Un héros sans arme
Carnets de guerre de Vassili Grossman
par Pascal Ferret
L’image contemporaine du Héros à l’occidentale est essentiellement celle d’un prédateur bodybuildé, sans états d’âme et surarmé, incarnant le summum de la Technique à tous égards. Or c’est exactement l’opposé de ce Superman que représentait le Juif bedonnant et binoclard Vassili Grossman lorsque, en 1941, il fit des pieds et des mains pour entrer dans l’Armée rouge.
Originaire de Bertitchev en Ukraine, où sa mère allait être massacrée lors d’une des Aktionen des SS que décrit Jonathan Littell au début des Bienveillantes, Grossman, chimiste de formation, avait un début de notoriété comme écrivain, après la publication de deux premiers romans de type « réaliste-socialiste» mais où transparaissaient déjà ses grands dons littéraires et son humanité, qui lui valurent notamment l’admiration de Mikhaïl Boulgakov. Cette renommée lui valut, après avoir été déclaré absolument inapte au service, d’être intégré à l’armée au grade de maréchal des logis, en tant que correspondant de guerre du journal Krasnaïa Zvezda (L’étoile rouge), dont il devint rapidement l’un des rédacteurs les plus populaires. Lorsqu’y parut, en feuilleton, son roman de guerre intitulé Le peuple est immortel, au début de l’année 1942, l’ouvrage fut déclaré le plus véridique par les « frontoviki », soldats du front qu’il savait écouter comme personne d’autre.
Dans son introduction aux Carnets de guerre de Grossman, dont il a choisi les textes en compagnie de Luba Vinogradova, l’historien Antony Beevor dresse un premier portrait du Grossman de trente-cinq ans et détaille plus précisément sa méthode de travail, consistant essentiellement à faire parler les gens et à les écouter, du plus haut gradé au dernier des troufions, en passant par les prisonniers et les civils des campagnes dévastées et des villes en ruines. Après avoir passé à travers les purges staliniennes d’avant la guerre, Vassili Grossman fut le témoin le plus longtemps en poste de la bataille de Stalingrad, dont il imaginait naïvement qu’elle marquerait le grand tournant préludant à une renaissance de l’Union soviétique débarrassée du despotisme. Profondément humilié par la terreur stalinienne, qui fut fatale à divers de ses proches et à laquelle, Juif non affilié au Parti, il échappa, Grossman manifestait une honnêteté dérangeante, qui filtre à chaque page de ses carnets. « Si la police secrète du NKVD avait lu ces carnets, écrit Beevor, il aurait disparu au goulag ». Mais le fluet preneur de notes, sans arme jamais que son stylo, traversa la guerre en ne cessant d’y observer les hommes, apprit en 1944 dans quelles circonstances affreuses sa mère avait été exécutée en parvenant avec l’armée à Berditchev, fut l’un des premiers correspondants à entrer dans les camps libérés de Maïdanek et de Treblinka, enfin assista à la chute de Berlin marquée par des viols massifs d’Allemandes qui l’indignèrent.
La matière de ces Carnets fut essentielle, on s’en doute, à la préparation du chef-d’œuvre de Vassili Grossman, Vie et destin. Leur lecture est à la fois prenante, sans discontinuer, tant l’écrivain est précis et prodigue de détails significatifs ou révélateurs, jusque dans la dinguerie surréaliste de la guerre, bouleversante aussi par son constant souci de justice et de justesse, autant que par sa chaleur dénuée de toute emphase sentimentale. On s’en doute : Vassili Grossman est aussi loin de Max Aue, le narrateur des Bienveillantes, qu’il se puisse imaginer, et pourtant l’éclairage qu’il donne, avec de multiples recoupements chronologiques, sur les mêmes péripéties – du martyre des Juifs ukrainiens à Stalingrad, et jusqu’aux camps de la mort et à l’effondrement du Reich – apporte un complément historique et humain inappréciable à la connaissance de ces événements du point de vue russe, autant que ses carnets documentent la genèse de Vie et destin.
Vassili Grossman. Carnets de guerre. De Moscou à Berlin (1941-1945). Textes choisis et présentés par Antony Beevor et Luba Vinogradova. Calmann-Lévy, 390p.