Le Passe Muraille

Touches et retouches berlinoises

 

Texte inédit de Gemma Salem

Berlin, c’était un vieux rêve. Déjà petite, on disait Berlin et je dressais l’oreille. C’était un nom qui annonçait quelque chose d’éminemment intéressant. Un drelin de boîte à musique, mais une qui contiendrait des personnages blêmes et canailles. Berlin c’était pour moi comme le tango des pays du Nord. J’étais euphorique en arrivant à la gare centrale du côté Est. J’ai pris un taxi et regardé avec un respect effaré les vastes monuments, les avenues larges, grises et vides comme des pistes d’aéroport. Pas une rue de dimension humaine jusqu’à l’Alexanderplatz, où je descendais. Pas un café de visible, presque pas de magasins. Sur l’Alexanderplatz, enfin, quelques personnes pressées, à cause du magasin Kaufhof probablement. Je comptais déposer ma valise et ma chatte Koshka, dire merci à la connaissance qui me prêtait son appartement et m’y attendait avec la clef, et puis filer, traverser l’Alexanderplatz, descendre l’avenue qui mène à la porte de Brandebourg, passer par les jardins du zoo, manger un morceau au Kurfürstendamm et rentrer en métro. J’avais repéré l’itinéraire sur un plan dans le train, en me réjouissant de l’entreprendre en arrivant, au crépuscule, lequel s’annonçait doux et printanier. Mais c’était compter sans ma faiblesse, car je n’ai pas tardé à accepter l’invitation de la connaissance à dîner dans son autre appartement berlinois et j’ai passé la soirée à regarder les tableaux de sa femme et écouter celle-ci parler, d’abord de ses tableaux.

Je me retrouve constamment avec des gens auxquels je n’ai rien demandé mais qui s’arrangent pour que je leur doive quelque chose, et dès lors je suis à leur merci et ne peux rien dire parce que l’idée de passer pour une brute me déplaît. J’admire les gens comme Beethoven qui préférait de loin passer pour un sauvage plutôt que de subir ces gens-là, mais, hélas, je ne suis pas Beethoven et je me suis laissée inviter et j’ai regardé les tableaux et j’ai écouté jusqu’à l’abrutissement la femme parler de ses tableaux, et finalement j’ai encore dit qu’ils étaient magnifiques. Magnifiques, le dîner magnifique, les centaines de photos de famille magnifiques, la nouvelle paire de jumelles magnifiques, le nouveau frigo magnifique, le chien, adorable. Adorables étaient également leur fille et son fiancé arrivés vers minuit, lui un grand con avec un diamant planté dans le nez et elle du genre boudeuse et emmerdeuse.

C’est dégoûtant. Par-dessus le marché, ces gens-là vous obligent à mentir, par générosité, car si j’avais dit comme Beethoven zut, de l’air, je me fous de ces tableaux, il aurait, au mieux, regardé sa femme avec inquiétude et elle, fondu en larmes. je serais subitement devenue une brute, quant à moi, et une profiteuse, une ingrate. mais ça ne m’excuse pas, j’aurais dû le dire, dire zut, ta gueule, de l’air, reprenez votre appartement, s’il faut le payer ce prix-là je préfère la rue, moi je ne vous l’ai pas demandé, si vous avez insisté c’est que vous deviez y trouver votre compte, moi je ne vous assène pas mes manuscrits et mes livres et les coups tordus ô combien pervers de mes éditeurs, je ne vous dis rien de mes soucis de fric, ni d’ailleurs d’aucun souci, je ne vous circonviens pas avec les photos de mes enfants et de ma maison de vacances et de ma chatte Koshka, je suis venue parce que vous m’avez offert très aimablement de quoi loger à Berlin et que je voulais faire plus ample connaissance avec des gens aimables.

Voilà ce que j’aurais dû dire au lieu de me soumettre à ces gens-là, évidemment, il l’aurait regardée avec effroi et elle, éclaté en sanglots. Au moins je me serais échappée plus tôt et je ne leur devrais plus rien, et je n’aurais pas développé pour eux toute cette irritation. J’aurais passé pour une brute et une ingrate mais est-ce que ça ne vaut pas mieux que de passer une soirée des plus imbéciles et mentir ? J’ai menti par faiblesse et non par gentillesse, car si j’étais gentille, je ne supporterais pas d’induire en erreur qui que ce soit, que ça plaise ou non. Le premier rôle de la gentillesse c’est d’être honnête.

Ces gens-là avaient fait des pieds et des mains pour que j’habite chez eux, sur l’Alexanderplatz, et que je passe ma première soirée berlinoise à leur table, pour m’obliger à leur mentir, car ils savaient très bien que les tableaux et le bavardage de la femme m’énervaient. Mais désormais je leur devais quelque chose, pas mal même, et je me devais de les remercier en les flattant et les encensant, et j’ai si bien dit que les tableaux étaient magnifiques qu’elle, très satisfaite et rassurée quant à sa prestance, a tenu à m’en donner un, une croûte que je vais devoir trimballer jusqu’en France et qui a augmenté mon ardoise chez eux.

Je suis rentrée avec le tableau dégoûtée de moi-même. Par stupidité et par faiblesse, uniquement, je suis restée dans l’appartement de l’Alexanderplatz, et chaque jour j’invente un autre prétexte pour le cas qu’ils m’appellent, et là encore ils sauront que je mens et re-mens. Ils m’ont gâché mon Berlin. En général, en arrivant quelque part je fais d’abord attention aux qualités, à ce qu’il y aurait de bon à prendre. A Berlin, je fais l’inverse et tout est donc sens dessus dessous, je ne sais pas qu’en dire de bien. Pour tout dire, je trouve Berlin difficile d’accès. Risible, ce gigantisme de l’Est où il faut dix minutes pour traverser une rue, détestable cette excentricité et cette prétention à l’Ouest, qui est exactement le même foutoir que Hambourg, Londres ou Paris. Entre les deux, c’est comme s’il y avait encore le Mur, on dirait qu’ils le regrettent. Ceux de l’Est craignent d’être pris par ceux de l’Ouest pour des moujiks et ceux de l’Ouest les prennent bien pour des moujiks, et chacun se ferre dans ses quartiers et ses habitudes. A l’Est, s’il reste quelques scrupules à se laisser aller comme à l’Ouest (il y a par exemple encore des directeurs de salles de concert qui s’y connaissent en musique, qui en jouent même, est-ce croyable ?), restent aussi les lamentations fameuses et éternelles, organiques. A l’Ouest, je l’ai dit, c’est le merdier occidental, plus la prétention la plus incompréhensible. Ce qui me paraît les relier tant soit peu c’est le mauvais temps quotidien et le manque, le vide de spiritualité, et d’ailleurs jusqu’ici je n’ai vu qu’une seule église, en quinze jours, et je me suis cru dans un tribunal. Un lieu sans prière, où on n’aurait pas su prier.

Pendant quinze jours j’ai regardé, écouté, marché, marché, marché. Il y a de beaux jardins, oui, de beaux concerts et de bons musiciens, un superbe Musée d’Art Moderne, de merveilleux oiseaux qui chantent jour et nuit, et cetera, mais déjà le début de l’indifférence, ici aussi l’indifférence. Le cher à quoi bon, le bien aimé je m’enfichisme, l’irremplaçable ce n’est pas mes oignons. Comme à Paris, Hambourg ou Londres, comme partout. Et par indifférence, on continue à mentir à ses amis, on s’abaisse à les caresser dans le sens du poil, et on finit par les prendre dans le nez pour se retrouver seul, une fois pour toutes.

Berlin, le 7 avril 1994

G. S.

(Le Passe-Muraille, No 19, Juillet 1995)

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