Le Passe Muraille

Wyndham Lewis le fervent ennemi

   

À propos d’un Protée anglais génial et méconnu

par Gérard Joulié

Malgré le rôle que la France et la culture française ont tenu dans sa vie, Wyndham Percy Bassey Lewis (1887-1957) n’en demeure pas moins méconnu du public francophone. Tâchons donc de lui rendre la place qui fut la sienne quand, dans les années qui suivirent la Première Guerre mondiale, il brillait au firmament des lettres anglaises parmi ses pairs et ses ennemis qui avaient pour noms T .S. Eliot, James Joyce, Ezra Pound, Ronald Firbank ou encore D. H. Lawrence.

J’ai écrit le mot d’« ennemi» car Wyndham Lewis eut cette singularité de se mettre à dos toute une partie de l’intelligentsia de son pays, dont le fameux groupe de Bloomsbury, représenté notamment par Virginia Woolf et son mari Leonard, ou l’essayiste Lytton Strachey qui sert de modèle à l’un des personnages du roman dont nous allons parler, le bibliophile esthète et richissime Canadien Percy Furber.

Des pourfendeurs de son espèce, il y en a quelques-uns dans l’histoire des lettres — pensons à Céline ou à Bloy. Sauf que le combat de Lewis n’est ni religieux ni politique. C’est au nom de l’Art qu’il le mène. On comprend mieux, dès lors, le rôle qu’a tenu pour lui, Anglais, la littérature française, à laquelle il a d’ailleurs consacré de nombreux essais, dont A bas la France, Vive la France! (paru à L’Age d’Homme) dans lequel il montre comment Stendhal, Flaubert, Villon, Pascal, Cézanne ont fait de la France la «vraie nation pilote».

En peinture — car Wyndham Lewis avait plusieurs fers sur le feu —, s’il dénonce l’impressionnisme comme un art trop « bourgeois, scientiste et individualiste», et le surréalisme pour son diabolisme infantile et son culte du primitivisme, il exaltera en revanche des artistes comme Rouault, Léger, Picasso et bien sûr Cézanne.

Essayiste et peintre, Wyndham Lewis fut également un magnifique romancier. Trois de ses romans ont déjà été publiés en français : Tarr, chez Christian Bourgois; La Rançon d’amour et Le Corps sauvage à L’Age d’Homme. En outre a paru ce printemps son dernier roman, largement autobiographique, Condamné par lui-même. Le titre est on ne peut plus juste. Car si toute sa vie il fut polémiste et ennemi des autres, Wyndham Lewis fut également son propre ennemi, comme autrefois Alceste renonçant à l’amour de Célimène et au monde pour avoir le loisir de rester «honnête homme» dans son coin.

Le héros du roman, le professeur René Harding, d’ascendance française par sa mère, est un professeur d’histoire de renom devant qui toutes les portes sont en train de s’ouvrir. Ne vient-il pas de publier un livre qui a connu un grand succès ? Mais cet homme têtu refuse de mettre de l’eau dans son vin. Par exemple, au lieu de cautionner un enseignement qui donne la première place à ceux qu’il appelle les grands criminels de l’Histoire, il aimerait enseigner l’histoire de la civilisation, mettre au premier plan un Bacon ou un Newton et reléguer aux oubliettes un Henry VIII ou un Cromwell.

Aussi, à l’aube de la Deuxième Guerre mondiale, démissionne-t-il de l’Université. Mais cet «idéaliste» n’est pas pour autant un puritain. Il a d’ailleurs une femme, Hester, dont il est follement (et charnelle-ment) épris. Le couple Harding va donc s’installer au Canada. Les deux premières années d’exil se passent dans un assez fantastique hôtel, tenu par une gérante morphinomane qui n’a de goût que pour les mauvais garçons, les simples d’esprit, les poivrots et les couples adultères. Dans ce monde en conflit, il semble que toute la tendresse se soit réfugiée dans les étreintes les plus animales. Cet hôtel pourrait être une abbaye de Thélème, sans la brutalité qui règne dans ses caves entre les portiers, violence interne qui répercute la violence et l’absurdité d’un monde en guerre Après deux ans de galère, René Harding peu à peu reprend pied, noue des relations, écrit des articles et retrouve une chaire où enseigner. Mais c’est alors que, désespérée de voir son mari renoncer à l’idée du retour, sa femme se jette sous un camion.

Après un assez long séjour dans un monastère où il caresse un moment l’idée de finir sa vie, Harding accepte un poste dans une université américaine. Mais le coeur de cet homme n’est plus qu’une cosse vide.

Dans Condamné par lui-même, Wyndham Lewis a brossé un beau portrait de Romain, dont il était lui-même le modèle. Sénèque peut-il enseigner dans un monde où Néron règne. Hélas, Néron régnera toujours, qu’il ait une ou mille têtes…

G. J.

Wyndham Lewis, Condamné par lui-même. Traduit de l’anglais par Philippe Valentré. Editions Phébus, 2002, 341 pages.

(Le Passe-Muraille, No 53, Juillet 2002)

 

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