Le Passe Muraille

Umberto Saba, ou la candeur et la simplicité d’un grand poète

 

À propos d’Ernesto, récit tardif des ambiguïtés juvéniles.

Très souvent cérébrale, et rien que cela, élaborée en vase clos, donc hermétique, ou bien au contraire péchant par manque d’interprétation, et alors bornée au premier degré de la banalité, la poésie de ce temps semble se tenir éloignée de la vie et des hommes, comme aussi de ce qu’elle fut en d’autres siècles. Ici et là, pourtant, êtres, mots et choses se réconcilient : signe, une fois nouvelle, du passage d’un poète que tous entendront…
Umberto Saba (1883-1957), poète encore mal connu des lecteurs de langue française bien qu’il figure, avec Ungaretti et Montale, parmi les plus grands lyriques italiens de ce siècle, on vient de publier la traduction d’un bref roman inachevé que l’auteur écrivit à 70 ans, et qui n’en charme pas moins par une sorte de très verte ingénuité : Ernesto, traduit est présenté par Jean-Marie Roche.
Avec le choix de poèmes paru à la fin de l’an passé sous le titre de Trieste est un poète, dans l’introduction duquel Georges Moulin, fort peu inspiré par ailleurs, signalait les quelques rares autres publications consacrées en français à Saba, c’est l’occasion de découvrir un univers poétique des plus attachants, tout imprégné de chaleur humaine, et dont le verbe à la fois simple, imagé et merveilleusement musical, évoque les tableaux les plus humble de l’existence, cristallise en métaphores ou en symboles chargés de culture ou concentrent la méditation du poète en stances d’une poignante mélancolie, avec la même souveraine grâce formelle.
« Une étrange boutique où l’on vend de vieux livres
donne sur une rue écartée de Trieste.
Les ors variés d’anciennes reliures
Réjouissent les yeux errant sur les rayons.
C’est dans cet air que vit tranquille un poète.
Dans ce vivant tombeau des morts
Il remplit sa tâche honnête et joyeuse,
Songeant d’amour, inconnu, solitaire. »
À Trieste, dont maints de ses écrits, poèmes ou témoignages nous restituent des évocations « dans une vieille lumière » qui fait songer à la fois à Constantin Cavafy et Ossip Mandelstam, Umberto Saba est né et a passé la plus grande partie de sa vie, ce qui n’exclut pas, au reste, des sentiments mêlés de ressentiment et d’amour à l’endroit de sa ville natale.
Toute son œuvre a sans doute subi l’influence des trois cultures germanique, slave et latine, se rencontrant à Trieste. En outre, la situation retirée du poète l’a probablement préservé des mouvements et autres modes littéraires foisonnant au début du siècle, conférant à son œuvre sa parfaite indépendance – en fait ce sera celle d’un classique, « le plus grand poète italien depuis Leopardi » selon Carlo Levi. Enfin, toujours en rapport avec Trieste, on peut relever certaine filiation romantique de son œuvre, comme quintessenciée sous le ciel méridional, l’ouverture de l’homme aux idées socialistes et sa fréquentation aux côtés d’Italo Svevo Triesstin et juif comme lui – de la psychanalyse freudienne.
Une autobiographie transfigurée
Échappant à la rhétorique plus ou moins frottée d’intellectualisme ou de lyrisme ronflant dont regorgent les lettres italiennes – et jusqu’en poésie –, Saba tend à tout transfigurer, des spectacles quotidiens apparemment les plus anodins (un match de football, un homme arrosant son champ, un restaurant populaire, un marin dans une barque, un garçon errant de son « pas traînant et mou de bête qu’on laisse trop libre », etc.) aux questions préoccupant ses contemporains (ainsi du pacifisme ou de l’antisémitisme) ou au grands thèmes éternels, de sorte que les éléments prosaïques, autant que les notations autobiographique constituant les poèmes du Cazoniere se trouvent toujours dépasser l’anecdote ou le pittoresque local, pour se parer d’un nimbe.
Ce qui saisit d’emblée, chez Umberto Saba, comme on peut le sentir chez unCesare Pavese, c’est le charme et même la magie enveloppant ses images d’aubes, de fins d’après-midi soudain éternisées, ou de crépuscule.
La fuite du temps est alors perçue, irrémédiable autant que dans certains poèmes T’ang.
Contemplatif, Saba se tient à égale distance de la sécheresse et de la langueur, maintenant un parfait équilibre entre la spontanéité jaillissante et l’artis factum, le naturel et la savante composition.
De la musique sublime de ses vers, la traduction d’Odette Kaan, dans Trieste est un poète, pas plus que celle de George Haldas, parue naguère aux éditions Rencontre, ne parviennent à rendre le son. Cela étant, l’un et l’autre eurent la sagesse de faire figurer chaque poème choisi en regard de la version originale ; et c’était, en l’occurrence, primordial
Ambiguïtés de l’âge tendre
Dans l’œuvre considérable d’Umberto Saba, Ernesto n’est certes qu’une efflorescence dont il serait absurde d’exagérer l’importance à proportion de l’intérêt circonstanciel que ne manquera de susciter son thème. Il s’agit en effet de la relation franche, et qui paraîtra même crue à certains lecteurs, de trois expériences ponctuant l’éducation sentimentale et sexuelle d’un garçon de 17 ans – l’auteur en sa jeunesse.
Entreprise en 1953 alors que Saba se faisait soigner à Rome à la suite d’une profonde dépression, ce récit nous touche cependant bien plus par son ton, restituant à merveille l’espèce de cynisme candide du protagoniste, que par sa thématique.
« Ernesto est le roman et l’aveu de l’homosexualité », relève le traducteur dans son introduction, dont le seul mérite et celui de la brièveté.
Bien plus, Ernesto nous semble l’esquisse de la découverte, à la fois étonnée et gourmande, qu’un adolescent solitaire, hypersensible et visité par une grâce diffuses, fait de lui-même. De ses amours expérimentales avec un jeune débardeur travaillant dans la même firme commerciale que lui, puis avec une prostituée, il ne restera rien que le petit remords d’avoir trompé sa mère – la scène de ses aveux vaut, à elle seule, la lecture de l’ouvrage –e t l’exacerbation de sa solitude, dont on présume que l’amitié d’un joli violoniste de son âge ne le distraira que le temps d’une balade le long de la mer…
Dans ses chapitres ultérieurs, le roman était censé suivre l’évolution d’Ernesto jusqu’à son mariage. Or peu importe que nous n’en disposions pas. Vraisemblablement dictée par un besoin de clarification lié à une cure psychanalytique entreprise en 1928, la version inachevée de ce récit nous suffit en somme, qui ne prend tout son sens que dans la référence aux images privilégiées de l’œuvre poétique de Saba, sous le signe de la nostalgie d’une enfance rêveuse.
GGK
Umberto Saba. Ernesto. Editions du Seuil, 1976.

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