Un pavé pour la route
Les Oasis de transit d’Yves Rosset
Par Bruno Pellegrino
Attention ! C’est 529 pages à vous mettre sous la dent. Là, vous vous dites, l’indigestion est pour bientôt, ce n’est qu’une questiond’heures… 200 pages plusloin, trois cents peut-être ? On va caler c’est sûr. On va mourir d’overdose de voyages racontés, de notes embrouillées, de bavardage inutile, c’est certain. C’est trop riche. Trop de citations.Trop d’étalage de « moi je,j’ai lu tous les livres ! »
Ben,voyons. A l’époque du« light », du fulgurant, del’aphorisme vite fait sur le gaz, c’est le bicarbonate assuré (avec jus de citron, façon San Antonio), c’est l’alka selzer et le petit noir serré obligatoire. C’est la bouillotte d’eau glacée sur la tête sur-chauffée et le thermomètre enfoncé dans la bouche marquant 39 °C. Il y en a trop.Yatro! Trossetro! (sic).
Eh bien non, miracle, on échappe au trop, et on avance. Où alors, on grappille.Pas besoin de commencer par le début. Le mode d’emploi (s’il devait y en avoir un), ce serait plutôt :ouvre où tu veux ce pavé et lis. Vas-y, plonge !
Laisse-toi la liberté de commencer par ceci p. 225 : « Les eaux brunâtres de l’Elbe déferlent, hautes, tourbillonnantes. La vallée se resserre. Des déchets de toute sorte pendent dans les branchages des arbres pas encore débarrassés des suites de l’inondation de l’année précédente. »
Ou ceci page 507 : « Recours, rushhour, normalité tout va bien, se direque l’on aura du sucre quand cela sera nécessaire, ou un massage thérapeutique ou de la graisse de porc ou de poulet ou sa bite quelque part quelque part qui mentira I love you qui dira j’ai besoin de toi(et tu répondras tell me a lie) »
Et c’est l’émerveillement, d’un coup. Il y a du conteur chez Yves Rosset. Il y a aussi du poète désespéré de n’être pas dans la norme : il s’ennuie durant les fêtes, rendez-vous compte. Il y a surtout une manière d’attraper le lecteur par la main (par les yeux), pour l’entraîner dans les méandres d’un labyrinthe, pour lui faire parcourir sa vie du moment en ce début de nouveau millénaire, et lui ouvrir le regard sur le vaste, sur l’immense.
Pour un petit Suisse, ce n’est pas rien. Il y faut du souffle et une belle énergie. On connaissait l’écriture de voyage d’autres Suisses comme le père Bouvier ou la petite mère Maillart ; on avait lu tout Chatwin (du moins on croyait). Plus anciennement, on se souvenait vaguement du Cen-drars de Bourlinguer. Mais là, soudain, c’est du vrai, du brut, du parlant. Une langue connue, et pourtant étrangère. Un entrelacs de références littéraires, de souvenirs, de notes jetées en vitesse, d’atmosphères évoquées. Jamais lassant, cependant.
Par exemple, les pages sur Auschwitz font frémir. On parcourt le camp, déjà mille fois décrit pourtant, avec une soudaine angoisse, une nouvelle incompréhension. Les millions de morts sont là. Ce n’est pas du reportage, maisde l’histoire vivante, vécue avec les tripes, avec de la pudeur aussi.
C’est aussi autre chose, cette écriture : c’est une manière de faire ressentir la réalité, de nous emmener au bout du monde (emmène-moi… encore !). De nous faire voir du pays, de nous balader. Mais c’est aussi l’ami qui revient de loin et qui, au coin d’une table de bistrot enfumé, devant un verre derouge, te raconte un de ces innombrables voyages, avec l’émotion d’un enfant qui découvre la planète Terre et ses contrastes. On en reste saisi.
C’est aussi une suite de photographies, d’instantanés, de shoots ultra-rapides qui donnent l’impression que là, à la page 323, il faudra y revenir quand on aura plus de temps, car les lignes sont précisément celles du récit parfait du voyage moderne en mer. Dana, Melville, Conrad et Sue ne sont pas loin.
Ce sont aussi de belles rencontres, de belles retrouvailles ou de belles découvertes qui se logent dans ces pages : de nombreux auteurs vous font des signes de la main, vous donnent envie de les lire ou de les relire (maisqui donc a inventé doukipu-donktan ?)C’est tout cela et biend’autres choses encore que jedécouvre dans les pagesd’Yves Rosset et que j’aime-rais tant que tu découvres àton tour, pour peut-être, plus tard, en parler plus loin. Voilà. Et ainsi de suite…
Yves Rosset. Les Oasis de Transit, relations de voyages. Bernard Campiche Editeur, 2005.
Le Passe-Muraille, No 68. Février 2006.