Le Passe Muraille

Un destin de passeur

 

L’Épistole d’Alexandre Voisard

Chers amis, depuis toujours je vis, hormis quelques séjours plus ou moins forcés pour ici ou là apprendre un ailleurs, dans une proximité de frontières. En Ajoie, pays natal, où que l’on se tourne à cent quatre- vingts degrés, on a devant soi, à quelques kilomètres, un rideau symbolique qui nous sépare d’ une voisine considérable, la France. Derrière c’est une autre frontière, la chaîne du Jura qui constitue une barrière naturelle avec la Suisse. On pourrait dire que, vu ainsi, ce pays d’ A joie, qui est suisse hors de Suisse, est en quelque sorte une terre à soi étrangère ou comme dit l’ autre «en étrange pays dans mon pays lui-même». Condamné à vivre sur deux modes essentiels: sublimation et transgression.

Vous comprendrez donc que, appartenant à un pays (à une patrie comme on n’ose plus dire), on se cogne à la question de l’identité. Qu’on ait à cultiver en priorité deux vertus: la modestie et la curiosité. Et vous voyez aussitôt l’ embarras dès l’approche du vocabulaire: comment parvenir à la sublimation quand on se veut modeste en son coin et comment se garantir que la transgression ne se cantonne pas à la curiosité vulgaire ? Telle se dessine la difficulté d’ être pour les habitants de ces confins interminables, ces finistères qui les contraignent sans fin à des embarquements, imaginaires le plus souvent.

Je me rappelle les vacances, avant la guerre, chez cet oncle paysan du Haut-Doubs qui en bavait avec ses moissons arrachées dans la fureur à coups de bœufs et de jurons. Le dépaysement était alors vertigineux mais le trouble me prenait dès le pas- sage de la douane, j’éprouvais très fort ce sentiment d’ entrer dans un autre univers. Même les odeurs semblaient attendre au portillon qui nous saisissaient de même qu’aujourd’hui les relents mêlés de primeurs oubliées et de cigarettes turques vous pénètrent dès vos premiers pas dans le métro parisien. Mais l’ expérience la plus étonnante de la frontière, c’est la guerre qui me la réservait. Bouclée, verrouillée, bardée de barbelés et ponctuée de patrouilles casquées de part et d’autres: je vivais dès lors la frontière comme un inter- dit. Du coup, c’est toute ma prime enfance qu’on voulait faire taire et c’ est pourquoi, sans doute, je n’ai cessé de la revivre en y ajoutant au fil des ans les fantasmes nés de cette frustration qui ne connaîtrait pas de trêve. Parfois on allait voir ce silence de plomb, grimpant sur des monticules pour savoir à quoi ressemblait le vide. On se désolait mais j’étais quant à moi fasciné d’ avoir vue sur l’inaccessible. Les années passaient dans cette pesanteur, cette touffeur, 42, 43, 44. Je devenais un jeune garçon futé, rêveur, vigoureux malgré ma taille modeste et je supportais de plus en plus mal de vivre derrière cet enclos de barbelés. La frontière m’attirait comme un aimant, je l’ approchais de plus en plus près. Je repérais les sentiers, les raccommodages de fils de fer dans les barrières, les dépressions de terrain, les creux sous les amas de feuilles mortes. Bientôt je connus cinq ou six endroits où le passage ne serait pas trop malaisé. L’école buissonnière aidant, je pris note du passage des patrouilles, d’ un côté et de l’autre. Puis, par un matin gris d’octobre 1944, je glissai la tête sous le treillis, une épaule puis la seconde et, au prix de deux mouvements de reptation, j’ avais vaincu le terrible rideau de fer, j’étais en France. A quelques kilomètres de là, j’allais pouvoir, dans le crépite- ment des mitrailleuses, les explosions de 105 et le vacarme des chars qui avaient transformé toutes les routes en bourbier, assouvir mon penchant éperdu pour l’aventure. La famille et les études attendraient. Ceci n’ est pas un coup de projecteur sur une histoire qu’un de mes prochains livres contera en détail. Ce n’ était pas là ma première transgression mais celle-ci allait m’offrir des chapelets d’émotions très fortes. J’y pris goût, je revins, je repartis. En Ajoie on me boucla, je m’enfuis. Je passais et repassais la frontière avec des baluchons pas très catholiques.

Si ces souvenirs me reviennent avec tant d’insistance aujourd’hui, c’est que depuis quelques mois j’ ai établi mes pénates, peut-être de façon définitive, de l’autre côté, comme disent familièrement les frontaliers. C’est ainsi que je vis désormais en cette région que je connus, adolescent, à une portée de fusil de mon premier point de chute parmi les détonations du baptême du feu.

Voilà-t-il pas que mes compatriotes, mes anciens concitoyens jurassiens, lorsque je me trouve parmi eux, me considèrent avec suspicion. «Comment, disent-ils, quelqu’un d’ emblématique tel que vous, un Jurassien de roc, un enraciné exemplaire, a-t-il pu abandonner la terre natale, quelle mouche décidément… ?» Et les voilà qui me toisent, guettant dans mon œil le trouble du traître. Je ne leur énumère pas les multiples raisons, toutes nobles, qui m’ont amené en ce village franc-comtois, aux portes conjuguées de l’Ajoie et de l’Alsace. Je réponds avec une ironie qui n’ est pas toujours perçue: «Hé ! bien, savez-vous, moi j’ai choisi l’Europe…»

Mes enfants et petits-enfants sont à deux pas, à dix minutes de carriole sans forcer l’allure. Je deviens toujours davantage un infatigable passeur de frontière, avec un pincement au cœur chaque fois que je pose le pied, en un sens ou en l’autre, outre la ligne pointillée. Celle-ci, je la chevauche souvent, musardant, entre deux mondes, guettant le geai, traquant la chanterelle. Parfois je tombe en arrêt devant un gabelou en quête de convoyeurs de drogue et qui se fait aussi suspicieux qu’un Jurassien:

– Qu’est-ce que vous faites là ?

– Rien de particulier, je passais…

– Ah ! bon…

La prochaine fois, je vous parlerai de mon voisin, gros bonhomme doux, chasseur chassant sans courage. Et je vous enverrai un poème sorti de ma poche de gilet.

A. V.

(Le Passe-Muraille, No 5, février 1993)

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