Le Passe Muraille

Un poète entre douleur et beauté

Entretien avec Fabio Pusterla, poète tessinois,

par JLK

Certains poètes, autant que certains peintres, ont le pouvoir de transformer notre relation au monde en nous révélant celui-ci sous un jour nouveau, et tel est Fabio Pusterla, dont le lyrisme grave rend un son «inouï». Par manière d’introduction au poème inédit qu’il a confié au Passe-Muraille, publié ici en version bilingue, avec une traduction de Mathilde Vischer aussi remarquable que celle des Choses sans histoire, magnifique recueil paru aux éditions Empreintes en 2002, il nous a semblé judicieux d’amorcer cette livraison avec cet entretien évoquant, de manière intensément éclairante, la place et le sens de l’acte poétique dans la vie du poète tessinois.

— Quelle a été votre première intuition poétique personnelle?

— L’un de mes souvenirs les plus anciens remonte à une nuit d’il y a bien des années; une nuit durant laquelle, pour des raisons familiales, j’aurais dû me sentir triste et angoissé, comme sans doute je l’étais d’ailleurs ; mais, en même temps, une nuit si belle, pleine de lumières et de parfums, que je traversais pour la première fois, comme enchanté, dans l’auto d’un ami de la famille. De cette contradiction est née alors, je crois, la sensation d’une beauté douloureuse, ou quelque chose du genre. Peu après, plus par hasard que du fait d’une volonté délibérée, j’ai commencé à lire les poèmes de Dylan Thomas, qui m’ont fasciné sans que je comprenne probablement beaucoup de ce que je lisais. A partir de ce moment-là, la parole poétique m’est apparue comme la seule à pouvoir donner voix, et peut-être sens, à la part la plus intense et la plus profonde de l’existence.

— Quels poètes ont compté dans votre formation ?

— Certains poètes étrangers, lus de manière désordonnée et frénétique : Dylan Thomas, dont j’ai déjà parlé, T. S. Eliot, les symbolistes français. Puis, grâce aussi aux lectures scolaires, Pascoli, Montale, et Saba plus encore peut-être qu’Ungaretti. Plus tard est venue la tradition italienne, dominée naturellement par Dante ; et, parmi les contemporains, Vittorio Sereni et Giorgio Orelli, autant que les poètes de la nouvelle avant-garde, surtout Edoardo Sanguinetti et Antonio Porta. Pourtant je crois que c’est surtout le roman qui a joué un rôle fondamental dans ma formation, particulièrement le roman russe, allemand et français. A quoi s’ajoute l’essai, aux confins de la philosophie, de la politique et de l’histoire des idées. Plus une quantité de mauvais livres…

— Quelle place le fait poétique tient-il dans votre vie quotidienne?

— Il m’est difficile de répondre. J’ose espérer que mon activité poétique, qui occupe une partie relativement limitée de mon temps, soit parvenue à transformer ce quotidien en le rendant sinon meilleur, du moins plus conscient, plus attentif, plus capable d’écoute. Par ailleurs, le fait poétique se manifeste par l’accomplissement même de l’écriture, par conséquent plutôt rarement; mais avant de déboucher dans l’écriture à proprement parler, il rôde dans les recoins du jour, se fait sentir parfois en sourdine dans les heures de travail ou d’autres vacations, parfois jusque dans le sommeil. C’est une inflexion de l’esprit et du regard, et en ce sens il ne peut qu’engendrer un mode de vie un peu particulier.

Comment le poème germe-t-il?

— Le poème naît parfois d’un rythme, d’un petit groupe de mots ou de sons qui captent notre attention et appellent un développement. D’autres fois, et plus souvent d’ailleurs en ce qui me concerne, l’élan vers l’écriture naît d’un étonnement soudain: deux images, deux souvenirs, deux expériences ou deux idées, enfin deux entités normalement distantes l’une de l’autre qui, à l’improviste ou comme par hasard, se sont trouvées mises en rapport l’espace d’un instant. De cette rencontre naît une étincelle, un éblouissement de sens inattendu et stupéfiant ; et c’est à partir de cet éblouisse-ment que je passe à l’écriture, ou disons que je m’y efforce.

— Quels poètes actuels vous parlent-ils ?

— Plusieurs que j’ai déjà cités et, parmi ceux qui comptent particulièrement pour moi, je ne puis pas ne pas nommer Philippe Jaccottet que j’étudie et traduis depuis longtemps. A celui-ci je pourrais ajouter divers autres noms de la poésie européenne contemporaine, mais trop à vrai dire pour ne pas allonger, ou citer des auteurs de la poésie contemporaine de langue italienne me serait encore plus difficile, dans la mesure où maîtres, amis et autres compagnons de route seraient trop nombreux à nommer.

— Quelle est, selon vous, la fonction de la poésie par rapport à la «fausse parole» dont parlait Armand Robin?

— Il se trouve que j’ai lu, ces derniers temps, un roman à la fois intelligent et un peu fastidieux de l’auteur italien Nicola Lagioia, intitulé L’Occident pour les débutants. L’un des thèmes majeurs de l’ouvrage achoppe précisément à l’idée que chaque aspect du monde dans lequel nous vivons serait désormais inféodé à la « fausse parole », à savoir une parole qui ne vise pas à la vérité, mais à la mise en spectacle de la réalité et à sa falsification. Du vivant d’Armand Robin, cette falsification correspondait à une logique d’ordre politique, militaire et stratégique, tandis qu’aujourd’hui le même phénomène semble déterminé par des causes à la fois plus frivoles et plus profondes, plus banales et d’autant plus totalisantes et terribles dans leurs effets. Si tant est que telle soit la situation, la poésie peut, et devrait même tenter de se diriger dans la direction inverse, sur l’une des nombreuses pistes que le langage poétique permet de tracer. Ce faisant la poésie s’avance naturellement à contre-courant, de façon parfaitement isolée et en semi-clandestinité. Du moins peut-elle se prévaloir d’un mystérieux avantage, tandis que la «fausse parole» s’adresse aux masses, aux clients, lecteurs ou auditeurs, la poésie ne s’établit qu’en rapports individuels; n’existe que lorsque tel lecteur particulier, tel individu singulier la rencontre sur la page et la fait revivre par son appropriation intime. C’est une chose rare, mais qui peut arriver. Et lorsqu’elle advient, la « fausse parole » se trouve, au moins pour un moment, contrainte de la boucler…

(Propos recueillis et traduits par JLK)

(Le Passe-Muraille, No 66, Août 2005) 

 

 

 

 

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