Le Passe Muraille

Un Méridional des glaciers

 

Retour au « Valais de bois », grand ouvert sur le monde, de Maurice Chappaz,

par Jean Romain

«Valais cherche Jésuite dont ombilical pas encore coupé avec les primitifs», telle est la pancarte coquine que Chappaz voulait suspendre en 1965 au passage de Saint-Maurice, juste là où le Rhône force pour sortir. Que voulez-vous? Comme il le dit lui-même, «la race c’ est le tempérament», et le Valaisan portraituré par l’ écrivain est un être de contrastes, amateur de toutes les contrebandes, un peu du sang de Farinet se mêle au sien, il est un «Méridional des glaciers». Il en a vu d’autres et ce n’est pas, même un peu insolente, une petite pancarte posée à la lune qui l’effraie.

Le Valais de Chappaz, comme sa poésie d’ailleurs, est essentiellement une superposition de couches successives: c’ est pourquoi il n’ est pas un temps mais, dans son sens le plus radical, un lieu, un paradis terrestre, j’allais dire un Paradou. La poésie de la profondeur et de la pénétration se donne comme une succession de strates de signification et de sonorités qui s’ empilent les unes sur les autres. Lorsqu’on est propriétaire d’ un terrain, on peut se demander jusqu’à quelle profondeur vaut son titre de propriété. Hé bien, la propriété valaisanne de Chappaz va très profondément dans le sol et, s’y enfonçant, elle dépasse les limites du canton, elle devient planétaire.

«J’ ai pris le chemin du pays sans retour. Car je suis mon épouse.» Chappaz habite le Valais comme il est habité par Corinna. La mort fait que par elle, les bien-aimés ne nous quittent plus; elle métamorphose la durée en éternité. D’ où tant de mercis sous la plume de l’écrivain. Et pourtant, la grande présence de Corinna ne rend que plus douloureuse son absence; celui qui reste en est presque coupable d’ être resté. C’ est en attrapant parfois au vol un des rêves de C. que l’écrivain par- vient à se remettre sur un pied, puis sur l’ autre, sur l’ autre encore et ainsi peu à peu, aufildes pas s’esquisse une marche, un passage, un chemin, un sentier puis un pays. Le pays d’écriture, le Livre de C. Le livre de l’autre.

«Plus ma fin approche, moins je peux me séparer de l’ œuvre de l’ autre », confesse Chappaz à qui on demande les manuscrits inédits de Corinna. La matière paysanne du poète répugne à se départir du pays. Parvenu à l’âge où l’on sait que «le meilleur serait d’ entrer dans la nuit sans trop s’en apercevoir avec un grand poème inachevé», Chappaz refait l’ itinéraire du temps dans sa dimension quotidienne, il écrit un Journal: La mort s’est posée comme un oiseau. En fait, tout vie est toujours inachevée comme tout poème d’ailleurs car il est une lutte contre la pré- tention abusive de la décréation. Le texte plonge dans la méditation et puis soudain, fini la poésie. Au détour d’un chemin, au carrefour des Vernys, le poète fait rencontre d’un curieux malotru qui l’ injurie pour une vétille: «Salaud, fumiste, cochon, trou du cul, écolo, écrivain!» Et ces injures – le Valais profond est resté très attaché à la violence; rappelez-vous: le «cordon ombilical pas encore coupé avec les primitifs» – bouleversent Chappaz au point que le Journal se transforme en Récit. On retiendra, bien sûr, qu’en traitant quel- qu’un d’écrivain, suprême injure du travailleur au fainéant, l’offense fait sourire, elle n’est pas bien grave. Ce qui l’est par contre, c’est la violence qui enrobe les mots. «Je suis né dans un autre pays qui s’appelait aussi le Valais…» Un pays de contrastes, le pays sous l’ écorce où la légende est sans cesse renouvelée.

Alors, ourlée de silence, la plume de Chappaz raconte l’amitié, la maladie, la vieillesse, la mort, l’amour, la vie, les nuages, et puis Michène, Michène qu’ il regarde creuser le jardin, la plume dit les passages en forêt, les sous-bois, la pierre friable, la trace des bêtes, la neige sur le sapin, les arbres et cette terre, cette bonne terre grasse ou légère, grise si grise qu’elle creuse souvent ces tranchées d’ombre dans lesquelles le poète s’enlise, cette terre maternelle qui adopte les morts comme l’eau de la Dranse adopte les chatons nouveau-nés, cette terre rugueuse qui s’éboule, qui s’use telle la moquette de l’ Abbaye sous le soulier à clous. D’ici, l’oreille contre le livre, j’entends votre voix à l’accent si chantant, je sens votre impatience, je vois votre silhouette à présent plus voûtée, et je pense à vous, Chappaz, Valaisan universel. C’est le sang du haut Rhône qui coule dans vos veines et c’est mon pays écartelé qui renaît dans vos mots. «J’ ai su si rarement me taire», «Il faudrait que le silence lui-même nous écrive.»

Les vagues glaciaires du pays sont une plainte océane. Voilà Chappaz en mer, inventeur d’ Amériques, de Canada. L’Océan nous dit que «la vieillesse est une insomnie»: plaine mer, appel du large, souffle puissant, comme la poésie. La mer ressemble à un glacier, mêmes vents, mêmes nuances des gris avec ceci en retrait que sur la mer on est prisonnier du bateau et de ses passagers.

Le poète-voyageur s’en va donner des conférences à des professeurs, aux étudiants de ces «facultés de Lettres qui ont remplacé le café», et à peine débarqué, le rêve l’attend: «Il y avait deux pays dont je rêvais, l’ un inaccessible, le Tibet, et l’autre possible, le Québec.» Chappaz a hâte du Québec. Et voilà la neige cristalline (le motif le plus puissant de la poétique de Chappaz, à cause de son aspect virginal), où des arbres à peine sortis du sol se tordent sous le givre. La littérature elle-même est, comme une rivière, la vie tordue par l’écriture.

Faut-il s’étonner que cet Océan, journal de voyage autant que récit de l’aventure intérieure, se maintienne entre le ciel et la terre? La masse d’eau bleue, en raison de sa transparence absolue, ne sépare pas, elle unit les deux dimensions essentielles à Chappaz: une géographie paradisiaque. La temporalité abolie trouve dans l’image éternelle de l’Océan son plus savant allié.

Faut-il s’étonner encore que ce soit le même pays, celui croqué dans le Portrait trente ans plus tôt, que Chappaz trouve là- bas. Presque les mêmes gens à l’accent mélodieux. Le Canada conserve un côté dix-septième siècle à peine dissimulable; au fil des siècles, quelques strates se sont ajoutées aux précédentes, mais toujours vivant: le pays sous l’écorce.

L’écriture creuse la matière minérale, elle traverse l’ inessentiel pour y trouver, profond, un espace encore vierge car «les pays ou les poèmes, c’ est tout un.»

J. R.

Maurice Chappaz: Portrait des V alaisans, réédition La Différence, Paris, 1993.
Le livre de C., réédition La Différence, Paris, 1993. La Mort s’est posée comme un oiseau, Ed. Empreintes, Lausanne, 1993. L’ Océan, Ed. Empreintes, Lausanne, 1993.

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