Le Passe Muraille

Une journée particulière

À propos de La Leçon de choses en un jour d’Alain Bagnoud,

par Janine Massard

Il y a comme ça des jours plus formateurs que d’autres, même si à l’école on est encore dans les petits : d’un coup la réalité devient évidence, comme ce vieux bonhomme qui fait des signes de croix inversés et qui a la réputation de provoquer des inondations ou d’arrêter l’eau. Et voilà que dans la classe de dame Augustine, une mégote confite dans un catholicisme tout en étroitesse et en rigueur, on fait scandale avec un dessin de plage qui montre une dame en bikini avec des seins comme des obus. Transgression dans un village vigneron des années soixante où la crainte du curé et de l’enfer régente les mentalités, transgression qui paraît d’autant plus scandaleuse que le glas annonce la disparition d’un personnage important, tout cela au moment où va commencer la leçon de choses avec un livre neuf et lisse. Le jeune garçon, harcelé de moqueries par ses camarades d’école, qui ressemblent étrangement à celles que doit endurer chaque jour Dogane, étranger fils d’étranger, se retrouve à ses côtés cette fois-là tout en se promettant de bien prendre sa revanche dès qu’il le pourra. A midi lorsque, pour repas d’anniversaire, on lui sert le Jeannot du clapier qu’il avait décrété sien, tué par son père et apprêté par sa mère, le gosse est désespéré, au bord de la rupture, mais se comporte comme les enfants obéissants de l’époque : il encaisse, même si l’amertume lui sert de digestif, et réalise que la leçon de choses n’est pas une figure pour dame Augustine seulement. Tous ces éléments donnent à l’adulte qui regarde celui qu’il a été dans un autre temps l’occasion de prendre la mesure d’une époque où la vie était simple, les gens soumis pliaient devant l’autorité, un cadre rigide tenait lieu de cohésion sociale. Pour le narrateur, l’évocation de cette journée est aussi l’occasion de mesurer toutes les trans-formations subies par les sociétés rurales : évolution des moeurs, de la langue, on parlait encore patois, on se met au français en l’écorchant au passage. Cette journée particulière a lieu dans le milieu des années soixante, le jour des sept ans probable-ment, l’âge de raison pensait-on. Si, dans le livre de « leçons de choses », tout est rangé de façon géométrique, comme figé dans une ordonnance parfaite, la réalité induit plus de confusion.

Ce qui fait la force de ce récit, c’est le regard de l’adulte posé sur les joies et les déboires de ce lointain enfant, sur les possibilités et impossibilités de voir son entrée dans la société : son père est vigneron alors qu’il aurait souhaité être instituteur, lui-même aimerait être ingénieur mais devra-t-il se contenter d’une blouse de maître d’école ? Une petite musique, tout imprégnée de l’humour que donne la distance nécessaire pour exprimer le non-dit, accompagne la restitution de cette journée où le narrateur aura l’impression d’avoir grandi, surtout qu’à la fin, en réponse à l’ire déclenchée par le dessin du matin, un mot sonne comme une déflagration : le gamin découvre le sens du mot piner : tiens, tiens, voilà une leçon de choses bien plus intéressante que les jolis dessins du classique Hachette!

J.M.

Alain Bagnoud. La leçon de choses en un jour. L’Aire, 2006. 292 pages.

(Le Passe-Muraille, No 71, Janvier 2007)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *