Le Passe Muraille

Une Colette helvète

À la rencontre de Janine Massard,

grande auteure suisse de langue française,

par Sergio Belluz

Quand on rencontre un parcours sans faute et une œuvre cohérente et magnifique comme celle de Janine Massard, treize œuvres et des poussières parues de 1978 jusqu’à nos jours – à quand la réédition des premières, introuvables en librairie ? –, douze œuvres nées dans la précarité financière inhérente à l’écriture dans ce pays plus terre-à-terre que littéraire, douze œuvres qui ont trouvé leur public, en Suisse et à l’étranger, grâce à leur valeur littéraire et à la confiance de leur éditeur, le tout en dépit de l’indifférence (du mépris ?) des spécialistes ès Romandisme, on se dit que le monde est bien mal fait et que si le ghetto de la littérature prétendument ‘romande’ n’existait pas, elle aurait été reconnue depuis bien longtemps comme une grande dame de la littérature en langue française, et pas à cause de sa taille – 1,73 mètres, ce qui en fait une géante dans sa génération –, mais grâce à une œuvre fortement autobiographique et magnifiquement écrite qui la range dans une catégorie à part où elle peut tutoyer sans rougir la grande Colette.

Colette, vraiment ? Oui, Colette, qu’une grande partie des écrivains et des critiques de son temps prenaient de haut et à qui il a souvent été reproché de n’écrire que de petits romans autobiographiques et cancaniers sur le monde qu’elle connaissait, sans voir que ce petit monde, qu’elle avait si bien vécu, si bien perçu, si bien compris, si bien exprimé, était justement celui qu’elle savait défendre le mieux et celui qui représentait une réalité humaine que personne avant elle n’avait décrite avec autant de  sensibilité, de précision, d’humour, de vérité et de talent.

C’est que par ses origines, par son point de vue féministe et social, par le matériau autobiographique qu’elle utilise, par les sujets qu’elle traite, et par la manière littéraire dont elle les traite, avec précision et sans chiqué depuis son premier récit …de seconde classe (Eygalières : Temps parallèle, 1978, réédité en 2016 aux Éditions d’En Bas) Janine Massard montre bien que dans une œuvre de qualité la distinction artificielle entre ce qui serait fiction et ce qui serait non-fiction, entre ce qui serait réel et inventé, est une nuance inutile. Seul compte le vrai – réel ou fictif –, qu’on peut trouver dans tout genre littéraire (poésie, chronique, essai, nouvelle, roman…) et qui n’existe que par le talent de l’auteur.

En cela et en bien d’autres choses Janine Massard rejoint cette Colette qu’on croit toujours un peu frivole à cause de ses photos de nus, de sa bisexualité, de son passage au music-hall et de ses livres les plus connus (les ClaudineL’Ingénue libertineChéri ou Gigi), Colette, la provinciale montée à Paris et qui, revendication ou affectation, conserva jusqu’au bout les ‘r’ sensuellement roulées de sa Bourgogne natale, son pays âpre et beau, au cœur de certains de ses écrits, en filigrane dans d’autres, Colette, dont la vie de femme libre est le matériau d’une œuvre étonnante et superbe, où se côtoient articles de magazine, romans, nouvelles et journaux intimes, et où la condition féminine et les réalités sociales de son temps sont décrites de manière détaillée et précise, la chronique d’une époque où la femme n’avait pas d’existence légale, ne travaillait pas, ne pouvait pas avoir de compte bancaire personnel, ne pouvait pas voter, n’avait pas droit au plaisir et ne pouvait pas avorter, du moins légalement.

JANINE MASSARD À L’OEUVRE

Qu’est-ce qui constitue une œuvre ? Un dénominateur commun, une cohérence qui tient à la personnalité, à la voix d’un(e) auteur(e), une manière d’observer, de sentir les choses, de les transcrire et une écriture qui relie le tout.

Quel que soit le genre dans lequel elle s’illustre, on reconnaît tout de suite la patte et le monde de Janine Massard, son style et sa voix bien à elle, qui allie précision de la documentation et du vocabulaire, jeux de narration – en particulier l’utilisation virtuose, facétieuse et mordante du discours indirect libre, et, pour des raisons de fluidité narrative et de transcription de la langue parlée, la fusion habile et fréquente de plusieurs narrateurs au sein d’un même paragraphe –, sans compter les jeux sur la ponctuation, la transcription des différents jargons, les alternances de registres entre parler local et français standard, langage familier et neutre, le tout pimenté par la gouaille et l’impertinence d’une femme issue d’un milieu modeste, qui a pu faire des études à une époque où elles étaient inaccessibles pour un enfant pauvre, et plus inaccessibles encore pour une fille, dans un pays arriéré où les pauvres n’ont longtemps pas eu leur mot à dire et les femmes pauvres encore moins.

 

C’est cette drôle de voix, fière et revendicatrice qu’on entend dans ses livres, ce ton, cette vivacité, cette sensibilité, cette générosité, cette humanité, cette indignation aussi, et cet humour noir qui fait un pied-de-nez aux conventions et qui transmet une vision de la réalité qu’on n’a pas coutume de lire dans un pays où l’on reste discret et poli, policé, même, en toute circonstances.

Jean-Louis Kuffer note dans son magnifique journal littéraire que Dimitrijevic, le fondateur des éditions L’Âge d’Homme, avait fait remarquer dans une chronique de La Gazette de Lausanne que la littérature romande manquait d’un Zola, faute d’observateurs détaillant les multiples aspects urbains ou ruraux d’un pays réel trop souvent idéalisé ou idéologiquement schématisée sous la double égide du Pasteur et du Professeur. L’éditeur et pourtant grand lecteur n’avait peut-être pas lu Janine Massard qui avait possiblement le tort d’être une femme, écrivaine de surcroît. Tout au long de son œuvre, et depuis sa position de femme ‘prolote’ née dans un pays de petits-bourgeois, elle évoque, d’une manière sensible, originale et personnelle, les aspects intimes et sociaux de la vie de son temps et de son coin de pays et rejoint ainsi les auteur(e)s qui, par le particulier, touchent à l’universel.

Sergio Belluz

 

Janine Massard, née en 1939,  commence des études de lettres à Lausanne mais les interrompt après trois semestres. Elle exerce alors divers métiers avant de se vouer à l’écriture. Son œuvre comporte un recueil de nouvelles, un conte, une chronique, mais surtout des récits et des romans, parfois à trame autobiographique comme La Petite Monnaie des jours (1985), pour lequel elle reçoit en 1986 le Prix Schiller. Prix des Écrivains Vaudois 1993 pour Trois mariages, Prix de la Bibliothèque pour Tous 1998 pour Ce qui reste de Katharina, Prix Édouard-Rod 2002 pour Comme si je n’avais pas traversé l’été, Prix de Littérature de la Fondation vaudoise pour la culture 2005 pour Le Jardin face à la France

©Sergio Belluz, le journal vagabond

3 Comments

  • Martine Desarzens dit :

    Cher Sergio, Janine Massard dont j’ai lu tous les livres fait partie des écrivains dont j’aimerais avoir encore un roman à lire. Son livre « les gens du lac » est un roman qui m’a tellement touché, étant fillette durant les années où se passe l’histoire des gens du lac, j’ai été totalement habitée par ce roman…..Janine Massard est une amie du POP et de la vie. Oui, décidément je me suis sentie entrer dans tous les romans de Janine Massard. Merci cher Sergio. Et comme vous avez raison d’écrire que la femme écrivain n’est pas « Zola* pour encore trop de critiques littéraires. Allez, je vous embrasse, mon ami Sergio.

  • Gio Bonzon dit :

    Quel plaisir de lire un si bel article sur une si belle auteure ! J’aime beaucoup la plume de Janine Massard, on se laisse happer par ses histoires, par ses personnages auxquels « on se mêle » pendant la lecture, impossible de rester impassible, La comparaison à Colette est bien vue. Merci beaucoup pour cet article qui sent bon la passion.

    • Martine Desarzens dit :

      Chère Gio, comme vous j’aime beaucoup Janine Massard, nous aimons si souvent les mêmes auteurs. Martine

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