m’avait installé une large planche sur deux tréteaux, à côté de l’établi où séchaient les marionnettes fraîchement repeintes, et collé au mur le couvercle affichant la reproduction du tableau de Rembrandt. Les mille pièces du puzzle étaient répandues sur une moitié de la planche, j’avais ménagé un large espace vide à l’aplomb du modèle, et j’avais entrepris cette tâche qui m’apparaissait à la fois inutile et primordiale, un défi insensé et essentiel, faire naître de l’ordre et de la beauté à partir d’un amoncellement de morceaux de carton colorés.

Mon père m’avait révélé l’origine de cet extraordinaire cadeau : il avait donné un spectacle pour l’Arbre de Noël d’une entreprise locale. En remerciement de sa prestation, le directeur lui avait remis ce paquet, l’un de ceux destinés aux enfants du personnel et qui n’avait pas trouvé preneur. Mais je restais convaincu que cette offrande était le fruit de l’assiduité de mes prières. Dieu m’encourageait à persévérer, même s’Il n’avait pas le temps d’arranger les affaires financières de mes parents ; Il me suggérait de venir à bout de ce travail titanesque, mille pièces ! Cette épreuve menée à bien, Il nous récompenserait pour de bon.

Au début je me fiai au hasard. Je piochais une pièce, cherchais à la repérer dans le tableau, puis la posais dans une zone correspondant approximativement à son emplacement, plus supposé que déterminé. « Suivante », murmurais-je en saisissant un autre morceau de carton. À ce rythme, il m’aurait fallu mille ans pour aboutir à une interprétation façon Picasso du chef d’œuvre de Rembrandt.

C’était un sacerdoce assigné par Dieu et couvert par le silence complice de mon père. Son atelier, une modeste cahute accolée à la bicoque que nous louait la municipalité, était interdit à tous. Ma mère refusait d’y entrer, arguant qu’elle s’était fait refouler sèchement la seule fois où elle avait voulu y mettre un peu d’ordre ; le petit frère s’y glissait parfois discrètement pour fouiller et fureter mais en était chassé sitôt découvert ; seule la petite sœur était admise à y jouer, aux pieds de mon père et sous son regard attentif. Il m’avait accordé un laissez-passer, au motif du cadeau et de la nécessaire réalisation qui en résultait. Follement fier, ou fièrement fou, j’y consacrais chaque seconde disponible dans mon emploi du temps d’écolier et d’aîné.

Mon père m’a sauvé la mise. Il n’était pas d’un naturel causant, « un vrai taiseux » disait ma mère. Son regard suffisait généralement à exprimer sa pensée et il valait mieux s’y conformer. Il pouvait rester des heures dans son atelier à bichonner ses marionnettes, tandis que je cherchais en vain à poser mes pièces dans l’espace vide sous le tableau. Il manipulait rabot, scie, pinceau, avec une maestria qui m’impressionnait quand j’abandonnais mon labeur pour l’observer. C’est ainsi que je découvris son secret. Sous ses airs de mangeur de curé – l’expression est de ma mère – m’ayant interdit le catéchisme et la messe dominicale, il était croyant : plusieurs fois, quand un outil dérapait ou qu’un bout de chêne se refusait à son destin, je l’avais surpris à implorer le Seigneur, d’un « Nom de Dieu » sonore surgi du fond de son âme. Bien entendu j’avais gardé pour moi cette découverte, mais mon cœur se réchauffait de ce lien tissé entre nous deux, dans le sanctuaire de l’atelier ; chacun travaillait pour Dieu, lui avec ses pantins de bois, moi avec mes bouts de carton.

Un soir, alors que dépité je reposais dans le tas une pièce qui ne trouvait pas sa place dans cet espace vide qui me paraissait infini, mon père, en passant derrière moi pour aller ranger un outil sur l’étagère de l’entrée, murmura ces mots : « Cherche les coins et suis les bords ».

Cette phrase fut comme un éclair déchirant l’obscurité, m’éblouissant de son évidence : les coins et les bords, les bords et les coins, soudain l’immensité rétrécissait, les trois dimensions se réduisaient à deux, tout devenait possible.

En quelques heures, le cadre de l’image vint se construire sur le bois clair de ma planche, les pièces s’emboîtant les unes aux autres dans une harmonie qui me ravissait, comme si je devenais le maître du jeu, comme si m’était révélé le sens d’un apparent chaos.

À force de scruter le tableau, ce Festin de Balthazar énigmatique, de me laisser engloutir par cette scène que je parvenais mal à déchiffrer – ces personnages figés de stupeur, ces coupes d’or renversées et ce regard atterré découvrant des lettres de lumière tracées au mur par une main invisible – cet événement dont j’ignorais tout mais qui me fascinait, j’eus une autre révélation : les couleurs !

J’avais peu progressé, une fois posé le cadre. J’étais comme un aveugle avançant à tâtons, essayant d’accrocher une nouvelle pièce à partir de sa forme, mais c’était sans fin. Bien souvent, celle que j’avais réussi à encastrer ne correspondant pas vraiment, il me fallait l’extraire pour la rejeter dans le tas. Les jours avaient passé, pour un médiocre résultat. Mais un dimanche matin, j’essayais de tromper mon dépit, écarquillant les yeux pour mieux m’absorber dans l’image, clignant des paupières pour isoler l’expression du personnage principal sous son vaste turban blanc, quand je m’exclamai : « Blanc ! ». Et le mur derrière lui, sur la gauche du tableau : « Noir ! » et les lettres tracées dans un vif halo de lumière : « Jaune !».

Le deuxième secret était là, depuis le début sous mes yeux, mais je ne savais pas le voir. Il fallait trier les pièces en les regroupant par couleur, tout comme le peintre avait organisé son œuvre en différents ensembles de nuances et d’intensités distinctes. Ce moment crucial, seul dans l’atelier, fut comme un nouveau cadeau, un cadeau que je me faisais à moi-même, avec la complicité muette de Celui qui avait tracé au mur les lettres magiques qui terrorisaient Balthazar. « Au travail maintenant », ma voix résonna curieusement dans la salle vide.

Le reste ne fut que patience. Mon père m’avait fourni quelques boîtes de plastique transparent où entreposer les pièces selon leur couleur, ce qui simplifia ma tâche, et après quelques semaines intenses, je pus entrevoir mon œuvre en reflet de celle de Rembrandt, déployée sur la planche et progressant par zones colorées vers le centre de la scène. Chaque jour, quand je rentrais de l’école et gagnais l’atelier, j’admirais mon puzzle ; il me semblait s’être développé dans la nuit, comme une plante à qui l’on découvre des feuilles nouvelles ou de nouveaux rameaux ; incomplet encore et déjà vecteur de sensations et d’émotions mêlées. Vers vingt heures, mon père, après avoir soigneusement rangé ses outils, venait poser sa main sur mon épaule et regardait silencieusement le puzzle ; sous son regard se dessinaient de nouveaux aspects de cette image qui mêlait les couleurs et les formes des pièces à la rugosité brute et chaude du bois non recouvert. Puis il disait « Rentrons » et nous allions rejoindre le reste de la famille pour dîner.

Dans mes petites boîtes, les provisions de pièces avaient fondu ; petit à petit j’avais triomphé des combats qui se jouaient dans différentes parties du puzzle ; tout ou presque s’était aplani, offrant une vaste surface lisse où ne subsistaient que quelques flaques de bois. Cet élan final m’emplissait de joie : moins il restait de pièces, plus leur placement devenait évident et rapide, plus je progressais vers la victoire. Mais j’eus l’impression, d’abord, puis la conviction et enfin la certitude qu’il en manquait une ! Ce matin qui devait marquer l’aboutissement de mon défi et célébrer mon triomphe, devint celui d’une panique irrépressible : là, au beau milieu de l’une des deux coupes d’or que Balthazar avait renversées dans un geste de terreur, les contours de l’ultime pièce restaient en attente, et mon stock était vide.

La pièce manquante. L’ai-je cherchée ! Des heures, ici, là, sous les établis, parmi les outils, les vis, les clous, les chevilles, les casiers à bois, les formes à marionnettes, les pinceaux, pots de peinture ou d’enduit, caisses et bidons divers, partout, partout. En vain.

Mon père tenta de me raisonner en m’expliquant que les puzzles présentaient parfois des défauts, certaines pièces manquaient ou étaient en double. Après tout, ajouta-t-il, tu as fait le plus difficile, l’élément manquant est en quelque sorte défini par ses contours, donc qu’il soit présent ou non importe peu, alors bravo et passe à autre chose. Lui-même était persuadé, je pense, que si cette belle boîte figurait parmi les cadeaux de l’arbre de Noël, c’est qu’elle était défectueuse, un moyen comme un autre de se débarrasser du rebut.

Quant à moi, cet « œil » vide au milieu de mon œuvre, me fixant comme un muet reproche, me hanta bien des nuits. J’y voyais un message divin, un avertissement quant à mon insuffisance, mes imperfections passées ou à venir. Non, jamais je ne parviendrais à contenter ce Dieu, quoi que je tente, quoi que j’espère. Je finis par laisser le doute s’insinuer en moi, de plus en plus fort, de plus en plus évident : après tout, ce Dieu dont on m’avait vanté les mérites mais qui ne répondait jamais à mes prières, même les plus modestes, ce Dieu n’était peut-être pas aussi gentil qu’il en avait l’air ?

Cette hypothèse se confirma à quelques jours des grandes vacances. Un soir, après un repas inhabituellement silencieux, ma mère comme absente, les yeux embués et les lèvres serrées, mon père vida son verre, repoussa son assiette et déclara : « L’été va être difficile. La mairie m’a annoncé qu’elle annulait les représentations de ma pièce au théâtre Guignol du parc d’activités, théâtre qui va fermer définitivement. Je ne sais pas comment nous allons nous débrouiller en attendant que je trouve autre chose. »

Maman libéra ses sanglots, aussitôt imitée par la petite sœur. Mon père gardait les yeux baissés, les poings crispés sur la table. Moi, tétanisé, je n’osais regarder personne, mon esprit tout entier englué dans une unique interrogation : pourquoi ?

Tout à coup, mon petit frère bondit de sa chaise et s’enfuit vers notre chambre. Après quelques minutes, il réapparut, serrant dans sa main son petit porte-monnaie de tissu – confectionné par ma mère – et il le tendit à mon père en criant : « Tiens, Papa, je te donne mon trésor ! »

Mon père ouvrit lentement la minuscule bourse et en extirpa une pièce dorée qu’il brandit devant lui, comme un éclat d’or sous la lampe : c’était le trésor de Yann, la dernière pièce de mon puzzle.

 

 

 

 

 

1 Comment

  • Lacroix Sylvie dit :

    Trés joli conte ! enfin, presque, car si la vie de ces personnages est modeste mais heureuse en apparence, il est plutôt sombre et désespéré, en fin de « conte ».
    Une suite?

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