Un grand livre exhumé
À propos de Suite française d’Irène Némirovsky,
par Anne Turrettini
Lorsqu’elle a dû elle-même fuir Paris et trouver refuge dans un village du Morvan avec son mari et ses deux filles pour échapper aux nazis, Irène Némirovsky s’est attachée, malgré son inquiétude croissante, à écrire pendant les années 1941 et 1942 l’exode de juin 1940 et l’occupation allemande. En dépit de sa notoriété, notamment grâce à la publication de David Golder (1929), Le Bal (1930) et Le Vin de solitude (1935), les pages qu’elle noircit alors resteront longtemps inédites. Et pour cause : elle est arrêtée le 13 juillet 1942, puis déportée à Auschwitz où elle meurt la même année. Le manuscrit est conservé, telle une relique, par ses filles qui perdent peu après leur père, lui aussi assassiné en déportation. Ce n’est que quelque soixante ans plus tard que l’aînée des deux enfants, Denise Epstein, trouve enfin le courage de lire le texte de Suite française, qu’elle retranscrit ensuite patiemment pendant plus de deux ans. Au terme de ce tra-vail éprouvant, le manuscrit parvient aux Editions Denoël et c’est ainsi que ce portrait au vitriol d’une société en pleine débâcle, qui vient d’être couronné par le Prix Renaudot, a pu voir le jour.
Tragédie et douceur
Comme en témoignent les notes manuscrites d’Irène Némirovsky relevées dans un cahier et reproduites en fin de volume, l’auteure d’origine juive ukrainienne prévoyait d’écrire un livre en cinq parties. Elle n’aura eu le temps que d’en achever deux, la première s’intitule « Tempête en juin », la seconde « Dolce ». Ces parties s’opposent et se rejoignent, elles sont « tragédie » et « douceur » comme l’écrit Irène Némirovsky dans son cahier. Ou feu et eau.
« Tempête en juin » évoque, à travers une galerie de personnages, l’exode de juin 1940: les routes encombrées de Parisiens de toutes conditions qui fuient à pied ou à vélo avec une valise ou un balluchon, les voitures remplies jusqu’au plafond d’objets de valeur et de bric-à-brac, les bombardements, la peur, la faim, l’épuisement, les blessés, les morts… : il y a les Péricand avec leur ribambelle d’enfants, famille bourgeoise et bien-pensante, Gabriel Corte, un écrivain maniéré très imbu de lui-même et sa maîtresse, Charles Langelet, un collectionneur mondain et avare, Jeanne et Maurice Michaud, modestes employés de banque.
Irène Némirovsky dépeint très bien l’incrédulité des Parisiens face aux événements qui se précipitent, la vie jusqu’alors paisible et souvent confortable qui bascule en quelques heures dans un cauchemar, alors même que c’est l’été et qu’il fait beau. L’impression ainsi créée est très forte.
Dans cette débâcle, les hommes et les femmes sont prêts à tout pour sauver leur peau. Le regard de l’auteure, empreint d’ironie pour les aristocrates et les bourgeois que la promiscuité avec des personnes de condition simple horripile, est implacable et l’on rit beaucoup lorsque Mme Péricand découvre que, dans l’affolement, elle a pensé à prendre ses enfants, sa mallette, ses bijoux, son argent… mais a oublié son beau-père invalide!
Le même égoïsme et la même mesquinerie planent sur la deuxième partie du livre, « Dolce », qui se déroule à Bussy, un village occupé par les Allemands. A travers la vie quotidienne de quelques personnages, Irène Nemirovsky décrit les tensions sociales qui surgissent, les relations qui se nouent ou se dénouent entre les deux camps. La religion et les bien-pensants sont fortement fustigés, notamment par le biais de la vicomtesse de Montmort qui encourage la charité de ses concitoyens alors qu’elle-même est incapable de dépasser ses préjugés et de faire preuve d’un quelconque geste de solidarité. L’écrivaine a de cruelles et jolies formules : « Ce qui sépare ou unit les êtres, ce n’est pas le langage, les lois, les moeurs, les principes, mais une manière identique de tenir son couteau et sa fourchette ! » (p. 340).
Féroce et poignant
Le portrait de l’âme humaine dessiné par Irène Némirovsky dans Suite française n’est cependant pas entièrement sombre. « Les événements graves, heureux ou malheureux ne changent pas l’âme d’un homme mais ils la précisent comme un coup de vent en balayant d’un coup les feuilles mortes révèle la forme d’un arbre […] » (p. 207), et les personnages de Lucite, une jeune femme solitaire dont le mari est prisonnier des Allemands, ou de Bruno, un jeune officier allemand, illuminent ce livre féroce et bouleversant.
A. T.
Irène Némirovsky. Suite française, Denoël, 2004, 434 pages.
(Le Passe-Muraille, No 66, Août 2005)