Le Passe Muraille

Un grand roman de l’innocence perdue

 

À propos de Pastorale américaine de Philip Roth,

par Pascal Ferret

C’est le roman d’un Américain modèle, sûr d’être un type bien, qui se fait cracher à la gueule et démolir par sa propre fille. C’est le roman des incendiaires des années 60 déboulant dans le salon bourgeois de Monsieur Bonhomme. C’est le roman du terrorisme attisé par l’idéologie. C’est le roman du traumatisme provoqué par la guerre du Viêtnam. C’est le roman d’une rupture de filiation. C’est le roman d’une cassure profonde qui n’a pas affecté, cela va sans dire, la seule société américaine, mais dont les effets s’observent partout et aujourd’hui encore. C’est tout cela que Pastorale américaine de Philip Roth.

Intéressant, ce roman l’est à la fois par sa matière et par les points de vue qui modulent l’observation de celle-ci. Le déploiement de sa substance suffirait à en faire un roman passionnant, mais la forme du récit et la position du romancier aboutissent à ce qui nous semble réellement un grand roman, transparent au premier regard (avec l’élan épique d’un Thomas Wolfe ou la clarté d’un Hemingway) et développant pourtant un thème, fondamental pour le romancier, qui touche à l’énigme de chaque individu et au moyen de dépasser le malentendu de toute relation et de tout jugement univoque.

Les grands romans ne courent pas les rues en cette fin de siècle, dont on puisse dire qu’ils cristallisent et symbolisent le drame d’une époque, comme il en fut des Illusions perdues de Balzac ou des Possédés de Dostoïevski, que nous citons à dessein. Comme Balzac, Philip Roth ressaisit en effet la matière sociale et psychologique d’un observateur précis et minutieux à l’extrême. A partir d’un microcosme (une famille d’artisans industriels gantiers de la banlieue de Newark, de l’immédiat après-guerre à la dernière décennie) et d’un personnage représentatif (le champion de lycée par excellence, splendide athlète blond surnommé le Suédois, qui défie son père en épousant une catholique d’origine irlandaise), le romancier fait le portrait d’une Amérique vivant, après la reddition du Japon, «l’un des plus grands moments d’ivresse collective» de son histoire, dont l’«océan de détails» roule ses vagues chatoyantes dans la première partie du livre intitulée Le Paradis de la mémoire.

Or la mémoire ne travaille pas, dans Pastorale américaine, qui se poursuit en triptyque avec La Chute et Le Paradis perdu, de façon linéaire ou monophonique. D’entrée de jeu, nous savons que le narrateur (l’écrivain Zuckerman, bien connu des lecteurs de Roth, la soixantaine passée et relevant d’un cancer) se trompe en ce qui concerne le Suédois, idole de sa jeunesse qu’il retrouve en 1995 et qui lui montre la façade la plus rutilante alors qu’il est mourant et porte en lui le secret d’une défaite.

L’histoire de ce secret, constituant la trame narrative du roman, devient alors, par delà la mort du héros, le fait du romancier, dont la réalité imaginée revivifie la partie supposée «réaliste» du tableau d’époque. Ainsi, à la première image du parfait Américain figurant «l’incarnation de la platitude», se substitue celle d’un homme beaucoup plus subtil et attachant, le type du bâtisseur de bonne foi, formé à la longue et difficile discipline du métier de son père (lequel nous vaut un véritable «reportage» balzacien sur les gantiers du New Jersey, dont la déconfiture sera liée aux cataclysmes sociaux de Newark), et dont les affaires prospères ne font que matérialiser son loyalisme tous azimuts.

Face à cette Amérique libérale, la révolte de Merry relève du mystère dostoïevskien, et c’est alors que Pastorale américaine s’enrichit d’une composante réellement tragique, puisque la «pureté» de l’enfant va se concrétiser successivement par l’attentat politique et l’autodestruction mystique.

«Qui de nous a connu son frère ? Lequel d’entre nous a jamais pénétré dans le cœur de son père ? Qui de nous ne demeure à jamais étranger et seul ?», peut-on lire en exergue à L’Ange exilé de Thomas Wolfe, grand roman du rêve américain de la première moitié de ce siècle dont le Suédois paraît sortir avant que de perdre son innocence, sans pénétrer le cœur de son propre enfant, dans ce roman des illusions perdues que constitue Pastorale américaine.

P.F.

Philip Roth. Pastorale américaine. Gallimard, 1999.

(Le Passe-Muraille, No41, Mai 1999)

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