Le Passe Muraille

Le concert

Nouvelle inédite de

Fabrice Pataut

 

Ach !, se dit Vladimir, regrettant aussitôt cet écart de langage bien qu’aucun mot n’eût été prononcé. Vladimir était russe avec des origines baltes passablement incertaines. Jean-Yves était assis pieds nus à table devant lui. Le matin même, c’est-à-dire, quoi ? une heure plus tôt, sur le coup de midi, Jean-Yves avait fait irruption sans frapper dans la salle de bains du premier étage. Il avait jeté ses vêtements par terre, grimpé dans la baignoire, et comme Vladimir se levait pour protester, il l’avait pris tout entier dans sa bouche. Vladimir avait baissé les yeux, non par honte comme il l’avait cru sur l’instant, mais par impudeur, il s’en rendait compte maintenant que Jean-Yves le dévisageait de l’autre côté de la table avec ses yeux liquides. Était-ce possible ? Oui. Il l’avait vérifié, aurait pu témoigner que Jean-Yves n’avait rien recraché. « Tu me diras si c’est mieux avec Françoise », avait conclu Jean-Yves en lui donnant une tape sur les fesses. Sur quoi il avait disparu tout nu dans le couloir, ses affaires en tapon dans les bras.

Maintenant que la cousine Françoise était assise à côté de lui et jouait avec les pieds de Jean-Yves, Vladimir avait failli soupirer en allemand. Françoise lui glissait de temps à autre quelque chose en secret sans qu’il pût saisir le sens de ce qu’elle voulait lui confier. Peut-être rien, après tout. Un souffle tiède caressait son oreille de temps à autre, et même, lui sembla-t-il un instant au moment où les pieds des cousins se posèrent ensemble sur ses espadrilles, une petite goutte de salive.

La lumière tombait de biais sur la fourchette de Françoise, sur l’archange en vermeil de son pendentif de baptême, sur ses dents ivoire parfaitement alignées. Jean-Yves les avait placés côte à côte pour mieux les observer. Sa mère n’avait prêté aucune attention à ce stratagème. Elle se réjouissait que Vladimir les eût rejoint pour une semaine. « Il va nous jouer du Prokoviev, annonça-t-elle un peu trop fort en regardant son invité avec admiration, la musique pour enfants. J’aime beaucoup la petite marche triomphante. » Et comme l’invité, chatouillé par les orteils de Jean-Yves, ne répondait rien, elle ajouta : « à six heures, nous nous retrouvons dans le petit salon. N’est-ce pas Vladimir ? Comme je suis contente que tu sois ici avec nous. »

Françoise sentait le savon. Vladimir n’aurait jamais imaginé qu’une femme pût couper ses ongles aussi court, presque à ras pour les pouces. Des mains et des bras sans trace de veines, sans tache ni grain, d’un éclat marmoréen, tièdes lorsque Françoise s’amusait à l’effleurer : il suffisait de tourner la tête comme l’y engageait les pieds nus de Jean-Yves, tapoteurs et taquins, de regarder Françoise droit dans les yeux, et cette perfection classique serait devenue spontanée et familière. Là, tout près de lui, elle se pencha pour ramasser sa serviette, et Vladimir sut sans l’avoir cherché qu’au contraire des jeunes filles de son âge, Françoise bronzait en maillot. Dans le fond du jardin, réfléchit-il aussitôt. Dans l’herbe ou une chaise-longue, Françoise dessinait à l’attention de Jean-Yves des lignes de bronzage deux-pièces, un vêtement fantomatique de peau nue et laiteuse à goûter au moment de la sieste. Par exemple, insista-t-il pour lui-même avant de retenir un second soupir, parce qu’il en ferait certainement une avant de répéter pour son petit récital de province.

« Prokoviev est bien ce que tu nous a choisi ? demanda la mère de Jean-Yves, mais bien sûr tu peux changer d’avis. Au fait… est-ce que mon cher fils t’a montré son endroit secret au fond du jardin? Je vous taquine tous les deux, mais vous savez, c’est pure gentillesse de ma part. J’ai l’impression que le melon est trop mûr. »

Françoise approuva en tapotant le bord de son assiette. « Ma tante confond volontiers les fourchettes à melon et les fourchettes à poisson », murmura-t-elle en retirant son pied de l’espadrille de Vladimir. C’était pour recroqueviller un orteil sur les poils disposés en croissant au-dessus de la cheville. Au moment où elle haussait les épaules, où l’on déclarait officiellement le melon périmé, où Jean-Yves se levait à contre-cœur pour aller arranger l’affaire en cuisine, le mollet de Vladimir, russe par la musculature, héréditairement teutonique selon la légende, parcouru d’un duvet d’oisillon, subissait contre son gré un frisson, un tremblement jumeau de celui qui avait suivi l’absorption professionnelle de Jean-Yves accroupi dans l’eau savonneuse de la baignoire.

Une guêpe zigzaguait maintenant en petits lacets serrés autour du centre de table en biscuit de Sèvres, à la recherche des tranches de melon escamotées avec agacement par Jean-Yves. Le bourdonnement importunait Vladimir, l’empêchait d’envisager autre chose qu’un enchevêtrement de trois corps dans un lit du premier étage, ou bien dans l’herbe tendre au fond du jardin, pourquoi pas dans l’eau boueuse de l’étang. Il jouerait avec aisance ces pièces faciles écrites pour débutant, mais quand exactement ? Avant ou après ? La mère de Jean-Yves préférait de loin la première, « Le matin », et « Attrape-qui-peut », la neuvième. Il se dit pour se défaire de l’image d’un jeune invité, aimé deux fois du front jusqu’aux chevilles et consommé en famille, qu’il la regarderait avant de commencer chacune. Peut-être s’autoriserait-il même un mouvement de tête ou un sourire. Cela risquait de déplaire à Jean-Yves, qui désapprouvait cette intimité née de l’amitié ancienne de leurs mères, soupçonnée à tort gomorrhéenne. Françoise, elle aussi, pourrait trouver à redire, pour de toutes autres raisons. Vladimir ne savait lesquelles exactement. Il devenait difficile d’envisager quoi que ce fût — image, projet, contrariété — dont la qualité, supérieure, inférieure ou égale à d’autres du même genre, n’aurait été tout de suite jugée avec fermeté par Françoise : le troubillon agaçant d’une guêpe ivre de sucre, un mouvement de la nuque esquissé depuis le tabouret du piano ce soir au moment du concert, l’attente exaspérante du retour de Jean-Yves qui devait batailler en cuisine avec le personnel. Françoise avait un avis tranché sur tout : les faiblesses du cousin, les règles de la table, l’amour supposé de sa tante pour un femme qu’elle n’avait jamais vue. L’incertitude quant à l’attitude à adopter avec Françoise obligeait Vladimir à prendre des notes mentales. Une méfiance douloureuse et continuelle, née de l’idée que tous les trois se retrouveraient fatalement seuls avant la fin de la journée gâtait ce déjeuner qui n’avait même pas commencé.

« Je vais aider Jean-Yves », glissa Françoise en enfilant ses mocassins.  Elle se leva sans le regarder et Vladimir se sentit d’un seul coup affreusement seul. Tes petits amis t’abandonnent, semblait dire le sourire en coin de son hôtesse. C’est une bonne chose. J’aimerais que tu sois à moi, à personne d’autre, en souvenir de ta mère puisqu’on continue à raconter à notre propos des horreurs, des faussetés, des bêtises, peu importe le mot, sans égard pour ce qu’elle était : une femme amoureuse trompée par ton père, qui est venue se réfugier chez moi. Tu avais cinq ans, des lèvres comme des quartiers de fruit mûr, des doigts faits pour la musique, déjà experts.

« Quelle  bonne idée, les asperges, dit-elle en voyant Françoise revenir des cuisines, je les avais prévues pour ce soir. Vladimir les adore. » Jean-Yves, en commensal dévoué, suivait derrière avec la saucière.

Serait-il allongé entre eux deux, Jean-Yves à droite, Françoise à gauche, ou inversement ? Ou alors assis le dos contre l’oreiller avec les deux cousins à ses pieds ? Maintenant que Françoise avait repris sa place en s’appuyant inutilement sur le dossier de sa chaise, il envisageait  tour à tour chacune de ces éventualités. La seule raison qu’il pouvait donner à son espoir était la peur que les cousins fissent l’amour devant lui comme s’il avait été absent, sans même le regarder, pour le punir.

Mais de quoi ? faillit-il dire à voix haute. La pensée le fit tressaillir — l’occasion pour Françoise de poser une main réconfortante sur sa cuisse, c’est-à-dire sous la table, et même sous la serviette dûment posée sur ses genoux.

« Des violettes, mes préférées », ajouta la mère de Jean-Yves en se servant la première.  Elle dévorait les asperges des yeux. Personne ne l’avait écoutée.

 

***

 

Vladimir s’était promené pour rien jusqu’à l’étang, pieds nus dans l’herbe, les chaussures à la main. Il lui restait deux heures avant le concert et il décida de rentrer s’allonger un peu. Il n’y avait personne dans sa chambre, aucun bruit à l’étage. On avait fait son lit. La sonnerie du réveil le sortit d’un sommeil léger à cinq heures. Il descendit au petit salon, ferma les portes-fenêtres, joua deux fois dans le désordre les douze pièces de Prokofiev, puis son rappel de prédilection : les Cinq pièces faciles de Stravinsky. Rien que de très familier, un souvenir serein des premières années au conservatoire Tchaïkovsky avant le départ pour la France.

La mère de Jean-Yves poussa la porte du petit salon à moins dix. Elle entrouvrit les portes-fenêtres pour laisser entrer la fraîcheur et choisit le fauteuil le plus proche du piano, le seul qui permît d’être assis côté main. Vladimir, accoudé à la cheminée, avait abandonné ses chaussures à côté des pédales. Elle glissa les pieds hors de ses sandales et le regarda regagner sa place.

« Je peux refermer si tu préfères », dit-elle. Les orteils et la cambrure avaient une simplicité qui disait clairement à qui savait les regarder qu’il aurait pu en être autrement pour peu que la mère de Jean-Yves l’eût décidé. Ils n’avaient rien, ces pieds de l’Ancien Régime, de ce qu’on appelle dans le peuple « des manières ». De même les mains, la nuque, les épaules. Ce jeu de la modestie et du naturel, qui posait sans effort ses pieds à plat sur le parquet comme il arrondissait ses mains sur ses genoux à la façon des écolières, accusait une distance entre les façons spontanément calculées de son hôtesse et celles, moins habiles, de son fils. Il rappelait à Vladimir, par un double contraste, la simplicité naïve de sa propre mère, les tartines épaisses, les caresses dans les cheveux faites pour débroussailler et sécher en vitesse après la course dans les bois, l’orage, le vent, la terre russe.

Un peu de poussière s’était glissé entre les orteils et sous les ongles ; un brin d’herbe jauni s’était déplié sur le parquet devant le fauteuil au moment où il joua « Attrape-qui-peut ».

Le soleil déclinait au bout du jardin. Il y eut des applaudissements à tout rompre pour le Stravinsky, un baiser sur le front, deux coupes de champagne servies sans cérémonie, comme on apporte des verres d’eau. Et puis des gressins au sésame, de nouveau un baiser, des mains qui couvraient les siennes, la fille de cuisine qui sillonnait le rez-de-chaussée pour allumer les lampes en riant de bon cœur, la silhouette grise des cousins qui revenaient nonchalamment de l’étang en peignoir.

Vladimir les regarda s’approcher des portes-fenêtres main dans la main. Le hâle de l’été, attrapé à ne rien faire, donnait à leurs yeux une luminosité insolente. Vladimir serra la clef de sa chambre au fond de sa poche. La décision lui parut facile et intuitive. Seule sa fenêtre resterait ouverte pour ce qui serait — c’était décidé — son dernier soir.

 

F.P.

1 Comment

  • francis Vladimir dit :

    Étonnante nouvelle où la nostalgie et l’ironie le disputent à une magistrale aisance d’écriture. Il y a dans l’art de Fabrice Pataut une luminosité insolente où, à partir d’un rien quotidien, de retrouvailles fortuites, d’un regard qui décrypte au fond d’une psyché, une manière de dire le rapport à l’autre, le non-dit révélateur. Sans Jamais reculer devant la difficulté le nouvelliste tire vers le haut ses personnages et Vladimir atteint à une élégance qui rapproche de l’effacement ou qui sait d’un nouveau départ. Avec toujours dans le texte des touches impressionnistes, manière de se confronter à soi dans la suavité des mots et des situations.

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