Le Passe Muraille

Un été français

Nouvelle inédite de Fabrice Pataut

 

On m’avait écrit cet été-là depuis Tanger qu’on m’aimait avec impatience, et plus loin dans la même lettre que cette impatience faisait un grand bien. Je suis revenu à Paris avant celle qui l’avait écrite et ne me reconnus dans le miroir de la chambre qu’à l’aide d’un raisonnement après l’avoir lue tant j’étais maintenant certain d’avoir goûté loin d’elle des plaisirs médiocres, tant j’étais persuadé que mon visage s’en trouvait pour cette seule raison prématurément abîmé. Loin d’être immédiates, la certitude et la persuasion étaient le résultat de calculs et de spéculations déguisées en intuitions, en images, en odeurs, elles-mêmes réfractées et redistribuées selon les besoins intéressés du mensonge. Toutes étaient contraires aux convictions précédentes, lesquelles avaient régné par césarisme sur de petites habitudes gentiment médiocres.

La lumière du soleil pénétrait avec force dans ma chambre d’adolescent. Elle glissait chaque début d’après-midi sur le marbre de la cheminée décoré d’ocelles jaunes et noisette séparées par de minces coulures sang-de-bœuf. Je conclus de cette première perception, toute pailletée, immergée dans la douceur liquide de l’été finissant, que mon moi profond avait changé. J’en eus la confirmation par autrui, non pas que j’eusse besoin d’être conforté dans mon sentiment, lequel relevait d’ailleurs de la sensation pure. Il fallait changer d’allure, et qu’un visage vierge, témoin de cet amour pur et sans défaut, me présentât à la maison, dans la rue, au lycée, sous des traits neufs.

Ce moi inconnu la veille encore, léger et insouciant, avait pour enveloppe une peau diaphane, trop délicate, qui laissait passer l’or lourd et cuivré des premiers jours de septembre pour l’apprivoiser jalousement. C’était après des semaines passées à New York — plus d’un mois, à vrai dire, dont j’avais fini par retrancher mentalement les derniers jours sous le coup de l’agacement devant la faute commise avec tant de naïveté. J’avais non seulement pressenti l’erreur de ce séjour avant de lire la lettre de retour à Paris, mais je l’avais construite mentalement sur place comme passible de punition, et l’épisode new-yorkais avait pris sur la fin l’allure d’une bévue ridicule.

La lettre de vingt-cinq pages rédigée à la manière d’un journal qui détaillait pour moi la progression de l’amour impatient, était écrite sur ce papier pelure rose qu’on utilisait dans les années 70 pour les doubles du courrier professionnel tapé à la machine avec un carbone. Elle répondait à une lettre beaucoup plus courte que j’avais écrite en hâte sous l’effet d’une congestion depuis l’hôtel George Washington, à la lumière d’une mappemonde en verre opaque illuminée de l’intérieur. Mon cœur était alors encombré des mille manières, tour à tour mélancoliques et espiègles, de dire à quel point j’étais épris — et surtout que je l’étais sur un mode qui ne souffrait aucune comparaison, en pleine connaissance de cause. Je m’étais caché pour écrire ce mot. Il fallait que mon aveu restât secret. J’avais dû trouver un prétexte pour passer à la réception déposer ma lettre, lequel était d’avoir à faire une course d’une extrême banalité. On avait voulu y croire par résignation, comme on croit par dépit aux pieux mensonges. Je m’étais assis la nuit précédente au bureau de la pièce attenante à la chambre pour épancher mon cœur en vitesse, impulsivement, ne pouvant prendre le temps de tout dire pour ne pas être surpris, sans goûter le bonheur de bien faire. La mappemonde était bien trop petite pour que Tanger pût y figurer autrement que comme un simple point. Il fallait imaginer que le café Porte, où je savais que Catherine se rendait presque chaque jour, tout en ignorant qu’elle allait bientôt y rédiger une confession, se trouvait caché quelque part dans l’épaisseur d’une tête d’épingle négligemment posée de l’autre côté du détroit de Gibraltar. J’avais trouvé mes mots sans les chercher, en regardant ce point minuscule et en répétant ce nom dans ma tête, Tanger, duquel s’était échappé mon aveu.

Manhattan sentait partout le fer chauffé. J’étais loin de la chambre à la cheminée de marbre jaune bien que je pusse imaginer sans difficulté chacun des objets posés sur son manteau : le presse-papier en fonte en forme de poids pour balance, la tortue en onyx achetée pour maman à Mexico deux ans plus tôt, les volumes Jean Genet dans la collection blanche, une photographie de Gabrielle Chasnel jeune, découpée dans un numéro d’Andy Warhol’s Interview et exposée dans un cadre doré excessivement désuet, un col en renard à croiser l’hiver sur les épaules. La lune déposait sur le marbre de Paris un voile froid vaguement bleuté. Elle nous rafraîchissait tous, maman, mon frère d’adoption et moi (ceux-là mêmes qui jugeraient bientôt positivement de ma transformation) après une journée de grosse chaleur. À New York, l’odeur de fer mélangée aux vapeurs d’essence du bitume montait à la tête jusque tard dans la nuit. Pour moins regretter qu’elle ne pût m’offrir sa lumière simple et nette comme elle faisait si généreusement à Paris à l’attention de mes chers fétiches, je tirais chaque soir les rideaux, épais et efficaces. J’effaçais d’un trait Gramercy Park et la 23ème rue.

Cet été américain ambigü, cruel et indulgent, a fini sa vie en France. J’ai laissé derrière moi des sentiments que j’allais retrouver des années plus tard du côté du Pacifique, à Los Angeles — celui d’avoir acquis des notions fondamentales, comme on apprend celles de la grammaire afin de s’exprimer correctement, celui d’avoir été à la fois l’acteur et l’objet d’une révélation par laquelle des vérités longtemps cachées prennent une odeur et un goût particulier que la langue et le nez retrouveront plus tard, même quand l’appétit fait défaut. Ces certitudes éparses et désordonnées, ces éléments fondateurs évoluaient à leur manière derrière un voile de brume, une gaze sale ou un calque, et lorsqu’ils eurent enfin la force, ou peut-être simplement la chance, de lui échapper sous l’effet excentrique du papier rose, tous confluèrent comme de bons soldats vers la révélation de ma nature équivoque.

Cette certitude si forte que la longue lettre sur papier pelure avait exilé à Manhattan un moi inachevé et fait sortir un moi différent de sa chrysalide devant le miroir d’une chambre baignée du dernier éclat de l’été, cet émoi devant un inconnu qui deviendrait bientôt familier et même fastidieux au point qu’il faudrait un jour le congédier au profit d’un autre fait sur mesure, ont refermé derrière eux la chambre de l’hôtel George Washington comme un referme un tombeau. Il y a là, dans cette chambre dont j’ai maintenant oublié le numéro et l’étage, un jeune homme que le moi d’aujourd’hui juge encore bien inconséquent, balançant sans cesse de droite et de gauche avec les mots éphémères d’une conversation décousue, un jeune homme classé sans suite, comme ces affaires pénales abandonnées par considération des intérêts généraux. La plénitude offerte par la lettre rose a tué ces mots-là ; ou plutôt se les est-elle appropriés pour les arranger différemment de manière que les configurations précédentes pussent apparaître mensongères et les nouvelles dignes des archives.

La force qui réussit à faire dire aux mêmes mots le contraire de ce que l’ancien moi tenait tant à leur faire dire, a elle aussi une couleur et un parfum : la couleur verte de la Seine entre l’Île de la Cité et l’Île Saint-Louis, et le bouquet d’une eau de toilette à la racine de vétiver ; l’une fraîche et acidulée malgré la saleté de l’eau opaque, l’autre lourd et entêtant, déroulant d’infinies torsades immatérielles autour du cou dont une inflexion ou un sursaut suffisait à le répandre sans mesure.

Ce cou tendre et fier m’a longtemps servi de confident, d’abord avec sa peau d’origine, blanche à l’excès, souple et tendue, ensuite avec le souvenir que j’ai si longtemps tenu à garder intact du jour où il m’a été refusé pour mon plus grand désespoir et, pour cause de renoncement forcé, pour mon plus grand chagrin. Il y a entre les deux un papier calque glissé en douce qui permet un report au crayon, incertain et maladroit, facilement satisfait de chaque imperfection, indifférent aux trahisons. J’ai toujours par précaution ce papier par devers moi. Rien n’est plus triste que toucher en fin de course à l’indifférence, par soumission aux obligations, aux changements d’humeur, aux nouvelles habitudes qui tuent l’ancien moi avec une efficacité déconcertante. Entre la chose et son souvenir s’interposent toutes sortes d’hésitations, de corrections et de calculs qui veulent tantôt garder le sentiment amoureux pur et sans tache, tantôt l’abimer par dépit. Ce serait aujourd’hui encore pécher par ingratitude que lire cette confession sur papier pelure avec l’objectivité de la distance, laquelle n’est après tout rien de plus qu’une illusion supplémentaire, plus artificieuse que les autres pour être tardive. L’erreur — s’il y a erreur — a  été diverse et magnanime, notamment sur la question du style de cette lettre un peu amphigourique que Catherine avait elle-même fini dans sa toute dernière page par juger trop précieux.

Ce qu’elle avait écrit des éphèbes du Café Porte, des va-et-vients des jeunes Arabes et des jeunes Français qui venaient comme elle y prendre le thé, des poèmes que je lui avais donnés à Paris avant mon départ et qu’elle lisait seule assise en terrasse depuis son poste d’observation, toutes ces considérations légères, érotiques, mondaines et poétiques, avaient un goût délicieusement frais et démodé. Naturellement, l’affectation de sa lettre, bien que naïve, était superficielle et parfaitement retenue, tout à fait dénuée de prétention, aussi peu présomptueuse que celle des poèmes que je n’avais jamais fait lire à quiconque. Elle les avait emportés pour les avoir sous la main là-bas, loin de Paris, dans la ville d’adoption de ses grands-parents maternels, comme s’il s’était agi de confessions intimes inavouables ou d’un talisman.

Catherine m’assurait que même sans les connaître, en ne faisant rien de plus que croiser ces jeunes garçons, j’aimerais certains d’entre eux et certains de leurs regards. Elle avait pris soin de détacher leurs œillades du reste de leurs corps, de désincarner ces coquetteries et de les démultiplier sans pour autant répéter le verbe aimer, se gardant bien d’affirmer que j’aimerais certains d’entre eux et que j’aimerais aussi certains de leurs regards, par peur de la surenchère, par goût de l’innocence du clin d’œil complice, peut-être aussi pour s’assurer que ce penchant s’arrêterait au simple regard. J’aimerais peut-être certains d’entre eux, mais je n’aimerais pas, en plus de cela, par emphase, comme en sous-main et avec toute l’extravagance de l’amour complet, leurs regards, ce deuxième amour, plus que complémentaire, risquant d’être assez fort à son tour malgré sa superficialité pour contenir une version moins innocente du premier. L’amour n’irait pas plus loin que n’irait le désir le plus candide. De tous ceux que j’aurais voulu dévisager chez Porte, uniquement pour goûter de loin leur beauté défendue, que j’aurais croisé avec elle à mes côtés en entrant ou en sortant du café, que j’aurais remarqués en prenant la commande ou en observant la rue, un en particulier avait retenu son attention pour la seule raison qu’il ressemblait étrangement à un ami de Paris.

Ne connaissant Tanger que par ce qu’elle m’en disait dans cette lettre, un Tanger réduit à l’espace de l’établissement tenu par monsieur et madame Porte, une institution locale servant des pâtisseries françaises, j’imaginais d’autant mieux que Jean-Michel ­— puisqu’il s’agissait de lui — aurait pu comme les autres prendre son thé chez eux et y offrir généreusement son sourire gracieux et assassin. Ce sourire devenait délicieusement timide sitôt le meurtre commis. Les exquis petits cadavres, recroquevillés à terre ou encore debout mais pantois, en devenaient pusillanimes par osmose.

L’été new-yorkais, français par transmutation, avait donc penché vers la mélancolie automnale, et Paris, au retour, était devenu à la seule lecture de cette lettre, rapide, factuel et impavide. Votre lettre m’a bouleversée, disait Catherine pour commencer. C’était à mon tour de l’être. J’observais les traces de ce bouleversement dans l’écriture décidée, nerveuse et droite, qui resta la même tout le temps qu’elle m’envoyât des lettres amoureuses. Lorsqu’elle glissa des années plus tard des mots sous ma porte, exposant les bonnes raisons qu’elle avait désormais de m’éviter, puis des notules, des marginalia, des gribouillis, des remarques sans intimité, en ordre décroissant jusqu’au silence qui était comme le silence de la mort la plus fade et la plus équanime, c’était toujours la même écriture venue de Tanger, différente de l’écriture ronde et enfantine de ses premières lettres. Tous ces mots déclaraient sans ménagement l’impudeur de son indifférence en prétendant qu’il ne fallait quand même rien oublier de nous. C’est d’ailleurs ce détachement si redouté que la moindre trace de cette époque renvoie sans cesse au mitard. La douleur, la déception et la tristesse participent autant de cet amour ancien que la joie et la désinvolure qu’il avait su faire naître. Elles ne lui enlèvent rien, l’enveloppent jalousement d’un manteau protecteur à force de contradiction.

Quand à mon propre bouleversement, j’en constatais la force début septembre à sentir avec quelle légèreté je me levais le matin et avec quelle désinvolture je considérais maintenant les sujets réputés graves. La transmutation des valeurs atteignit sans faute son point culminant le jour où l’avion de Tanger se posa à Orly, de manière que le divertissement était devenu essentiel et la contrariété sans matière.

J’ai un style particulier pour vous écrire, avait-elle aussitôt fait remarquer. Le mien, du coup, s’en trouvait changé sous la torture surnaturelle du sentiment amoureux qui sans cesse transforme le désir en douleur et la douleur en délectation.

J’ai tout aimé de cette lettre jusqu’à l’écœurement : d’abord qu’elle me fût adressée — tout simplement —, ensuite qu’elle fût écrite sur un papier qui fait le bruit sec des papiers de pâtissserie quand on les froisse sitôt le le gâteau mis à nu, qu’elle fît état d’un jugement si juste et précis de mes hésitations et de ma réserve transformée en cataclysme, satisfaite de ce flot des aveux qui entraîne à sa suite tout l’attirail de l’enfance, lourd comme l’équipement des fantassins, gai comme la guerre et, comme elle, furieuse, injuste et malade. Je ne peux mieux le dire qu’en avouant tout net qu’elle tient lieu d’ordonnance. Plus qu’une lettre, c’est un manuel, le manuel rose où il est expliqué que l’amour revêt tous les habits, s’autorise toutes les poses, s’admire avec plaisir, ne recule devant rien.

@Fabrice Pataut

 

 

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