Le Passe Muraille

Une joyeuse invective

 

 

À propos d’Une désolation, revigorant massacre des bons sentiments signé Yasmina Reza,

par Livia Mattei

Une femme ne peut que se réjouir de voir une femme encore jeune se fondre si parfaitement dans la peau d’un vieil homme. Combien futées nous sommes !

Et quel cran ! Parce que déplaisant au possible, le vioque. Enfin à ce qu’il semble au premier regard: vraiment le mal embouché. Contre tout. Surtout contre tout ce qu’on est convenu de trouver aujourd’hui juste et bon. Par exemple sa fille est pour la culture dispensée à tous. Mais lui est contre. Son fils se ressource aux Antilles en sorte de s’épanouir à tous les niveaux. Archicontre. Sa femme positive à mort. Alors là le sommet du contre. Et les énormités qu’il aligne au chapitre de ses pour. Par exemple la guerre: «N’importe quelle guerre, dit-il comme ça, aussi vaine soit-elle, aussi meurtrière soit-elle, est supérieure au confort.» Ou ce qu’il dit de sa moitié en larmes: «Dès qu’une femme pleure j’ai envie de la buter.» Ou ce qu’il dit de son fils qu’on lui dit heureux: «On ne peut pas rire avec l’heureux». Bref on n’est pas loin du crime contre l’humanité, et d’autant plus que ce juif avéré se fout d’être ou de n’être pas «sociétaire du club juif libéré» et se fout des «randonneurs juifs de l’Ile-de-France» auxquels son beau-fils Michel est affilié, ce même Michel auquel il reproche de «s’adosser au génocide» pour le rappeler à l’ordre. Et dire que ce malgracieux prétend, à son tour, nous rappeler à l’ordre…

Ou plutôt non: c’est à un joyeux désordre qu’il nous convie, qu’on pourrait dire le désordre de la vie bonne. Car ce qu’il déteste en somme n’est que le convenu, le faux semblant, l’affectation, le conformisme et la veulerie. Ce qu’il déteste chez les proclamés heureux, c’est l’égoïsme et la lâcheté, et c’est par amour qu’il engueule son fils: «Ecarter la souffrance, tel est votre horizon. Ecarter la souffrance vous tient lieu d’épopée. Je vous présente mon fils, de la bande des fleurs coupées. Je t’aurais préféré criminel ou terroriste, plutôt que militant du bonheur». Contre le monde des «optimistes en tutu», contre la mièvrerie de l’existence, contre les discours vertueux qui camouflent des puits d’indifférence, contre les doctes et les chiants («Ceux qui savent aplatissent le monde»), contre ceux qui lui disent que Picasso est incontournable alors qu’il n’a envie d’aimer que Bach (ce Bach dont il signale au passage qu’Enesco disait qu’il était «l’âme de son âme»), bref contre tout ce qui tend à l’insipide et à l’insignifiant, voilà sa guerre. Et de prier Dieu, auquel il ne croit pas, de lui rendre «l’horreur de la tranquillité, du paisible sous toutes ses formes». Et de dire à son fils (tout ce monologue s’adressant à celui-ci, comme une lettre à la Sénèque) qu’il l’aime, et de lui lancer enfin dans un frémissement poignant: «Ne t’offusque pas mon garçon de mon discours exécrable, avec les gens qui me sont chers j’aime frôler le précipice, j’aime le péril extrême, je me mets en état d’extrême odieuserie ou en état d’extrême laideur pour tester votre affection»…
Cet odieux présumé parle mieux que personne, au demeurant, d’amitié et de passion amoureuse, de bonté et de beauté, c’est un tendre qu’insupporte la dureté maquillée en pute sentimentale, c’est un vivant qui nous parle, ce n’est pas un heureux mais un joyeux, et son invective nous transfuse du bon sang de sa joie.

L. M.

Yasmina Reza, Une Désolation, Albin Michel, Paris, 1999, 158 pages.

(Le Passe-Muraille, Nos 43-44, Décembre 1999)

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