Le Passe Muraille

Voyage au coeur de la tyrannie

   

À propos de La Fête au bouc, de Mario Vargas Llosa,

par René Zahnd

L’Amérique latine a été le berceau de dictatures sanglantes et spectaculaires, dont l’éclosion semble échapper à l’esprit cartésien. Comment saisir la logique de tels phénomènes, qui permettent à un homme seul de régner sur un peuple entier, dans l’ivresse et la folie d’un pouvoir qui paraît sans limites ? Là où l’historien peine à entrer, tant les mécanismes intimes des êtres viennent éclabousser le théâtre social, le romancier, lui, peut pousser la porte et fouiller. Ainsi les fictions ne manquent-elles pas sur le sujet. Elles prennent valeur de témoignage, de dénonciation, voire d’exorcisme, tout en cherchant à percer le mystère.

En regardant, aujourd’hui, des portraits de Rafael Leonidas Trujillo, on pourrait presque sourire de ce visage un rien poupin, de cette poitrine bardée de médailles, de ces costumes d’apparat qui en feraient un général de pacotille très convenable. A peine pourrait-on trouver au bonhomme la paupière un peu lourde. Or voici un despote qui fut, jusqu’à l’attentat qui lui coûta la vie en 1961, « Père de la patrie », « Bienfaiteur » et « Chef suprême » de Saint-Domingue, entendez tyran absolu, bourreau sanguinaire et retors d’une nation entière pendant trente ans. Entre autres délicatesses, n’exigeait-il pas dans chaque maison la pose d’une petite plaque stipulant : «Ici, Trujillo est le chef»?

Dans L’Automne du patriarche (1975), Gabriel Garcia Marquez s’était emparé du personnage, pour donner un roman au souffle tellurien, aux pages soulevées par de puissantes pulsions verbales. C’est baroque, magnifique, quasi ubuesque par moments. L’on pourrait dire que, de son côté, Mario Vargas Llosa a pris, sur le même sujet, le contre-pied parfait de Garcia Marquez.

La Fête au Bouc est un ouvrage sans grand effet de style. Dans sa langue même, il paraît d’une sobriété extrême. En revanche, sa construction est des plus complexes. Le livre repose en effet sur trois récits imbriqués : le retour à Saint-Domingue d’Urania, avocate installée à New York, qui revient au pays après des lustres d’absence ; les occupations de Trujillo le dernier jour de son existence et l’attente des conspirateurs qui vont tuer la Bête. Par la suite, les points de vue s’entremêlent, pour former un tour-billon narratif. L’ensemble constitue une extraordinaire polyphonie, où la part exprimée est enrichie par les résonances qui s’élèvent dans les interstices du roman.

Partant de situations et de personnages réels, Vargas Llosa complète l’histoire par la fiction, mais de telle manière qu’elle semble toujours vraie. Ainsi entre-t-on dans l’intimité d’une tyrannie ou, comme le dit l’écrivain, d’une « satrapie ». Un système très élaboré. Par exemple, le Courrier des lecteurs d’un journal, évidemment contrôlé par telle officine, peut signifier à un haut dignitaire qu’il vient de tomber en disgrâce. Autre exemple : le « Père de la patrie » couche avec les femmes de ses ministres, autant pour assouvir son goût de la chose, que pour éprouver la loyauté de ceux-ci.

Népotisme, torture, corruption font ici bon ménage. Dans le fond, il n’y a ici qu’une alternative : soit on résiste, dans ce cas on devient un héros, on meurt et on est oublié, soit on ne résiste pas, et l’on est forcément, d’une manière ou d’une autre, compromis, sali, complice. C’est un jeu de cour, avec ses personnages hauts en couleur, son spectacle proche de la farce, presque du Grand Guignol par moments : scène peuplée de marionnettes, de manipulateurs manipulés, le tout soumis à une intelligence, une perversité, une habile-té redoutables.

Ce grand livre montre comment une dictature peut s’installer. Il lui faut peu pour faire son lit : un peu de com-plaisance, une inattention, et surtout une personnalité d’exception, à l’instar de Trujillo, grand travailleur, expert en nature humaine et en comportements de masse, monstre d’instinct lorsqu’il s’agit de percer à jour ses interlocuteurs

On est dans ce livre, roman à suspens, récit à la tension extrême, sans arrêt renvoyé du collectif à l’individuel. Les problèmes de prostate de Trujillo peuvent-ils avoir des conséquences sur l’histoire du peuple ? De même la mort du tyran signifie-t-elle la fin de la dictature ? La perversion de la société et des êtres est telle que le coup d’Etat, pourtant organisé, n’a pas lieu. Le venin est dans le corps social, comme il est dans les esprits. La folie sanguinaire continue, prend même des proportions hallucinantes.

Vargas Llosa ne joue jamais sur le pathos. Il raconte. Et il nous montre que, dans cette balance si subtile de l’individu et du collectif, le changement ne peut évidemment partir que de l’individu, à l’image d’Urania, venue régler ses comptes avec son père, avec son pays, avec son passé, et qui repartira comme régénérée.

La Fête au Bouc? Un de ces grands livres qui plongent dans la part maudite de l’Histoire. Ou quand le roman saisit non seulement la réalité, mais quelque chose du domaine de la vérité.

R. Z.

Marie Vargas Llosa. La Fête au Bouc, traduit par Albert Bensoussan. Gallimard, 2002, 603 pages.

(Le Passe-Muraille, No 53, Juillet 2002)

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