Le Passe Muraille

Une épopée au goût de cendre

 

À propos de Lawrence d’Arabie,

par Antonin Moeri

Quand il débarque à Djeddah le 16 octobre 1916 T.E. Lawrence ne sait pas qu’il deviendra le héros d’une fabuleuse aventure. A vingt-huit ans, il a beaucoup lu Xénophon et Jules César, Clausewitz et Foch, il manie bien le pistolet et le fusil, il parle arabe avec un fort accent et connaît les dessous d’un service d’espionnage. Il vient de passer deux ans dans un bureau de l’Intelligence Service au Caire. A cette époque, la révolte arabe contre l’ occupant turc s’essouffle.

Pour mieux manipuler les Bédouins, Thomas Edward adopte leurs mœurs, leur manière de penser et leurs vêtements. Il coordonne les opérations de tribus différentes, de clans souvent ennemis depuis des lustres. L’enthousiasme avec lequel il pose des mines, trompe l’adversaire ou donne l’assaut nous semble suspect. Lawrence nous fait croire qu’il travaille pour les Arabes. Il leur avait en effet promis la liberté. Tout en sachant que d’autres dis- positions étaient prises à Londres et à Paris. Tout en sachant qu’il défendait, en réalité, les intérêts britanniques. L ’ ambiguïté caractérise non seulement la personnalité de cet officier de liaison, de cet agent double, mais également son entreprise, qu’elle soit militai- re ou, plus tard, littéraire.

Dans un chapitre introductif, l’auteur situe son aventure qui durera deux ans, jusqu’à la prise de Damas le 1er octobre 1918. Il précise les enjeux et persuade le lecteur de son attachement pour les Arabes. Le roman commence avec l’entrée en scène d’un émir, personnage fascinant qui s’ est retranché à l’ ouest de Médine, la Ville Sainte occupée par les Turcs.

Lawrence observe minutieusement ce prince par droit de naissance. Il apprend auprès de lui les manières de commander à des Bédouins illettrés, à des chapardeurs nomades, «ces artistes en embuscades». Il découvre avec émotion les combattants d’ une armée qui n’ existe pas au sens moderne du terme. «Ils étaient physiquement minces mais exquisément faits, se déplaçant avec des mouvements huilés tout à fait délicieux à observer.»

Il est difficile de résumer ce livre ou de le raconter. On y trouve des descriptions sublimes des paysages du désert quand descendent sur lui le soir et la nuit glacée. On y trouve une galerie de portraits d’ une drôlerie sardonique. Des rêves d’ une subtile cruauté. Des évocations de repas pantagruéliques. Des notes expliquant la façon de poser et d’amorcer une charge explosive. Des propos sur la stratégie militaire, la diplomatie orientale, la politique anglaise et la mentalité des officiers de carrière, «ces colonels et ces majors caricaturaux, vieux dindons à l’ œil furibond». Des pages où l’ auteur confesse ses tourments, sa misère, sa solitude, sa vanité, sa fourberie, son cynisme et son sentiment de culpabilité.

Ce qui apparaît comme un plaidoyer pour la cause arabe sert de prétexte à l’ élaboration d’ un immense poème épique. Ce n’ est pas un témoin impartial qui parle. Lawrence n’oublie pas le sang qu’il a versé. Il interroge sa conscience en racontant dans les détails comment il dut abattre un de ses hommes, comment il acheva sans trembler un des deux êtres ensoleillés pour qui il nourrissait une vive affection.

Après une bataille sanglante, dans une pénombre blafarde où «la pointe des rayons de lune scintillaient comme de l’écume marine», il range un à un les nombreux cadavres couleur d’ivoire, merveilleusement beaux, «aspirant à faire partie de ces hommes tranquilles.» Plus le récit avance, jusqu’à l’entrée triomphante dans Damas, plus le narrateur se sent méprisable de tenir la place d’ un homme d’action, plus il s’enfonce dans un désespoir irrémédiable.

On a assez glosé sur les tendances masochistes de cet écrivain et sur son goût pour l’avilissement de sa propre personne, sur sa joie de l’abaissement. Non sans raison puisqu’il ne se gêne pas d’avouer cette pulsion. La célèbre scène dans laquelle le narrateur est torturé par des soldats turcs, battu au sang puis sodomisé, est peut-être amplifiée pour les besoins du récit, arrangée ou tout simplement inventée. Dans ce livre parfaitement construit, elle marque une étape de la descente aux enfers du nabot qui se considère alors comme un clown, un soldat pour rire, un valet de l’abstrait.

Le sentiment corrosif de la tromperie dont il est complice à l’égard des cheiks désagrège, disloque, crucifie sa personne. Au comble de la douleur (qu’il trouve délicieuse), il compare ironiquement son martyre à celui de son saint patron sur le gril. Plus les opérations militaires réussissent, plus les victoires se succèdent, plus la rumeur exalte l’importance de Lawrence, plus il se trouve abject, dérisoire et absurde, plus le frisson glacé de la gloire le courbe vers le sol. Il s’enfonce dans une boue puante. Il s’embourbe si profondément dans la vase qu’il ne craint guère d’y périr.

Mortellement fatigué de sa vie et rêvant des cieux maussades de l’ Angleterre impériale, le fraudeur sans dieu ne supporte plus son masque. Le désillusionné, le sceptique a joué avec les idéaux d’un autre peuple. Ne croyant à rien, il s’est identifié à une cause qui n’était pas la sienne. «Le hasard m’ avait donné une place dans la Révolte arabe, thème épique tout prêt pour un œil et une main directs, m’offrant aussi une issue vers la littérature.»

Homme de désir plus qu’homme d’action, Lawrence bâtira sa véritable demeure en taillant ses sept piliers, car la fiction lui paraissait plus solide que l’action. Et pour raconter son épopée, il choisit une langue âpre, nerveuse, «heurtée, tumultueuse, agitée de fantômes, pleine de sons et de couleurs intenses.» C’est dans un état d’ exaltation et de fièvre qu’il rédigea ces mille pages, ignorant l’épuisement et la folie qui le guettaient. Vivant comme un être traqué… Se sen- tant, après cette épreuve, «comme un animal préhistorique, éteint, mort, inutile.»

A. M.

T.E. Lawrence, Les sept piliers de la sagesse. Nouvelle traduction de Julien Deleuze. Folio-Gallimard 1992. Dépêches secrètes d’ Arabie et autres lettres, «Bouquins», Laffont 1992.

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