Le Passe Muraille

Le vent se lève au-delà du temps

À propos de La Horde du contrevent d’Alain Damasio

par Jean-François Thomas

D’abord il y a l’objet. Le livre. Brun roux. Puis, au bas de la couverture ornée de lettres et de symboles, cette mention : « CD, bande originale du livre ».

Curieux. Ensuite viennent les personnages. Vingt-deux. Identifiés par des symboles ou des signes typographiques qui désignent leur fonction. 1-2, c’est Golgoth, le traceur, le neuvième du nom. ), c’est Sov Strochnis, le scribe, à la plume duquel on doit la majeure par-tie de cette histoire. ,-, c’est Callirhoé, la feuleuse, une femme capable d’allumer un feu dans n’importe quelle condition, y compris à partir de l’eau. Vingt-deux sigles, vingt-deux personnages, vingt-deux fonctions bien précises. C’est la Horde. La Horde du Contrevent. La 34e Horde du Contrevent. Au début du récit (qui commence à la page 521 pour se terminer à la page 0), la Horde s’est mise en route depuis vingt-huit ans. Vingt-huit ans de contre. Vingt-huit ans de marche en affrontant les vents, tous les jours, par tous les temps…

Pas de doute, nous nous trouvons en présence d’un OLNI: Objet Littéraire Non Identifié. La Horde du Contrevent, deuxième roman d’Alain Damasio, est un pur bijou littéraire. Un livre créatif, inventif, solide et dynamique, pourvu d’une ambition stylistique unique. Un bouquin qui donne un joli coup de peinture aux murs parfois défraîchis de la littérature. Il est même capable de rajeunir la science fiction, catégorie à laquelle il appartient indubitablement.

Le narrateur, aussi, est particulier : ce sont les vingt-deux personnages qui, à tour de rôle, racontent l’histoire. Ils se succèdent, reprenant le fil du récit là où le précédent narrateur l’a laissé. Chacun dans son propre style, bien entendu, utilisant des registres et un vocabulaire différents. Let-tré, pour ), Sov, le scribe, qui tient le journal de la Horde et note les vents à l’aide de signes typographiques. Noble pour 7C , le prince Pietro della Rocca, qui négocie et apaise les tensions au sein du groupe. Vulgaire, injurieux, misogyne, brutal pour S-2, Golgoth, un dur, un méchant, le chef de la Horde qui n’a aucune empathie et ne s’embarrasse d’aucun artifice pour dire les choses comme il les pense. Erudit pour X, Oroshi Melicerte, l’aéromaître, dont la science des vents est gage de survie pour la Horde.

Un récit polyphonique, donc, dont certaines voix sont bavardes et d’autres quasiment muettes, qui entraîne le lecteur dans une variété de tons, dans une aventure polychrome, où les interprétations des uns nuancent les croyances des autres, où les sentiments des uns se mêlent aux visions des autres, où le but des uns s’écarte de la motivation des autres.

La force de ce roman tient aussi au fait que, jamais, Alain Damasio n’intervient en tant qu’auteur dans son récit. Le monde se construit de lui-même, au fur et à mesure que les personnages prennent la parole pour faire part de leur réflexion. C’est le tissage des perceptions qui compose le réel.

Sur une planète qui n’est pas la Terre vivent des humains. C’est une planète sans cesse parcourue par des vents. A chaque génération, dans une sorte de quête religieuse, une Horde se forme et se met en route. Composée d’enfants spécialement prépa-rés pour cette tâche, la Horde a pour mission de parcourir la planète dans sa totalité pour découvrir les neuf formes du vent. Equipée en conséquence, elle remonte le vent, comme un fleuve, jusqu’à sa source, en un combat quotidien. Par ordre d’intensité, on connaît la zéfirine, le slamino, la stèche, le choon, le blizzard et le furvent. Ce furvent qui souffle en force au début de l’aventure, un vent furieux qui mutile et tue. A ce qu’on croit savoir, jamais une Horde n’est parvenue au bout de sa mission. Certaines ont été complètement détruites, d’autres ont abandonné. Toutes parties de l’Extrême-Aval, elles cherchent, depuis huit siècles, à atteindre l’Extrême-Amont pour connaître l’origine du vent.

En chemin, la Horde croise villes et villages. D’autres hommes, les Fréoles, ont de leur côté développé une technologie éolienne avancée qui leur permet de construire des vaisseaux à voile très performants. Mais la Horde s’en tient à la marche et à la souffrance ; elle avance envers et contre tout, quelles que soient les difficultés, en alternant les techniques.

La Horde est protégée par A , Erg Machaon, combattant-protecteur d’une redoutable efficacité: «Il ne se bat jamais. Il élimine. Il a été formé comme ça. » Il faut dire que ceux qui ont armé la Horde, animés d’intentions pour le moins contradictoires, ont aussi lancé des tueurs à sa suite, pour la liquider… Il y a aussi les chrones : des oeufs de toute dimension, constitués de vent, à l’enveloppe perméable, des formes de vie étranges, qui ont des effets physiques ou psy-chiques dangereux. Certains sont capables d’agir sur le temps. Quant aux microchrones, — et ça, c’est très fort — ils expliquent de façon rationnelle le pouvoir des incantations magiques! Que dire encore de cette création littéraire, entièrement consacrée à un seul élément, le vent. Qui le décline sous toutes ses formes et en invente de nouvelles ?

A l’imitation des Inuit, qui ont développé un vocabulaire particulier pour évoquer les différents états de la glace, Alain Damasio a créé des mots nouveaux basés sur l’élément aérien. On pêche des méduses dans un ciel rempli de « muages ». Les « airpailleurs » ramassent les objets entraînés par les vents. Un « pharéole » est un phare équipé d’une sirène éolienne, les femmes se mettent des babéoles » dans les cheveux…

Enfin on ne peut que rester admiratif devant la beauté stylistique et poétique de ce qui apparaît comme un livre majeur. On citera à ce propos la joute oratoire qui oppose le scribe de la Horde à un ascète d’une incroyable ville verticale, très BD. La joute de palindromes qui commence par « Engage le jeu que je le gagne ! » est un véritable régal pour les «Aerudits », dont nous sommes heureux de faire partie après avoir lu cette formidable odyssée.

J.-F .T.

Alain Damasio. La Horde du Contrevent. La Volte, 2005, 521 pages. Livre-CD.

(Le Passe-Muraille, No 67, Novembre 2005)

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