Le Passe Muraille

Un désir d’aube

Prose inédite de Françoise Ascal

J’ai toujours aimé les creux , les grottes, les poches d’ombre, le caché ordinaire, celui qui trace des galeries sous l’écorce ou tient l’abeille en son alvéole, celui des terriers de lièvre ou de loutre , celui des amoureux enlacés les soirs d’été dans les trous d’obus que l’herbe a recouverts, celui des puits d’où remonte l’eau du jour dans un grincement de vieille poulie, celui de l’âtre ruisselant d’une suie grasse et noire. J’ai toujours su que c’était là ma place, que j’étais vouée à ne jamais quitter les territoires de l’obscur .
J’ai toujours aimé.
Ou peut-être il m’a fallu aimer.
Ou peut-être je n’ai pas eu la force de.
Ou peut-être l’orgueil de n’être rien a-t-il fait pousser de grandes racines dans la noirceur native, dans l’humus compatissant. Manière de solidarité avec ce « d’où je viens » et ses figures dévastées par l’Histoire.

Dans la salle commune des miens, j’ai vu cuire à petit feu les raves à cochon. Bêtes et hommes même haleine. J’ai vu les mains déformées des femmes sans sommeil, les dos voûtés des vieux qui ne s’attendrissaient que sur leurs vaches. J’ai ouvert des tiroirs à bouts de ficelles, à bouts de papier lissés/pliés , à bouts de crayons que nul n’aurait jetés quand bien même ils auraient la taille d’un dé à coudre. J’ai entendu des silences très ordinaires qui n’avaient pas de fond.

Lorsque j’ai dû travailler à mon tour, c’est tout naturellement que je suis entrée dans une cave à fous. Je les aimais, eux aussi. A la lueur des bougies, nous peignions des fresques sur les murs décrépis. Certains n’avaient pas de jambes. D’autres vacillaient sur leur prothèse. Pour eux je montais sur la table. Ils battaient des mains en faisant cercle, et du plus haut possible je jetais les couleurs à toute volée. Nous les regardions éclater, couler, rebondir en taches éblouissantes, en longues déchirures énigmatiques et nous y lisions les signes de nos destins. Quelques uns mouraient. Mais ils étaient aussitôt remplacés. Chaque jour les portes électroniques de la grande maison s’ouvraient sur un frais contingent. Le chef enfournait les nouveaux venus dans ma cave baptisée « atelier ». Il faisait bon dans ma cave-atelier. Aussi chaud que dans une étable. Et le plus jeune d’entre nous avait les cils émouvants d’un veau. Mes petites sœurs portaient des prénoms de princesses persanes , elles avaient de longs cheveux et les membres déliés, mais elles refusaient de manger et je les voyais dépérir. En vain j’usais mon souffle à ranimer des braises.
Un quart de siècle j’ai habité ce lieu, sous le regard de la charmeuse de serpent, parmi les gigantesques feuilles vert sombre du Douanier Rousseau. La lune nous contemplait ironiquement. Mais tous, nous captions le son de la flûte, un petit air confidentiel qui ne s’adressait qu’à notre communauté. Cela suffisait à notre joie.

Maintenant la vieillesse m’a rejointe. Chaque jour me rapproche de l’origine. Je vous ressemble, femmes du plateau enchaînées à vos marmites . Mêmes rides au coin des yeux. Même gravité inutile.

J’écris.
Plus souvent dans les nuages que sur papier.
Je m’adresse à mes chers déglingués, aux tordus récalcitrants dont je connais l’impeccable trajet sans concession, à mes ancêtres qui se sont accommodés.
Je vous écris aussi, inconnus qui remuez dans mes songes.
Je n’ai pas à économiser les mots.
Je peux prendre les plus colorés, les plus brillants. Ceux du dimanche.
Pourtant mes préférés ont un goût de terre. Un goût ombreux.
Ils affectionnent les violettes qui grandissent au pied des buissons et que nul ne remarque, les minuscules fougères croissant dans une faille de roche .

Mes mots aimeraient se rendre ailleurs.
Emprunter des chemins d’aube.
Saluer la mer, les grandes plages de sable fin, le vol des mouettes. Recueillir le bruit du vent dans les pins, le duvet des palombes.
Ce n’est pas possible.
Mes doigts glissent, dérapent, tombent dans des ornières tourbeuses.
Mes doigts en reviennent toujours au creux aux trous aux grottes.
Mes doigts déterrent les morts.
Inlassablement.
Mes doigts sentent la corde de chanvre de celui qui s’est pendu, dans le grenier de la maison, juste au-dessus du poêle où mijotaient les raves.
Mes doigts veulent encore une fois caresser les visages oubliés de ceux qui n’avaient pas de mots, de celles qui, enfantines aux tristes sourires, ne grandiront jamais.

Mes doigts n’ont pas de repos.

Peut-on croître sans racines ? Peut-on dresser des branches hors de son sol ? Peut-on quitter sans trahir ? Faire un pas de côté loin des mares des puits des sorts ?

Avant de m’enfoncer dans la mort végétale, avant de me dissoudre dans l’ultime terreau, je voudrais recueillir les étincelles de l’aube. Les boire. M’en emplir. Dilater mes poumons. Connaître la joie spacieuse que j’appelle depuis des millénaires, la joie qui n’a pas de bord, pas de centre, pas d’ombre,

La joie spacieuse

celle qui tremble peut-être,
et appelle à son tour
au tréfonds des trous des grottes des creux,
dans le bleu fusillé d’une plume de geai.

(dimanche 1 février 2009 Saint-Barthélemy, en écho aux « Pensées de l’aube » de JLK)

F. A.

Ce texte, paru en préoriginale dans Le Passe-Muraille No 78, en juillet 2009, fait l’objet d’un livre d’artiste publié à l’enseigne de l’Atelier de Villemorge, avec un bois gravé de Jacky Essirard.

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