Le Passe Muraille

Un sage qu’on revisite

 

Retour à Hermann Hesse, romancier et voyageur, moraliste et conteur,

par Jean-Paul Pellaton

Quelle place occupe aujourd’hui Hermann Hesse auprès des lecteurs de langue française, il est difficile de l’évaluer. Ce qui semble certain, c’est qu’il a eu son temps de plus grande gloire surtout dans les années de l’après- guerre. En 1948, André Gide avait préfacé la traduction du Voyage en Orient. Peu à peu paraissait la version française des grands romans, Narcisse et Goldmund, Peter Camenzind, Le Jeu de Perles de Verre. Ces livres, riches d’ un message spirituel, allaient redonner l’ espoir à une jeunesse désorientée, tout en établissant un lien avec la tradition. Pour beaucoup, Hesse devenait un guide, un maître à penser, un sage pourvu d’une autorité quasi religieuse.

L’écrivain continue de jouer ce rôle, certes, mais peut-être surtout hors du domaine français, aux Etats-Unis, au Japon. Peut-être qu’un regain d’intérêt pour Hermann Hesse explique la parution simultanée de quatre ouvrages, trois inédits et une étude à lui consacrée par Bertrand Lévy.

Rien d’étonnant à ce qu’il faille tout un livre pour réunir les textes de l’écrivain sur l’Italie (Voyages en Italie). Amoureux du soleil, épris de beauté, il fit dans ce pays de longs séjours, le premier en 1901, et y retourna régulièrement au cours des années suivantes, jusqu’en 1913. Comme de nombreux écrivains et artistes allemands (à commencer par Gœthe), il allait demander à l’ Italie les émotions artistiques que tout homme cultivé se devait de ressentir.

Ses pages, journaux de voyages ou articles publiés, font une place modeste au pittoresque. L ’essentiel est consacré à décrire les œuvres classiques, monuments, sculptures, peintures, et à exprimer ses enthousiasmes et ses méditations. D’ excellentes connaissances en art et en histoire lui permettent une approche avertie des chefs-d’ œuvre. Mais son regard de peintre et son tempérament de poète lui enseignent aussi cette flânerie active qui caractérise les vrais voyageurs et font de chaque promenade une aventure féconde. Florence, Pise, Bergame, Ravenne, Venise… sont ainsi prospectées, méthodiquement et sans fringale, car l’ écrivain sait ménager des pauses dans les auberges où il apprécie les vins du pays, où il bavarde avec des natifs ou des amis allemands de la même espèce savante et curieuse que lui. En philosophe, Hesse cherche à déterminer les raisons qui nous poussent au voyage. Eliminant les explications banales (la soif d’apprendre, le goût pour l’aventure, le besoin d’action), il estime que «le grand trésor de la civilisation humaine, du travail de l’esprit répond, par l’ intermédiaire du regard pur, à notre foi exigeante en l’humanité.» «Nous voyageons comme des chercheurs de l’ idéal de l’humanité», écrit-il.

D’une tout autre veine sont les Contes merveilleux d’ Hesse, des contes, en fait, très discrètement merveilleux. Presque tous devraient s’ intituler plutôt «apologues» ou «paraboles» puisqu’ils visent à donner une leçon. Mais n’est-ce pas le secret des contes en général dont aucun n’ est véritablement innocent ?

Les personnages de ces Contes merveilleux sont pris dans l’humanité courante et, comme ceux des romans, ils vivent une expérience dont on peut (eux comme les lecteurs) tirer une morale. Les thèmes suggérés répondent aux préoccupations de l’écrivain. Thème du destin, de notre vie saisie comme une marche irréversible vers la mort (Rêve flûté), thème de la guerre et de la stupidité des hommes (Curieux message d’ une autre planète), thème de l’enfance dont le secret réside dans ses rapports mystérieux avec l’ univers (Iris), thème de la pernicieuse influence d’ une femme (Le roi You), thème de la conquête des cimes (Le rude chemin), thème du Temps (Faldum).

L’histoire est racontée avec un sérieux démonstratif et une lenteur très pédagogique. Hesse ignore le raccourci narratif, la vivacité des conteurs français. Il n’est ni Perrault ni La Fontaine, ni Daudet ni Marcel Aymé. À chaque écrivain sa foulée. Le lecteur doit régler sa lecture sur le pas du conteur qui prend le temps d’ avancer consciencieusement en besogne et lui donne, comme dans tous ses écrits, belle matière à réflexion.

Pensées recueillies en Lecture minute

Pour parachever l’incursion dans le continent hessien, voici que nous est proposée une anthologie de ses pensées, cueillies à travers les romans, les nouvelles et la très abondante correspondance, une Lecture minute. Rangées sous quinze chapitres, ces pensées d’ un haut niveau intellectuel et moral dessinent une philosophie d’ obédience spiritualiste où la politique aussi bien que la religion ou l’art et la littérature sont les sujets auxquels s’est attaché sa vie durant le sage de Montagnola. On reviendra souvent à cette Lecture minute pour rencontrer, dans sa généreuse nudité, dépouillée de l’habillement romanesque, la philosophie d’ un témoin de notre temps, quelque peu en marge, mais d’autant plus perspicace.

La solide étude de Bertrand Lévy, Hermann Hesse, une géographie existentielle, s’applique à cerner la personnalité et la pensée de l’écrivain en prenant pour points d’appui, d’une part les lieux de son enfance et ses successives résidences, d’ autre part quatre romans pour lui significatifs, Peter Camenzind, Siddharta, Le Loup des Steppes et Narcisse et Goldmund.

L ’œuvre de Hermann Hesse, comme celle des romantiques allemands, est inscrite profondément dans son expérience personnelle, c’est bien une œuvre existentielle. Il était donc tout indiqué que Bertrand Lévy établisse des ponts entre les romans et la vie de l’auteur. Son premier instrument est l’enquête biographique, facilitée par les nombreux ouvrages écrits sur Hesse et par la correspondance.L’étude s’élargit lorsque, pour dégager les orientations qui structurent les romans, elle rattache la pensée hessienne aux courants philosophiques contemporains, demandant ses éclairages à Heidegger, à Husserl, quand ce n’est pas à Jung, à Freud ou à Bachelard.

L’écrivain ne sort pas diminué d’ une telle radiographie, tout au contraire. Interprété avec l’ impitoyable rigueur du critique, il se révèle un être ultra-sensible à ses pulsions intérieures comme aux sollicitations de notre société, s’interrogeant douloureusement et proposant, pour lui et pour ses contemporains, une morale élevée, respectueuse des valeurs traditionnelles.

Un dernier chapitre tente d’élucider les rapports de Hesse avec ses éditeurs, Samuel Fischer et Peter Suhrkamp, ce qui revient à examiner l’ attitude de l’ écrivain pendant la dernière guerre. Sa fidélité à l’éditeur victime du nazisme, quelques déclarations sans équivoque semblent compenser la neutralité (très helvétique) que certains ont pu lui reprocher par la suite.

J.-P. P.

Les quatre ouvrages cités dans cet article ont paru aux Editions José Corti.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *