Le Passe Muraille

Variante à la tierce

 

(SUITE DU CONCERT CHEZ 

MADAME D’EYLAU)

 

(Nouvelle inédite de Fabrice Pataut)

 

 

Vladimir s’était allongé sur le dos, les bras croisés derrière la tête,  satisfait que son hôtesse eût apprécié une performance pianistique somme toute assez élémentaire. Ce qui comptait par dessus tout était qu’il avait joué ces pièces faciles avec amour. Mais pour quelle raison ? S’il devait être honnête avec lui-même, la réponse était : Jean-Yves et Françoise. Dans cet ordre. Ou plus précisément, mais c’était difficile à saisir d’un seul coup tant la liste était longue et désordonnée : la nuque de Jean-Yves effleurée par ses doigts, la main de Françoise posée sur son épaule, l’odeur mélangée des deux cousins, la fossette au menton de Jean-Yves empruntée par les joues de sa cousine. C’était la même exactement, voyageuse, espiègle, ubiquiste. Toutes ces choses conjuguées pêle-mêle étaient la raison de l’émotion avec laquelle il avait joué le Prokoviev puis, en rappel, le Stravinksy.

La nuit, au jardin, était chaude. À l’étage, la tièdeur de la chambre amolissait Vladimir. Pas un souffle sur les aisselles ni sur les jambes qui l’eût rafraîchi. Les draps repoussés, enroulés en tapon à ses pieds, faisaient une petite motte blanche et compacte. Vladimir posa ses talons dessus, un peu en hauteur, et s’endormit, bercé par le bruissement des feuilles du palmier en pot sur la terrasse en-dessous de sa fenêtre.

Comme il était drôle que ce petit concert de rien eût été une réussite, donné pour madame d’Eylau, assise dans le meilleur fauteuil, et pour la fille de cuisine cachée derrière la porte. Il avait joué ces pièces pour sa mère à l’âge de cinq ans, et exactement les mêmes dans l’appartement parisien de madame d’Eylau quatre ans plus tard à l’occasion de son arrivée en France. La mère de Jean-Yves les aimait en commémoration de cet événement. Jean-Yves lui avait tout de suite fait des confidences à propos des raisons de cette visite, mais il n’avait jamais cru à cette affaire d’amitié amoureuse entre leurs mères. Il l’avait à vrai dire oubliée tout le temps du pensionnat.

Dix années plus tard, voilà que les mêmes notes du Prokofiev glissaient sur les feuilles du palmier, d’abord gênées par le gravillon de l’allée malmené par les mulots, puis par le grincement de ses dents. L’ivoire du clavier était froide. Vladimir rétracta ses doigts, accrocha du bout des ongles le rebord crocheté de la taie d’oreiller. La musique continuait pourtant, tour à tour au grand étonnement de madame Tagrine, la directrice du conservatoire qui le compterait, bien sûr, elle l’avait senti dès le départ, parmi ses meilleurs élèves, puis pour le plaisir de sa mère assise à côté du piano d’étude dans sa petite chambre de Moscou, enfin pour celui, très aristocratique, de madame d’Eylau et de la fille de cuisine qu’elle emmenait toujours avec elle à la campagne — laquelle, dans son rêve agité était, elle aussi, d’ancienne extraction.

Pourquoi ce froid, tout à coup, qui n’était ni le froid sec et brillant de l’hiver moscovite, ni celui d’un courant d’air ? Vladimir agita sa main d’un petit coup sec et nerveux ; ses doigts touchèrent près du front quelque chose de glacé. « Attrape-qui-peut » n’était plus si espiègle, ni même vif ou joyeux. Il y avait, dans le rythme, dans la couleur du Prokofiev, quelque chose d’étrangement comminatoire, de rembruni, de fatal, de manière que le mulot de l’allée en gravier, monstrueusement dilaté, de la taille d’un gros rat, exhiba pour la joie d’un public ignare deux incisives acérées, tachées d’un vieux tartre mauve, et que la fille de cuisine poussa un cri affreux.

Vladimir balaya son front d’un coup de main brusque et toucha une chose en métal ; laquelle aurait pu être un canif ou une pince, mais, lorsqu’il ouvrit les yeux, se révéla être une clef.

N’aurait-il pu s’en douter ? Il s’était enfermé pour rien. Bien sûr.  Françoise avait sa clef. Elle était allongée à côté de lui et la fit tourner sur elle-même, pincée entre le pouce et l’index, comme on fait tourner un bijou pour observer son chatoiement de près. Dans la pénombre, les marques du maillot deux-pièces dessinaient sur ses fesses une courbe blanche en forme de V aplati, comme les ailes ouvertes d’un oiseau de petite envergure.

Françoise souriait de manière angélique, mais comme un ange que la beauté de Vladimir avait fait déchoir et qui devait maintenant cacher sa peine au creu de sa nuque. Vladimir laissa retomber un bras sur ses épaules, et Françoise produisit un couinement qui disait combien cet acte délictueux lui était aussitôt pardonné. Ils finiraient aux Enfers tous les deux, ou alors au Purgatoire, avec un peu de chance, mais avant, puisqu’ils étaient encore jeunes, tout le temps du monde leur était donné. Ce temps bien court, le pied Françoise le mit tout de suite à profit en remontant le long de la jambe de Vladimir ; jusqu’en haut de la cuisse, l’obligeant, en forçant la cambrure de ses reins, à offrir la marque blanche du maillot à la lumière froide de la nuit d’été.

Tout Françoise sentait le vétiver de Jean-Yves : ses cheveux, sa nuque, sa taille, le creu de ses genoux. Vladimir le vérifia jusqu’aux chevilles puisque l’odeur montait également de là. Il en tenait une dans chaque main pour replier Françoise sur elle-même, élastique, insouciante, soluble sous la langue. Le temps qu’il oublie l’arrivée à la gare, le déjeuner, la visite du jardin, le tour de l’étang et jusqu’au concert lui-même, Françoise avait, de son côté, oublié Jean-Yves ; où plutôt l’avait-elle laissé momentanément de côté.

Lorsque le visage de Vladimir serait devant le sien, humide, chaud, vaguement gris, elle chercherait les mains de Jean-Yves dans le creu de son dos, sans regarder Jean-Yves dans les yeux comme elle faisait d’habitude, parce que Vladimir serait entre eux deux, tendre, musclé, mûr comme une jeune pêche. Ces mains aux larges paumes, aux doigts effilés, qui emprisonnaient dans une coupe tout ce qu’ils touchaient, il aurait été ridicule de les embrasser. Françoise y pensait de temps à autre. Au moins, lorsqu’elle s’imaginait faire ce geste démodé, gardait-elle le ridicule pour elle-même. Jamais elle n’aurait pour de vrai pris la main de son cousin pour la porter à ses lèvres, pas même en privé. Elle ne l’avait jamais fait, pas même enfant pour jouer aux grandes personnes, pour imiter à l’envers madame d’Eylau qui pratiquait volontiers l’art du baise-main. Elle le ferait d’ici un quart d’heure quand Jean-Yves aurait guidé les hanches de Vladimir, passé sur ses reins les mains réservées depuis toujours à Françoise, puis le long du dos jusqu’à la nuque où elles rencontreraient la bouche de sa cousine cachée dans le cou de Vladimir et reconnaîtraient le petit souffle court et tiède qu’elle avait toujours dans ses moments d’abandon. Françoise oserait pour la première fois les embrasser tout son soûl, et même glisser leurs doigts dans sa bouche, se confier à eux comme s’ils avaient été des oreilles, avant de lui offrir Vladimir. Elle les regarderait faire tous les deux et glisserait à de vraies oreilles avec lobe et pavillon des mots lestes, légèrement impudiques, satisfaite de ce qu’un hasard fait maison les eût conduits tous les trois dans le même lit. Elle demanderait à l’oreille de Vladimir s’il voulait changer de rôle, confirmerait que oui à Jean-Yves sans attendre de réponse, demanderait à l’autre oreille, n’importe laquelle, la plus proche, la plus chaude, si elle pouvait aider ou s’ils préféraient plutôt son regard.

Et lorsqu’ils seraient allongés côte à côte tous les trois, fatigués, impatients, rieurs, luttant tour à tour jusqu’aux premières lueurs pour garder la place du milieu, Vladimir se dirait que… pourquoi pas ? Pourquoi pas trois plutôt que deux ? Dans cette chambre baptisée  « chambre d’amis » par madame d’Eylau, une multiplication émouvante bien que raisonnée des jambes, des bustes, des mains faites pour les étreindre, des lèvres faites pour les embrasser et des yeux faits pour les regarder, s’était posée puis résolue d’elle-même avec une déconcertante facilité.

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