Le Passe Muraille

Un Cœur las

 

Récit inédit de Fabrice Pataut

 

1

J’avais suivi l’homme au chapeau rond jusqu’au milieu de la rue Watt, le jour des livreurs de framboises. Son imperméable gris perle lui donnait l’allure d’un fantôme sur roulettes. Surtout, quand j’y pense, parce qu’il marchait très vite à petits pas et allait droit devant en bougeant à peine les jambes. Pour le reste, Günther avait l’air d’un passant ordinaire. On aurait dit qu’il avait en tête quelque chose de précis à faire, une course importante, ou bien allait-il retrouver une femme. On devinait pourtant à l’inclinaison de la tête et à ses mains, enfoncées dans les poches jusque loin au-dessus des poignets, que quelque chose ne tournait pas rond dans cette affaire de commissions ou de rendez-vous. Bien qu’il ne fît que passer par là, le Günther était d’une autre trempe. Il avait un projet et même, allez ! un destin. J’en étais certain parce que, d’un point de vue général, un espoir inattendu donnait à l’humidité autour de nous une vibration particulière. Ah, mes agneaux ! Il était grand temps. Nous étions fin septembre mil-neuf-cent-soixante-quinze.

Que dirais-je d’autre sinon qu’il y avait belle lurette qu’un aussi bon augure ne s’était présenté ? La mine préoccupée de l’homme chapeauté convenait à la situation. La nature de ses soucis importait peu. Le tout était qu’il en eût et qu’ils pussent conduire à un épilogue trop longtemps différé. Et comment un homme qui prend le temps de ramasser un bout de papier froissé tombé de sa poche pourrait-il n’en avoir aucun ? Je voulais une conclusion comme qui dirait fédérative. Il fallait que la désillusion à l’origine de sa déchéance soit de taille et que chacun, d’une manière ou d’une autre, y participe : homme, femme, tortue. Il déplia le chiffon avec difficulté et le lu au moins deux fois de suite au risque de rater son train, assis par terre à côté d’une barquette de framboises écrasée sous le pont des voies ferrées de la gare d’Austerlitz.

Ses tracas pouvaient être financiers ou amoureux. Pourquoi pas les deux à la fois ? Je me dis alors, en prenant le temps de défaire mon lacet, que si une femme était à l’origine de sa faillite, l’homme au chapeau rond avait peut-être prévu de se jeter sous le Paris-Nantes de dix-neuf heures quinze. Je dus faire et défaire ce lacet au moins deux fois le temps qu’il défroisse la feuille, la dévisage comme un monstre vivant la rage au cœur et la fourre dûment pliée en quatre dans la poche de son imperméable pour la postérité.

Il était un peu voûté malgré son âge. Je n’aurais pas facilement parié pour le prénom « Günther ». Au moment de la lecture, j’aurais cru volontiers avoir suivi un Paul ou un Jean-Jacques. Je lui cherchais dès le début un prénom français peu risqué. Quelle erreur… Toujours à prévoir l’échec, à devancer la déception pour mieux m’en protéger. C’était sans compter sur l’extraordinaire à venir. Le délabrement moral de mon homme avait en réalité tous les stigmates de la perfection ; aucun n’était hexagonal bien qu’une jeunesse prénommée Lucette s’avéra comme je l’avais soupçonné la cause principale de sa déconfiture.

 

Puis il leva la tête pour regarder le ciel, lequel, à ce moment précis, commençait à se couvrir. De bien petits nuages, certains filasses comme de l’étoupe, d’autres mous et duveteux, allaient rapidement de droite à gauche dans le sens inverse de l’écriture. Lorsque nous ressortimes tous les deux en plein jour après avoir passé le pont, de longues nuées pommelées d’un rose sombre au centre le couvraient entièrement. Il était six heures dix. Mon Günther était un rancunier. Je le voyais à la façon dont sa tête s’enfonçait résolument dans ses épaules. Il pressait le pas et levait ses bras tendus pour un envol quelque peu enfantin, histoire de se persuader du contraire. Son imperméable déboutonné prenait le vent de chaque côté et lui faisait des ailes, comme autrefois le mien au jardin d’acclimatation de Neuilly-sur-Seine devant la volière aux rapaces. Par imitation, je crois.

S’il avait été un français de souche, Paul ou Jean-Jacques aurait commandé un jambon-beurre-cornichon à emporter avant de monter dans le train. Günther, plus international, s’offrit un paquet de Treets. J’achetai la même chose exactement et quittai le bar-tabac après lui pour le suivre le long du quai. Maintenant que je me prenais moi aussi à enfoncer les mains dans les poches de ma gabardine et qu’un vent mauvais commençait de souffler, je réfléchis en regardant mes chaussures glisser entre les flaques que la nuit risquait d’être longue. La fatigue, la lourdeur dans les jambes, la bouche pâteuse : tout disait que je perdrais Günther s’il s’avisait de descendre au mauvais moment, à la gare du Mans ou d’Angers plutôt qu’au terminus. Aussi choisissai-je un siège en diagonale de l’autre côté du couloir central de manière à l’avoir à tout instant de trois-quarts face.

L’homme au chapeau rond sortit un livre de l’autre poche de son imperméable, plia son vêtement en trois et le déposa devant lui sur sa tablette. L’ouvrage, assez mince, était recouvert de papier kraft. La tranche et la couverture étaient abîmées de taches de gras et de transpiration. Quelqu’un — Günther lui-même ? — avait écrit le nom de l’auteur et le titre de l’œuvre sur la tranche. Pourquoi cette précaution ? Il devait avoir quelque chose à se reprocher pour les avoir inscrits en si petits caractères. Pas n’importe lesquels d’ailleurs : gothiques. Peut-être la couverture d’origine était-elle inconvenante, gâchée par une photo licencieuse ou un accroc sur toute sa longueur. Une autre possibilité encore me vint à l’esprit de manière fortuite au moment où je posai mon sachet de Treets sur la tablette : Günther avait pu écrire le nom pour identifier le livre sur le rayonnage d’une bibliothèque. Cela impliquait que d’autres livres, peut-être bien tous ceux en sa possession, étaient uniformément recouverts de papier kraft et qu’il fallait bien d’une manière ou d’une autre les distinguer. Dans ce qui se trouva plus tard être une remarquable collection d’ouvrages rares reliés, certains en veau fauve, d’autres en maroquin à grain long, l’unique livre de poche ainsi protégé était celui que Günther avait pris avec lui pour le Paris-Nantes. Il reposait maintenant, l’exceptionnel krafté, contre la masse informe de  l’imperméable qui lui faisait un pupitre de fortune.

 

Au moment du départ, Günther chaussa des lunettes. Elles lui donnaient l’air de quelque professeur de littérature, de mandarin d’université américaine genre côte Est, disons Yale, plutôt que de répétiteur provincial. D’ailleurs, la pochette en coton n’était pas accordée à sa cravate, signe de recherche vestimentaire. Il l’extirpa sans ostentation de la poche poitrine de son veston et nettoya les verres négligemment en regardant par la fenêtre avant de la remettre à sa place d’un petit geste désordonné de l’index, comme s’il s’était vaguement curé l’intérieur de l’oreille ou avait tapoté l’étoffe de son col pour faire tomber une poussière.

Une fois assuré par la voix du chef de train que notre terminus serait Nantes, l’homme au chapeau rond ouvrit le livre à la page une après avoir repoussé page de garde et page titre d’un grand mouvement sec de toute la paume lancée à plat. Il remonta ses lunettes sur le haut du nez d’un petit coup de l’index. Crayon noir en main, il allait donner à cet ouvrage toute son attention.

Je défis mes lacets, peut-être bien pour la centième fois en trois jours que je courrais les rues de Paris, et je vis en relevant la tête que Günther allait s’abîmer dans la lecture de Lob der Schildkröte. Je souris en pensant qu’un homme de cette stature, qui aurait pu une demi-heure plus tôt mettre fin à ses jours sous le Nantes-Paris avant l’arrêt final de la locomotive au bout du quai huit, allait prendre des notes dans les marges d’un livre portant un si joli titre. Peut-être allait-il même proposer des corrections et s’avérer impitoyable ; le dépit amoureux comme la ruine incitent à la plus grande fermeté.

Il pleuvait de nouveau. Les gouttes jetées en diagonale sur la vitre faisaient des pointillés, parfois des coulures d’une remarquable netteté et, lorsque le train ralentissait dans les courbes, des flaques tremblantes à peine plus grandes que des menottes d’enfant. J’observai Günther, puis de nouveau la pluie, puis les chaussures cirées de l’homme que Lucette avait remercié d’une si abominable façon, et une fois encore ces mains maladroites de petiot que je dessinai moi-même avec la buée. Günther, à peine plus de la quarantaine à juger par sa musculature, avait-il eu, petit garçon, des mains maladroites ? N’avait-il pas plutôt scié du bois avec son père pour l’exercice physique et fait ses gammes dans le salon parme, la flamme musicale au fond du cœur pour se délier les doigts avant d’entamer Schubert ?

Je pris sur moi de ne rien faire remarquer, de laisser l’homme au chapeau rond griffonner autant qu’il voudrait les marges de cet Éloge de la tortue en édition de poche et traduction allemande. Quand vous saurez, Günther, me dis-je en effaçant d’un coup sec les mimines à longues phalanges tracées à côté de moi sur la vitre, quand vous saurez, il sera trop tard. Sur quoi Günther posa l’Éloge sur ses genoux comme s’il avait lu mes pensées et extirpa le morceau de papier plié en quatre de l’autre poche de l’imperméable pour s’en servir de marque-page. Il retira son chapeau, se leva, abandonna le livre sur son siège et prit la direction de la voiture-bar.

Le papier froissé dépassait de quelques centimètres vers la page quatre ou cinq. Ça lui faisait comme une petite langue, au bouquin, parce que le bout de papier était tombé tout près de la barquette de framboises de la rue Watt, une petite langue rose impertinente avec sur la pointe des papilles saillantes sang-de-bœuf comme quand on a mangé trop pimenté.

À voir la profondeur des fissures et l’irrégularité des anfractuosités, Günther avait dû froisser avec rage le mot glissé dans sa poche. Il serait difficile d’aplanir les crevasses de la petite excroissance rose pâle pour lui donner l’aspect d’un document présentable à classer dans un trieur à soufflets. Elle était étrangement droite et immobile, fière d’être à ce point fendillée. C’était le livre tout entier qui glissait maintenant d’une manière indécise avec les mouvements du train, tantôt du côté de la fenêtre, tantôt du côté de l’accoudoir, en équilibre contre l’imperméable. Puis l’Éloge tomba d’un coup sec sur la moquette rase du couloir et resta là un instant pages écartées, la tranche vers le haut, le marque-page calé bien au fond.

Je me levai, j’attrapai le livre. J’aurais même caressé le kraft jauni par la lumière rasante de la bibliothèque à force de paresse sur l’étagère de la lettre E si Gunther ne m’avait interrompu. Il était debout devant moi avec son café sans sucre à la main et me remercia d’une voix impavide de l’avoir ramassé.

 

2

La fossette au menton s’était creusée le temps très court du remerciement. Elle donnait à Günther un air dominateur. Il était rasé de près, même à presque huit heures du soir. On ne décelait aucune ombre au creux de cette fossette, comme si quelqu’un avait passé du talc et voilé la lumière du plafonnier ; elle était pourtant profonde et têtue. Günther progressait dans sa lecture, ses maxillaires avançaient dans le vide et donnaient l’impression que la mâchoire allait mordre à chaque fois qu’il allait au devant d’une contrariété.

Les déceptions — mon Dieu — étaient nombreuses. À chacune, la pointe de son crayon glissait sur la page pour une biffure, une note marginale, un commentaire. Corrigeait-il ses copies avec autant de soin ? Je l’espérais. Yale, quand même… J’espérais qu’en tout, autant qu’avec Lucette, Günther faisait preuve de sévérité.

Il avait dit  « merci beaucoup »  en pensant vielen Dank, peut-être même vielen Dank sehr geehrter Herr… sous l’influence d’une habitude pour la politesse obséquieuse, gêné par un voussoiement trop français, mais seulement dans sa tête encombrée de corrections professorales dans le goût bavarois. Extérieurement, on n’aurait rien pu voir. D’une manière ou d’une autre, il n’aurait pu finir sa petite phrase, ne sachant à qui il s’adressait. Herr qui ? je vous le demande. Il avait dit ce qu’il avait dit aouf fransauziche, sans accent, sur un ton plutôt neutre et sans courtoisie aucune. Je le voyais se délecter de ratures, d’ajouts, d’annulations. Non pas qu’il voulût réchampir pour détacher les ornements d’un fond où tout laissait à désirer. Je voyais bien que mon Günther ne laissait rien passer, pas moins le petit détail que l’armature générale, qu’il jugeait chacune des fioritures de l’Éloge inutile et excessive. Il tournoyait tant et plus de la papatte, lancée haut dans les airs dans un effort de réflexion ostentatoire avec son crayon à papier tendu vers le plafond pour laisser retomber la mine brutalement sur la page, pointe vers le bas, à des fins éliminatoires. La fureur de ses biffures en devenait comique. Quelle étonnante chorégraphie… En bon élève studieux toujours assis au premier rang, Günther sortait une petite langue rose d’entre ses lèvres serrées pour les caresser patiemment. Rose… Décidément. Il insistait sur les commissures le temps de tirer son trait comminatoire. Le tracé sur la page — qui sait ? la déchirure tellement il appuyait, mais quelle importance, je vous le demande, pour une édition de poche ? — lui procurait un vrai plaisir. Il triturait alors fébrilement le bord du chapeau posé sur le siège à côté de lui, content et comme repus.

Et là, que dire d’autre sinon que l’homme avait l’air stupidement rassasié ? Pour la première fois en trois jours de filature à pied, l’envie de punir le dessina dans ma tête sous la forme d’une disparition instantanée. Le galurin, comme aurait dit Lucette, était posé sur le siège, le livre avec sa petite langue rose sur la tablette, l’imperméable qui l’avait protégé du vent depuis l’ultime repérage de la rue Watt pendouillait dans le vide, mais Günther n’était plus avec nous dans le Paris-Nantes. Dans ce monde meilleur, une vibration incertaine avait pris sa place. Un halo laiteux caressait de loin des choses qu’il avait touchées : le chapeau, l’Éloge, les poches de l’imperméable, le crayon.

Je les considérai une à une avec l’attention de qui doit procéder à un inventaire. Si ces pièces à conviction restaient là sans leur propriétaire, baignées d’une lueur opaline, c’est que le quidam qui les avait abandonnées ne reviendrait jamais à sa place. Se jetterait-il du train avant d’arriver à destination ? Y avait-il une fiole dans une troisième poche et boirait-il le poison pour en finir avec la vie seul dans les toilettes ? Ces suppositions avaient tantôt un goût de fruit rouge, tantôt une odeur de salade suivant que les framboises de la rue Watt ou les feuilles de laitue posées à même le carrelage pour la tortue de Lucette leur prêtaient main forte. D’un côté le sombre destin d’un fruit arrogant, trop cher pour nous hors saison à l’étalage du fruitier de Neuilly,  de l’autre la modestie d’une feuille joliment verte, charnue, caressée par le soleil dans la cuisine ripolinée de la rue Delabordère. L’une comme l’autre disaient que Günther devait disparaître. Il fallait surtout qu’il sût pourquoi. Le pire aurait été qu’il tombe par hasard sur la voie ou fasse une fausse route et s’écroule là, dans le Paris-Nantes, victime de dysphagie. Des framboises d’automne… nous n’y aurions jamais pensé, autant par manque d’argent que parce qu’il était si bon, finalement, de les goûter début juin dès qu’on savait qu’il ne ferait plus froid. Les petits cœurs de laitue dominicaux suffisaient quant à eux tout le temps de l’hibernation.

Il y aurait eu de quoi rire si ma peine n’avait été légitime à voir Günther défigurer le livre avec autant d’aplomb. Elle montait en moi depuis des années à la façon d’une marée fantastiquement paresseuse. C’est dans un restaurant que j’avais ressenti cette tristesse pour la première fois, installé à une table pour deux derrière la baie vitrée d’un hôtel de Starnberg qui servait midi et soir des poissons de rivière dans une grande salle toute blanche avec vue sur le lac. Je l’avais ignorée jusque là comme un bienheureux.

J’étais officiellement en villégiature, sans que personne n’eût d’ailleurs à s’en préoccuper. Qui aurait pu remarquer mon absence ? J’allais de ci de là pour tuer le temps, d’ouest en est et vice versa, tantôt avec un but tantôt avec un autre, bien que déjà sans le savoir à la recherche de Günther.

J’avais posé mon carnet et mon crayon à côté de moi sur la nappe et je goûtais le blanc local avec une satisfaction simple et bourgeoise. Presque, si j’ose dire, avec la tranquilité d’un retraité malgré mon jeune âge (vingt ans). Le serveur avait recommandé la truite du jour en apportant la carte, puis une jeune fille s’était présentée avec un verre que je n’avais pas commandé. Le vin avait la couleur trompeuse de l’or. « C’est le cépage de mon grand-père…, avait-elle dit en tournant son visage vers le lac, … c’est un cadeau de bienvenue ». Elle avait regardé furtivement le carnet posé sur la nappe et ajouté « Une bien jolie région, n’est-ce pas ? »

 

Indéniablement, la beauté était partout, paisible et sans manière, et comme la jeune fille me tournait le dos pour regagner son poste, il m’apparut avec une honte mêlée de dégoût que je ne faisais rien de ce carnet. Je n’osai l’ouvrir, m’y résolus dès qu’elle eût disparu de la salle de restaurant pour continuer son service.

Qu’en dire… ?  Je n’avais pas griffonné plus de dix pages, et d’ailleurs… pour noter, quoi ? des horaires de train, des adresses de pension de famille, des noms de village et des marques de savon à barbe, ci et là les symptômes migraineux d’une petite indigestion. Lesquelles pages étaient suivies d’autres pages encore en grand nombre, blanches et uniformes. Quel vide, me dis-je alors, quelle langueur malveillante me pousse à me munir d’un fourbi qui m’accompagne partout comme un chien, avec son petit crayon glissé sous l’élastique ? Mort-né, en quelque sorte… La peine dont je parle n’était encore qu’un abattement, une lassitude ordinaire que les notes de voyage devaient cacher. Il était presque sept heures, et en observant l’eau du lac de Starnberg virer à l’ocre pour sonner la fin du jour, je sentis comme on sent venir un vomissement à quel point le carnet-avec-crayon, plus encore qu’un ridicule artéfact, signalait une affliction, combien il était inutile de chercher à tuer le découragement par une petite activité perpétuelle et répétitive.

Noter ceci. Commenter autre chose. Quelle rigolade ! Autant ne rien faire, me dis-je en goûtant le vin blanc (moelleux, avec une pointe de cerise), autant ne rien vouloir. Pourquoi ces trains et ces hôtels et ces nuits paisibles et ces petits chagrins du ventre ? Combien faudra-il encore en supporter ? Comme le temps tout d’un coup semblait long, mou et affreusement élastique. Je tombai dans une sorte de torpeur. On servait aux clients des truites pour deux dans d’énormes assiettes monogrammées. J’exigeai sans nervosité qu’on prépare les filets, qu’on m’épargne la vue des têtes avec leurs yeux morts, vitreux et vengeurs.

J’appris plus tard dans la soirée que la jeune fille au verre de vin descendait des anciens propriétaires, que l’établissement avait été racheté, et à quel point elle était tombé en-dessous de sa condition. Elle avait décidé de m’offrir ce verre au prix d’une réprimande. Elle l’avait fait de sa propre initiative, les mains dans les poches une fois le verre posé, en passant la tête haute devant le maître d’hôtel, puis devant son chef de rang.

Lorsque Günther referma le livre, semblait-il par exaspération, j’avais encore devant moi comme un fantôme impassible la fierté de cette jeune déshéritée, la minceur de son cou droit et pâle, la force sans défaut de sa morgue silencieuse. Elle n’avait jamais rien su de la médiocrité du cahier qu’elle avait pris pour un gage de richesse intérieure, et même, qui sait, d’embryon de quelque grande chose à venir. Günther, quant à lui, s’en tenait aux faits avérés. Il serrait maintenant le livre fermé dans sa main gauche et tapotait nerveusement le creux de sa main droite avec le haut de la tranche comme s’il hésitait à prendre une décision importante du genre foutez-moi-donc-cette-horreur-à-la-poubelle.

Quelle différence, me dis-je, avec la jolie nuque qui s’échappait du col claudine à bords ronds, avec la fraîcheur du soir bavarois plein de l’odeur des roses, avec l’idée charmante et naïve que de ce petit carnet de rien négligemment rempli au crayon noir pouvaient s’échapper des choses d’une majesté imprévue, alors que Gunther était là avec une mine de plomb grossière et sans gomme à douter et à détruire devant moi sans concession.

Je revis la jeune fille le soir même en prenant mon café sans sucre sur la terrasse. Sa robe d’été s’arrêtait juste au-dessus du genou. Elle avait nagé au bord du lac le temps de sa dernière pause et tendait les jambes pour goûter la fermeté de ses muscles. Lorsqu’elle vint s’asseoir en face de moi, elle continua à les masser de haut en bas en gardant la tête droite pour une série de questions dans le style journalistique. Toutes étaient posées sur le ton de la conviction. J’avais rangé le carnet dans ma poche et pensai devant elle en le caressant à travers le tissu que Lucette aurait droit un jour à une surprise. J’allais indéniablement en faire quelque chose, peut-être même un truc considérable. Puis, sans que rien ne l’eût annoncé sinon un aparté divinatoire d’un seul mot, le lac de Starnberg devint notre sujet principal. C’était drôle comme la jeune fille avait elle aussi peur de l’eau, assez pour ne pas trop s’éloigner du bord, mais pas trop quand même puisqu’elle restait volontiers assise sur le ponton à tremper le bout de ses pieds. Elle remportait chaque jour une petite victoire en poussant un peu plus loin.

L’eau était maintenant noire et métallique ; on l’aurait dite tendue comme un grand drap sombre depuis Starnberg jusqu’à Pocking, dont on devinait les premières lumières. Elle la regardait avec une tristesse infinie au fond des yeux ; cette langueur lui faisait des cernes gris qui prenaient mal la lueur froide des photophores. Elle remonta les genoux pour poser sa tête, et sa petite culotte blanche d’enfant brilla soudainement entre ses jambes comme un fanion dans la nuit profonde. Elle restait la tête penchée sur le côté, les jambes presque desserrées, les pieds nus posés sur le bord du fauteuil comme si elle avait été chez elle, sans égard particulier pour le matériel hôtelier.

Maintenant que j’observais Günther prendre son temps avec le livre, une envie — comment dire ? — une envie de frapper au visage, de châtier, me fit comme qui dirait un petit signe amical de la main. Il aurait été trop convenu de lui faire purger une peine. J’hésitai pourtant avec la gifle : Günther aurait ri si elle avait été trop faible. Appuyée, elle aurait suscité un coup de poing en retour. Une lutte à mains nues dans le train avec l’homme au chapeau rond aurait été ridicule. Elle aurait signifié que nous étions à court d’arguments. Comme s’il avait été concevable de faire des reproches ou d’opposer des objections, d’attendre des explications ou des réponses… Je ne serais tombé aussi bas pour rien au monde. Aussi pensai-je sans hésiter à l’insulte qui se passe de phrase. Günther aurait dû s’essuyer avec un mouchoir pour ne pas salir ses mains. Il aurait dû poser le livre à côté de lui et procéder avec dégoût. Il n’aurait pu m’insulter ou me frapper sans s’abaisser. J’osai lui attribuer la force d’âme de celui qui prend le crachat par le haut et ne répond rien, sinon par la même souillure. Il aurait pourtant été infantile d’échanger nos mucosités dans le Paris-Nantes, et comme je voyais qu’à l’évidence ni la bouche, ni les mains, ni les pieds ne pouvaient convenir à notre affaire, que les discours étaient vains et le verbe une erreur, je laissai mon Günther tout entier à ses tapotements intempestifs. Le creux de sa main continuait de recevoir le livre à la manière d’une balle de tennis avant le service. Il l’avait soulevé de la tablette et le tenait maintenant à hauteur des yeux.

Comme il avait l’air sot, finalement, plutôt que dangereux, sans talent pour la critique. L’envie me prit de rire et sans doute laissai-je échapper une faible expiration car mon voisin, qui avait les manières et le bréchet d’un petit moineau craintif, tourna la tête comme si quelque chose d’important avait attiré son attention. Puis il reprit sa position de dormeur des trains, en chien de fusil, la tête inclinée sur le côté, penchée de travers sur le torse.

Que de belles choses se dessinaient maintenant dans la buée de la vitre, qui n’avaient de sens ni pour lui, ni même, semblait-il, pour notre compère déchapeauté : le col claudine, le genou plié, le joli menton allemand posé dessus comme sur un piédouche pour vase de bronze à l’antique remisé à Weimar. Et encore, bien sûr, venue du fond des âges, comme qui dirait des cavernes et même dans le genre rupestre tellement ça venait de loin : la main potelée que je prends secrètement dans la mienne le jour de la naissance de Lucette, seule dans la buanderie où on a remisé son berceau. Je l’aimai avant les autres, au jour de sa naissance. Je la dessinai finalement pour moi seul, cette mimine douce et rosée, tiède et propre, comme sortie d’un bain chaud. Je la dessinai dans ce fichu wagon, sans trembler, avec l’assurance paisible des grands maîtres… en fait non, c’est mentir, je la dessinai pour nous deux, on s’en fout bien des autres, voilà qui est vrai, ô ma Lu ! c’est ça que je fis avec la buée du wagon surchauffé.

 

3

Sur le coup de dix heures, le train se mit à souffler comme un mauvais coureur de fond. On entendit un bref coup d’archet mal appliqué, argentin au début du ralentissement, façon violon tzigane, ensuite suraigü et dissonant. Quelque chose de métallique grattait sans retenue le ventre du train, une lourde griffe de fer incontrôlée… du Stockhausen pur fruit, et puis plus rien.

Nous étions arrêtés en pleine voie dans le tunnel. L’homme au chapeau rond avait progressé jusqu’à la moitié du livre. Je regardai mes mains, affligées sans gravité d’un léger tremblement. Mes ongles frémissaient dans l’ombre. Leurs lunules très blanches souffraient comme qui dirait de phosphorescence, de manière qu’elles étaient faites pour être visibles de loin dans la pénombre du tunnel.

Je dessinai de nouveau des petites patounes avec la buée de la vitre,  mimis comme tout, potelées, très rondes aux poignets et qu’on aurait volontiers coloriées en rose chair si la vitre du train avait été de papier — des menottes presque sans ossature, faites de chair ferme avec des fossettes de gras aux articulations, enluminées de petits points blancs rapport à mes lunules qui s’agitaient dans l’air du soir.

Günther, l’impassible Günther — Günther le héros, certains auraient dit — faisait comme si de rien n’était. Les parois du boyau étaient pourtant d’une parfaite noirceur, d’un anthracite de saleté pure ponctué de lumières vertes pour la sécurité des passagers en cas d’évacuation. Il n’en faisait rien, le bougre, indifférent à la nervosité qui gagnait le compartiment tout entier, aux dessins plus fins tracés du bout de l’ongle qu’il aurait pu observer en ma présence rien qu’en tournant la tête. Car je m’efforçais au fur et à mesure d’être méticuleux, de reculer tant et plus dans le temps, de revenir sans déférence excessive aux mimines pataudes de ma petite Lucette.

Maintenant que je pensais à chacune des étapes de notre après-midi, inéluctables, nécessaires, encore en mal de péroraison, il me semblait que Günther s’était emparé du livre que j’avais ramassé par terre avec fébrilité. Il l’avait fait sans oser me regarder, comme s’il avait craint de le voir disparaître, comme si, tiens, j’avais pu avoir l’intention de lui voler. Nous arriverions à Nantes avec du retard. Je ne doutais pas que l’homme au chapeau rond ruminait cette idiotie dans sa tête, non par bovarysme mais, si j’ose dire, bovinement. En défaisant sa cravate d’un geste maladroit, il venait de perdre d’un coup d’un seul son air professoral. Une touffe de poils roux frisotés caressait de droite et de gauche le col de sa chemise ouverte. Il y avait une lourdeur dans les joues, quelques traces de couperose d’un ton framboise et un nez tombant­ — un peu nubien pour peu que Günther dût s’avérer par la suite vif et curieux (comme on est au sud d’Assouan selon le traité de phrénologie de la bibliothèque), ce dont je commençais par ailleurs à douter.

Il avait, si j’ose dire, tout dans les mains. Malgré la déconvenue de la rue Watt où il s’était fait prendre sans même s’en rendre compte, sa satisfaction d’homme de pouvoir déboutonné était celle d’un poseur exaucé par le hasard. Un simple mouvement de la main dans la profondeur de sa poche avait fait tomber le morceau de papier, les framboises écrasées l’avait tâché d’un rose profond avec une affection particulière pour le sang séché. Et voilà que ce mot dont il n’osait se départir marquait sa paisible progression dans l’Éloge. On voyait aux pouces et aux index serrés de chaque côté de la couverture qu’il tenait le livre devant lui comme s’il avait eu un poids inhabituel, en réalité parce que j’aurais pu, si je n’avais été par nature si couard et maladroit, lui arracher des mains.

D’ailleurs, qui avait dit à voix haute en parlant de ma pomme, « V’là-t’y pas Queue Basse qui se radine maintenant qu’c’est trop tard ? » Un prétentieux, un vrai, peu importe précisément lequel. En tout cas, un amoureux de l’étymologie qui avait tenu à rappeler devant tout le monde avec le parler du coin que les animaux qui ont peur portent la queue basse. Oui oui. Et quelle bête étais-je alors à leurs yeux qu’on aurait pu chasser en faisant croire à la cantonnade qu’elle s’était défilée au moment critique et revenait une fois le danger passé satisfaire une inconvenante curiosité ? Un chien. Un mauvais chien plein d’ingratitude qui exige quand même sa pâtée parce qu’il ne peut faire autrement. Le cabot au nez humide, toujours, a faim, et retourne à ses pénates. Mais, bon, il faut bien le dire : qui s’était occupé de Lucette après la fornication, la grossesse et tout le chambardement parental, sinon moi ? J’étais parti simplement parce que le jour où elle avait été confectionnée dans l’escalier — pas plus pas moins — le bruit que ça faisait entre les géniteurs était insupportable. Gloussements, toussotements, boyautages… Et puis après, rien, ou si peu : gravidité, gestation, envies de femmes enceinte, accouchement sans douleur, retour de la clinique, mort accidentelle du mâle, rideaux froncés dans la petite chambre au bout du couloir, berceau de famille, Lucette, ma Lucette, toute seule comme un chien crevé, d’abord dans la buanderie, même pas sa chambre à elle, avec personne, point final.

 

 

L’homme au chapeau rond aurait pu dire la phrase. Il était de cette facture-là, une authentique œuvre d’art réalisée avec des moyens techniques d’une grande qualité pour parvenir à une duplicité parfaite, un meuble à tiroirs multiples recouvert de marqueterie grand siècle sur la surface. Les finitions et jusqu’au bâti avaient une fausseté qui cachait son artifice, toute en feuilletage, passant par couches successives de l’onctuosité à l’insolence la plus vulgaire, fine comme de la dentelle, retorse, contournée. On aurait dit de l’extérieur qu’il exécutait un travail bien propre, qu’une honorable passion lui commandait de mettre à profit ses connaissances pour le bien de l’humanité, qu’il n’aurait pour rien au monde perdu son temps ni celui des autres à s’assoupir le temps d’un voyage. Il corrigeait, après tout. Et puis bon… Yale, la côte Est, comme j’ai dit. Un certain chic malgré tout. Old world, le bonhomme. Professoral. Pochettes froissées. Lunettes façon écaille de tortue. Ben oui. Faut de l’exigence. Mais les doigts qui s’engourdissaient à tenir le livre avec tant de détestation, l’épaisseur du nez incapable d’un seul pli de vrai dégoût… tout jusqu’aux volutes fauves des poils de poitrine passés au fer à friser laissait soupçonner la trahison, la fourberie du relâchement, la médiocrité du jugement. Il aurait suffit de gratter un peu et Günther aurait vite pris l’aspect de ces bibelots ébréchés, exposés côte à côte sur leurs couvertures mitées les après-midis de vente de charité. Un homme tout plein de fausses qualités, d’approximations, que les impécunieux peuvent s’offrir à bas prix, voilà ce qu’il était depuis toujours. Vulgaire, le Günther. C’est dit.

Il y avait indéniablement une grande tristesse au cœur de cette imperfection, pas aussi profonde que la mienne, mais tout de même une affliction tronquée qui ne pouvait s’affranchir de sa bassesse.

 

Mon Dieu, mon Dieu, voilà que je penche en direction des excuses… Bon, comme mon Günthie tournait une nouvelle page et que le train ne bougeait toujours pas, je me levai à mon tour pour me reposer un court moment de sa présence.

Je commandai un café noir sans sucre et c’est dans l’autre wagon, profitant que le tunnel nous faisait à tous un boyau serré comme un gant neuf, que je composai mon deuxième billet. Je dis bien « composai » car j’étais plus proche de la sonate que du poème en prose. Ou alors du parfum d’automne avec ses notes de tête fraîches et vert tendre, éparpillées autour des notes de fond, boisées pour la plupart. Une œuvre de parfumeur, de nez, comme on dit dans le métier, un truc genre place Vendôme. Il fallait trouver un ton, l’odeur et la forme caractéristique qui perceraient Günther comme un fruit mûr, la lame de fer qui glisserait au fond de sa chair et qu’il lui serait impossible de tirer par le manche à moins de souffrir plus encore. Il sentirait à la première lecture combien il est préférable de rester assis à sa place l’épée au fond du cœur, et que… oui… que le confort du chagrin est préférable à l’incertitude des premiers soins. Toujours se méfier des infirmières, des docteurs, des spécialistes.

Mais bon, point de parfum, les effluves, moins encore que les saveurs, n’étant de mon ressort, pas seulement du côté des framboises. J’en restai donc aux mots, par habitude, et comme je tirai le vieux calepin de Starnberg de ma poche, le latin me vint tout droit, pur et sans détour, pour ainsi dire en direct du tableau noir que j’avais tout entier dans ma ligne de mire du fond de la classe dans mon école de la rue de la Ferme.

 

Lumen parvum / Petite lumière. J’avais levé la main et traduit ces deux mots sans hésitation pour monsieur Mercure, notre professeur de langues mortes. Sur quoi, mes aïeux, j’avais eu droit le cours d’après à ma place au premier rang. Et voici ce que j’écrivis à l’attention du diable au chapeau rond dans le train de Nantes, pour la seule gouverne de cette créature bovine du front aux naseaux. Quel affreux promontoire : bas, lourd, taillé en chanfrein ! Quelle horreur de penser qu’il avait pu… Mon Dieu, que d’affreuses intentions défigurent parfois la beauté du monde sans que rien ne soit fait ou dit. Au fond d’un bois, dans le coin de l’entrée, derrière le perroquet de la rue Delabordère où pendent en vrac les manteaux d’hiver… Que sais-je. Il avait dû risquer une main, tirer sur le tissu de la jupe, dire à l’oreille des mots vidés de leur sens, faire semblant de perdre l’équilibre pour se rattraper à une épaule, remonter le long du tissu pour encore tripoter, merde alors, und so weiter. La liste durait longtemps, elle ne partait pas, restait là sur place dans l’air vicié de la voiture-bar à l’arrêt dans le tunnel, impatiente de rencontrer le carnet de Starnberg pour se reposer de tant de tergiversations.

J’ouvris le calepin à la première page blanche, que dis-je, virginale, précautionneuse, effrontément pucelle, séparée des notes sur les dérangements intestinaux par une autre page tout aussi blanche, que dis-je, virginale, précautionneuse, etc., quel éternel retour, quand même ! J’écrivis les larmes aux yeux : Quod nunquam istum parvum lumen ad te veniat Que jamais cette merveilleuse petite lumière ne vienne à toi.

Je reconnus sa silhouette derrière la vitre. Günther s’approchai de la voiture-bar pour un deuxième café. J’arrachai la page, la pliai vite en deux. Voiture-bar ? Quelle farce ! Mais pourquoi pas, après tout ? Puisque nous devions nous croiser, l’un pour y entrer, l’autre pour en sortir, nous nous frôlâmes un peu de biais sans pour autant détourner la tête, l’un et l’autre fier du front et du col, et je glissai le deuxième mot dans sa poche.

F.P.

Illustrations aléatoires: René Magritte et Philip Seelen.

 

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