Le Passe Muraille

Un baiser

Une nouvelle inédite d’Adriana Langer

Le ciel, en cette fin d’après-midi, devant ce rosissement qui se fane – tendre vie qui se retire insensiblement, telle une marée descendante abandonnant dunes, sable, galets – paraît se languir et hésiter à vêtir son deuil journalier.

Arthur n’est pas pressé de rentrer. Il ressent, à l’unisson du ciel, la tristesse de cette fin de journée, sa pesanteur, sa lenteur ; et il les ressent plus encore que le ciel, car la journée même du dimanche – suivie inéluctablement d’un lundi – s’en gorge heure par heure jusqu’à en être saturée. Or le ciel, lui, n’a pas connaissance de ce caractère propre au dimanche, pour la simple raison qu’il ne doit pas aller à l’école.

Le petit port se vide de ses visiteurs, les commerçants – parents, pour la plupart, de ses amis de classe – ne travaillent pas aujourd’hui, et les rares restaurants qui ouvrent le dimanche soir ont encore leurs portes closes. De temps en temps passe une voiture sur la route qui longe l’allée où il marche, bordant le front de mer.

Un grand marin, âgé d’une vingtaine d’années, l’uniforme blanc impeccable et coiffé d’un béret, avance sur la même chaussée d’un pas rapide, sans un regard pour la mer qui s’étend à sa gauche ni pour le petit village anonyme dont les maisons modestes se serrent sur sa droite. Toute sa vie lui paraît résumée dans cette marche : une longue allée dont on n’aperçoit pas la fin, aux confins de la réalité, entre une mer indifférente et une terre inconnue, ni ici ni là-bas, oublié de tous. Il essaie de se remémorer une, deux aventures récentes dans lesquelles s’est faufilée un peu de chaleur humaine : mais ça avait été trop bref, et l’adieu trop prévisible dès le début… Malgré sa jeunesse – ou à cause de celle-ci, qui joue le rôle d’une loupe grossissante, capable de faire s’enflammer un objet sous le soleil – son sentiment d’isolement et d’abandon lui paraît immense.

Il tourne d’instinct le regard vers la mer, comme vers un vieil ami dont on s’est certes un peu lassé, mais qui est toujours là, repère rassurant quand tout devient instable. Demain matin elle l’accueillera de nouveau, pour un trajet qui durera plusieurs semaines, et au cours duquel il sera si occupé que toutes ces pensées – il le sait d’expérience – s’évanouiront d’elles-mêmes.

Levant les yeux, il aperçoit un garçon de huit ou neuf ans qui avance, sur la même allée que lui mais en sens inverse, en sautillant sur les rebords dallés du trottoir, tantôt à droite, tantôt à gauche, concentré sur ses pas, dont l’alternance obéit visiblement à quelque code secret, marelle invisible aux yeux d’autrui. Mais plus qu’un divertissement joyeux, il semble que ce jeu solitaire soit pour l’enfant une habitude, par laquelle il tente d’échapper à la routine d’un trajet si souvent emprunté qu’on le connaît par cœur, et aussi une manière de ralentir la marche, de retarder le moment du retour à la maison.

C’est avec nostalgie que le marin regarde le garçon rentrer chez lui, où l’attendent ses parents, des frères, des sœurs, un repas simple et chaud – soupe de légumes, ragoût ayant mijoté pendant des heures. Son petit visage aux lèvres boudeuses est bruni par le soleil, et de magnifiques boucles noires recouvrent sa tête, descendent le long de son cou presque jusqu’aux épaules, et rebondissent à chacun de ses sauts.

Quand le garçon aperçoit le matelot il s’arrête comme devant un personnage sorti d’un conte. Il est si différent des adultes négligés qu’il côtoie : grand et beau, son uniforme blanc n’a pas un pli, pas une tache, et il est boutonné de haut en bas de petites boules dorées. Malgré cette sévérité apparente, son visage, parsemé de taches de rousseur sous le joli béret blanc, paraît doux, et Arthur éprouve fugacement l’envie insensée de lui proposer de jouer avec lui.

Le jour est presque tombé maintenant, les lampadaires diffusent leur lumière jaunâtre, le ciel exhibe un dégradé allant du bleu turquoise au noir profond, et on entend les lames de la mer gonfler, avant de venir se rompre et mourir sur le sable, puis l’eau se retirer dans un soupir ; et ce rythme se répète sans fin.

Une dame âgée, à la coiffure haute et compliquée, debout sur le trottoir d’en face, appelle, affolée, son chien qui s’est échappé et a traversé la route. Le teckel revient vers elle de son petit trot maladroit et rapide. Elle le prend dans ses bras et murmure des mots dans son oreille tout en le caressant.

Le marin et l’enfant se regardent, amusés par cette dame qui parle à son chien comme à un être humain, mais ils éprouvent aussi, sans se l’avouer, une pointe d’envie pour cette complicité qui unit la vieille dame à son animal.

Ils ne parlent pas la même langue et, le sachant, n’essaient pas d’échanger des mots. Arthur tend la main vers l’uniforme du marin, qui le laisse toucher les boutons. Ceux-ci apparaissent, dans le noir, très brillants. Le marin se penche pour que l’enfant puisse aussi tâter son col empesé, et il lui tend son béret blanc, qu’Arthur, attentif, examine de près en le faisant tourner. Le marin lui sourit, et, voyant que le garçon paraît triste, caresse ses longues boucles puis se penche pour embrasser son front.

Arthur, soudain joyeux et tout fier, lève sa tête et regarde le marin droit dans les yeux. Cette fois, ceux d’Arthur sont vifs et pétillants. Il lui rend son béret et reprend son sautillement avec entrain, ayant maintenant envie de rentrer, de retrouver sa maison avec la chaleur, la lumière et les bruits, les cris de ses petits frères et sœurs, le baiser de sa mère, et même les reproches de son père ; et il a hâte de manger le dîner qui l’attend.

Le marin observe le garçon s’éloigner, étonné de la soudaineté de cette joie, si pure et sans mélange, puis reprend son chemin vers sa chambre d’hôtel, car demain le bateau part à l’aurore.

A.L.

© Adriana Langer

Peinture: Paul Delvaux, L’Ombre de Chirico.

5 Comments

  • Fabrice Pataut dit :

    Une très jolie nouvelle, nostalgique et gracieuse. J’aime la « coiffure haute et compliquée » de la vieille dame, le béret, et le marin au « petit visage », bien trop sage pour être pasolinien. Quoique…

  • A.VM dit :

    A l’essentiel, les réverbères au soleil, la rencontre du mystère, et Paul Delvaux veille.
    Les mots s’avancent à la façon du peintre.
    Merci.

  • Camari dit :

    Très pur, le « toucher » d’un peintre. On en ressort guilleret.
    Merci

  • Brigitte de la Lande dit :

    Un instant de grâce avec de si jolis mots Merci Adriana Bises

    • MARTHA LANGER dit :

      Exactement comme le dit Brigitte de la Lande, « un instant de grace ». Et aussi de nostalgie douloureuse et de douceur innocente, un baume pour l’ame.

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