Le Passe Muraille

Un encyclopédiste au pays du lyrisme

 

Une approche de Roger Caillois,

par Jean-Paul Jacot

Roger Caillois (1913-1978) fait partie des réprouvés. Non pas de ceux, héroïques, que la société stigmatise dans ses marges et qui appartiennent alors à la sphère admirée des martyrs. Car réprouvé dans le champ même des sciences humaines et de la littérature.

On pourrait débuter, pour parler de lui, par une liste de termes antithétiques comme par exemple réactionnaire et avant-gardiste, surréaliste et académicien (seul cas dans l’histoire), critique et créateur, savant et illusionniste, poète et sociologue. Toutefois sous ce regrettable et apparent tissu de contradictions il s’agit de lire une double orientation de sa pensée qu’on résumera par un attrait immodéré pour l’analogie et la classification. Si Caillois est peu apprécié, c’est parce qu’il inverse l’habitude et fait de l’analogie l’instrument favori de ses recherches érudites et de la classification celui de son approche de la poésie. Ce n’est qu’avec les derniers textes, dont les proses merveilleuses qui décrivent l’univers des pierres, que s’estompe la différence et qu’apparaît le poète dans un rayonnement glacial et sévère.

Tout commence par un malentendu. C’est en 1932, à 19 ans, que Caillois fait son entrée dans le monde des lettres. Remarqué par Breton, le jeune étudiant des classes préparatoires s’intègre rapidement au groupe et participe activement aux recherches des surréalistes. Toutefois l’aventure ne dure guère: deux ans plus tard, suite à une dispute avec Breton, la «boussole mentale du surréalisme», comme ce dernier l’avait baptisé, quitte le mouvement. Ce faux départ dans la littérature, qui sera suivi par la fondation du Collège de sociologie avec Georges Bataille et Michel Leiris, est particulièrement significatif d’une position mal assurée entre une carrière littéraire et critique.

De fait, pendant longtemps Caillois ne fut admis ni dans l’un ni dans l’autre camp. Malgré ses recherches de nature savante, la multiplicité de ses intérêts, ses études disparates qui se jouent des frontières déterminant des champs de savoir précis, les «cohérences aventureuses» qu’il élabore et sa curiosité ambiguë pour les formes de l’irrationnel lui interdisent le statut de chercheur agréé.

 

L’œuvre ne se construit pas moins au fil des ans, accumulant strate après strate des textes qui convoquent tour à tour ou simultanément l’histoire des religions, la sociologie, l’anthropologie, l’esthétique, les sciences naturelles, la stylistique. Caillois poursuit de cette manière le projet extraordinaire de constituer le tableau de l’imaginaire humain et de ses correspondances avec l’univers physique. Selon lui les opérations de la conscience ne constituent pas une réserve spécifique essentiellement différente du monde: les manifestations de l’esprit, loin de s’opposer aux phénomènes sensibles, poursuivent et souvent répètent les formes matérielles. Ainsi il met au jour des rencontres qui court-circuitent les catégories normalement admises: il découvre dans le comportement des mantes religieuses, qui, comme on le sait, dévorent le mâle durant le coït, la continuité de l’univers, car cette pratique objective des insectes répond aux mythes subjectifs qui mettent en scène la peur de l’homme d’être castré, mangé ou englouti lors de l’acte sexuel. Ce monisme radical est d’ailleurs renforcé par la conception finie de l’univers telle que les tables de Mendeleïev la proposent: le nombre d’éléments n’est pas illimité et les structures chimiques réapparaissent nécessairement. Le regard que dirige Caillois sur le monde se satisfait mal d’une portée subjective: il vise rien de moins qu’à établir une syntaxe du réel. Pour définir ce projet, l’auteur parle d’une poétique généralisée de l’univers qui tente de lire, à la surface des phénomènes, les rimes des choses, témoins de la structure isomorphique du monde. On voit combien est importante dans ce projet une double analyse: celle qui étudie le monde et celle qui prend pour objet les productions de l’es-prit sous toutes ses formes: «Il va de soi que j’ai continué à défricher à ma manière l’univers sensible, m’efforçant d’y déceler des corrélations, des réseaux, des carrefours, des régularités, en un mot quelques-unes des réverbérations mystérieuses dont se trouve marqué ou éclairé l’épiderme du monde, depuis les dessins des pierres dans la matière inerte jusqu’aux images des poètes dans les jeux apparemment libres de l’imagination.»1

Le petit ouvrage que nous offrent les Editions Fata Morgana est à cet égard très éclairant tant pour ce qui concerne la méthode de Caillois que pour ce qui touche ses relations, pour le moins complexes, avec la poésie en général et le surréalisme en particulier.

La Chute des corps ne peut qu’étonner dans un premier temps car sous ce titre on découvre un Caillois en proie à un lyrisme débridé qui rappelle à la fois les textes de Rimbaud et ceux du surréalisme. Ecrits à une époque (1931) où le jeune homme développe sa sensibilité littéraire sous la figure tutélaire de Roger Gilbert-Leconte – de quelques années son aîné et… voisin de palier à Reims – Caillois avertit le lecteur de la valeur qu’il attribue à ces textes: «Les textes qui suivent ne sont pas des poèmes mais des imaginations, quelquefois d’origine hypnagogique. Leur portée est des plus minimes. Tout au plus auront-ils quelque chance de rendre plus familière ou plus significatives à l’un ou à l’autre certaines associations d’images, d’idées ou d’émotions qui ont de fait, semble-t-il, quel-que raison d’être.»

Ces quelques lignes montrent déjà toute la distance qui sépare Caillois d’une poésie subjective dont pourtant ces «imaginations» témoignent. L’intelligence critique du poète se retourne directement sur ses productions, non pas pour juger de leur réussite esthétique, mais pour les analyser comme des symptômes illustrant le fonctionnement de l’esprit ou, pour être plus précis, illustrant cette logique de l’imaginaire qu’il cherche à mettre en lumière. On comprend mieux ainsi le mal-entendu qui a attaché pour un temps Caillois au surréalisme. L’image surprenante, parce qu’elle dessaisit la raison de sa suprématie, jouit d’une attention particulière aux yeux de Breton. Pour Caillois, loin de signer l’échec de l’entendement, elle en relance le mouvement.

Si l’on songe à la rencontre de Caillois avec l’univers des minéraux et aux textes envoûtants qu’il écrit dès le milieu des années 60, ce refus si net de ne jamais se vouloir poète semble montrer avec évidence que la pente était irrésistible qui menait à la poésie. Dans le souci de disparaître au gré de la description la plus transparente des pierres, disparition que la nature pessimiste de Caillois désirait comme la rançon de son échec, «se glisse [peut-être] la ruse étonnante, la volonté d’être soi, cette parole égarée dans la palmure du temps2». Comme si les pierres qui étaient présentes avant l’homme et le seront après lui refléteront pour l’éternité les mânes de Roger Caillois.

J.-P. J.

1. Approches de l’imaginaire, Gallimard, 1974, p. 246.

2. La Chute des corps, Fata Morgana, 1996, p. 29.

(Le Passe-Muraille, No 24, Avril 1996)

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