Le Passe Muraille

Une certaine Amérique au vitriol

 

Une lecture de Sous le règne de Bone, roman de Russel Banks

par Anne Turrettini

Ne supportant plus l’atmosphère familiale, Bone, un adolescent de quatorze ans, quitte sa mère et son beau-père, et devient ce que les Américains appellent un mall rat, c’est-à-dire un rat des galeries marchandes, un jeune paumé qui traîne dans les centres commerciaux.

SDF, délinquant, drogué, dealer, Bone côtoie les hors-la-loi et habite dans divers lieux, souvent sordides, parfois insolites, avant de partir pour la Jamaïque en compagnie de celui qui est devenu son meilleur ami, I-Man, un Jamaïquain marginal qui se frotte aux marchés les plus douteux, mais possède un certain fond de sagesse et de bonté. Pendant cette année d’errance, Bone va de désillusion en désillusion, mais mûrit, se forge un esprit critique (sa vision de l’Amérique des nantis est souvent piquante), fonde son propre code de valeurs et conserve malgré tout, une certaine fraîcheur. Par le biais des aventures de Bone, Russell Banks livre sa vision de la société américaine. Le bilan de santé qu’il établit à son propos est terrifiant; sous la loupe pessimiste de l’auteur, le lecteur découvre une société dans un état de déliquescence complète.

Le mal atteint l’Amérique à tous les niveaux. A commencer par l’environnement. La ville telle qu’elle est décrite par l’auteur semble réduite aux centres commerciaux, aux immeubles abandonnés, aux villas luxueuses mais isolées; dans ce vaste territoire qui donne l’impression d’être déserté, Bone relève qu’«un incendie est un des rares événements, aujourd’hui, qui rassemble les gens.» Même le paysage – dont l’étendue et la splendeur ont été louées par tant d’écrivains – est comme pourri: «On était au début du printemps et les nuits étaient encore froides, mais les jours se réchauffaient et les tas de vieille neige grise commençaient à rétrécir, laissant émerger des milliers de merdes de chien gelées. Des mois d’ordures, de papiers sales, de vêtements égarés refaisaient surface (..).» Seul le ciel (auquel Russell Banks réserve de très belles descriptions), parce qu’il est en quelque sorte hors de portée de l’homme, semble avoir conservé une certaine pureté.

Le cœur de la société est évidemment aussi en voie de désagrégation: la cellule familiale, touchée de plein fouet par la sexualité pervertie des adultes, par les fléaux que sont l’alcool et la drogue, est éclatée. Comme le constate Bone: «(…) Nous n’étions, elle [ma grand-mère], ma mère et moi, que la pitoyable imitation d’une vraie famille.» Enfin, cause ou conséquence du mal qui ronge la société, le langage et la culture de Bone souffrent d’une certaine insuffisance et paraissent coupés de leurs véritables racines. Il est frappant de constater à quel point les références culturelles de Bone relèvent du monde audiovisuel, qui plus est, télévisuel. Lorsque Bone squatte une luxueuse résidence d’été, il farfouille dans la bibliothèque des propriétaires et déniche «Finnegan’s Wake dont [il avait] espéré que ce serait une histoire de meurtre avec une bonne intrigue et qui en fait était écrit dans une langue bizarre où on trouvait des mots anglais mais qui était quand même une langue étrangère.»

Ironique et amer, Russell Banks l’est sans aucun doute, tout à fait pessimiste, peut-être pas, car après tout, Bone traverse les épreuves en acquérant un certain bon sens. Mais qui pourra réduire l’abîme qui existe entre l’Amérique de Bone et celle des intellectuels ?

A. T.

Russell Banks, Sous le règne de Bone, roman traduit de l’américain par Pierre Furlan, Actes Sud, 1995, 410 p.

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