Le Passe Muraille

Un roman insulaire

 

La Quarantaine de J-M.G. Le Clézio foisonne et enthousiasme,

par Olivier Blanc

Jean Starobinski insiste, dans La relation critique, sur la notion de trajet critique, qui mène de l’émotion ressentie lors de la lecture au retour critique sur le texte. A la lecture naïve, complice, empathique, succède l’étude objective, et le plaisir éprouvé lors de la première n’enlève rien à la rigueur de la seconde. Disons donc d’emblée, avant d’entamer un bref parcours critique, le plaisir éprouvé lors de la lecture du dernier roman de Le Clézio. Sans craindre de se fourvoyer, on peut assurer à ceux qui s’y embarqueront une traversée enthousiasmante. Tout, en effet, dans l’univers romanesque foisonnant de La Quarantaine, concourt, par un agréable phénomène de mimétisme, à nous placer en quarantaine dans nos existences quotidiennes, à nous échouer, tels les personnages du roman, sur une île déserte.

La partie centrale du roman raconte la mise en quarantaine sur l’île Plate des passagers d’un navire à bord duquel s’est déclarée une maladie contagieuse. Parmi les Européens se trouvent Jacques Archambau, sa femme Suzanne et son frère Léon. Jacques et Léon, après des années d’exil, souhaitent retrouver le domaine familial de l’île Maurice, qu’ils se représentent, à travers le prisme lumineux des souvenirs d’enfance de Jacques, comme un lieu paradisiaque. Le récit prend la forme d’une sorte de journal de bord tenu par Léon, dans lequel il raconte la lente et terrifiante avancée de la maladie, la décrépitude des corps rongés par le choléra, le désespoir et la folie qui s’emparent des esprits livrés à l’isolement et à l’abandon, mais également la profonde métamorphose dont il se sent l’objet, sa découverte de l’amour et d’un nouveau rapport au monde. Là où les autres tombent, il s’élève, là où ils se décomposent et se défont, il se construit et conquiert une identité. Lorsque la quarantaine est levée, il renonce à retrouver la terre familiale, pour disparaître en compagnie de la femme mystérieuse qu’il a rencontrée sur l’île et qui l’a révélé à lui-même.

Le Clézio s’inscrit dans la tradition du roman insulaire, renouvelée en France au XVIIIe siècle. Pour les écrivains du siècle des Lumières, l’île est le lieu imaginaire d’une existence primitive. Eloignée et peu accessible, elle leur permet de donner une représentation littéraire de l’état de nature, dans lequel le sauvage existe librement, dans un rapport heureux au monde qui l’entoure, préservé par son isolement de la civilisation. Tantôt, chez Bernardin de Saint-Pierre par exemple (souvenons-nous que les amours de Paul et Virginie se déroulent sur l’île Maurice), la vie insulaire est paradisiaque, l’homme y est heureux, et seule l’irruption de la civilisation corrompue peut briser l’éternel équilibre de la nature; tantôt le sauvage, rude, fruste et misérable, doit être civilisé, ou comme le dit Voltaire à propos de l’Ingénu, métamorphosé de brute en homme.

Lors du séjour sur l’île Plate, la plupart des passagers ne supportent pas le retour forcé à l’état de nature. Ils y perdent peu à peu leurs repères, leurs valeurs. Jacques, qui est médecin, ne peut que constater impuissant la progression de la maladie et brûler des cadavres. Seul Léon échappe à la déliquescence générale, et retrouve sur l’île ses véritables origines, son paradis perdu. C’est le point de vue de ce dernier que Le Clézio privilégie, et son roman peut être lu comme l’hymne écologique du retour à la nature. Mais la filiation rousseauiste n’est pas la seule dont La Quarantaine puisse se réclamer. Les deux brèves parties qui précèdent le récit de Léon, et celle qui termine le roman sont prises en charge par le petit-fils de Jacques, également prénommé Léon, et qui ressemble à s’y méprendre à Le Clézio lui-même. Cette complexe mise en scène de la biographie familiale dédouble la quête d’identité, et permet de problématiser la question de l’écriture du passé. Comment recomposer, à partir d’une carte géographique, à partir des propos parcellaires de sa grand-mère Suzanne et d’un séjour à l’île Maurice, l’histoire de ses ancêtres disparus ?

Le Clézio emprunte les voies de la fiction. Son refus de se mettre en scène sans détour comme personnage et narrateur d’un récit clairement autobiographique, alors qu’il multiplie les références familiales, se fonde sur la conscience de l’impossibilité de retrouver le passé sans avoir recours à la fiction romanesque. Seule cette dernière permet de ressusciter les morts, de retrouver des racines et de satisfaire la quête d’une identité qui sans elle toujours se dérobe.
L’apparition dès les premières lignes du roman de la figure extraordinaire de Rimbaud, symbole littéraire du départ sans retour, place le surgissement du passé sous le signe de la poésie. On peut conclure en citant ces lignes, qui feront percevoir ce dont on n’a pas parlé, et qui pourtant entretient au fil des pages le plaisir du lecteur, le style de Le Clézio:

«Dans la salle enfumée, éclai-rée par les quinquets, il est apparu. Il a ouvert la porte, et sa silhouette est restée un instant dans l’encadrement, contre la nuit. Jacques n’avait jamais oublié. Si grand que sa tête touchait presque au chambranle, ses cheveux longs et hirsutes, son visage très clair aux traits enfantins, ses longs bras et ses mains larges, son corps mal à l’aise dans une veste étriquée boutonnée très haut. Surtout cet air égaré, le regard étroit plein de méchanceté, troublé par l’ivresse. Il est resté immobile à la porte, comme s’il hésitait, puis il a commencé à lancer des insultes, des menaces, il brandissait ses poings. Alors le si-lence s’est installé dans la salle.»

O.B.

J. M. G. Le Clézio, La Quarantaine, Gallimard, 1995.

 

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