Le Passe Muraille

Trois chants pour la nuit qui recule

   

À propos de trois romans maoris,

par Jil Silberstein

Sur les rives de notre Occident fatigué où s’accumulent les déchets d’une civilisation malade de son abondance, l’océan roule parfois d’étranges merveilles où nos regards étourdis voient de vulgaires rebuts. Ces épaves, il est vrai, que la vague rudoie avant de les céder au vent, ont rarement pour elles ce charme qui peut nous rendre désirable la possession d’un beau coquillage exotique. Ce dont elles semblent avant tout nous parler, ces pauvres conques éculées, pour peu que nous en approchions tout de même l’oreille, c’est d’atterrants malheurs endurés à l’autre bout du monde. Et encore: de malheurs imputables à ces pilleurs parjures que furent nos pères. «Errances, in-certitudes et silences partagés», «fratricide communauté des bas-fonds», «lutte violente et inégale»… Comme si, de malheurs, l’Europe d’aujourd’hui ne nous en servait pas jusqu’à l’écœurement ! Notre espace, nos esprits, en sont intoxiqués et nos âmes crient grâce.

Qu’un détail, pourtant, induise à dépasser la réticence que nous éprouvons à nous lester d’un surcroît de douleur, il arrive que d’une telle imprudence jaillisse un choc inespéré. Une impulsion propre à libérer toute l’exultation, l’amour, la confiance et la soif de beauté qui furent le viatique de notre enfance; cette passion de vivre, de célébrer, de partager, dont beaucoup s’étaient crus totalement vidés. Qu’une telle force, qu’une telle joie, nous puissions la devoir à tel d’entre ces peuples pillés, trompés, acculturés et laissés à croupir dans le sillage de la superbe coloniale, voilà qui méduse. Mais c’est ainsi. A qui en doute, je laisse le soin d’ouvrir The Bone People de Keri Hulme, Potiki de Patricia Grace et L’Ame des Guerriers d’Alan Duff – trois romans maoris traduits en français.

Qui sont les Maoris, autochtones de Nouvelle-Zélande, lorsque l’amiral Cook les signale (1768-1771) à l’attention du roi d’Angle-terre, des marchands et autres coquins ? Les descendants d’hommes et de femmes ayant bravé, à bord de leurs immenses pirogues, les éléments déchaînés pour rallier ces lointaines îles que Maui tikitiki a Taranga, leur intrépide com-patriote, avait pour eux pêchées au fond de l’océan et baptisées Te Aotearoa – le «Long Nuage Blanc». Un peuple à l’ombrageuse fierté qui exalte fougueusement, avec la mémoire des ancêtres héroïques, avec la généalogie les séparant de l’Origine, de fabuleuses légendes à la mesure de leur cosmogonie. Un ensemble de communautés très hiérarchisées, très agressives, dont la culture et les rituels, des plus sophistiqués – témoin le Powhiri, cette longue cérémonie d’accueil – se comprennent dans le contexte d’un tempérament guerrier. Ce caractère, du reste, les Pakeas («Blancs») nouvellement débarqués vont en faire l’expérience… si bien qu’en février 1840, incapables d’en finir après un demi-siècle de lutte, les Britanniques proposeront un pacte à leurs farouches adversaires. Ce traité de Waitangi, bien sûr, n’est qu’un leurre dont les versions anglaises et maories divergent sensiblement… laissant toute licence aux interprétations.

La suite ? Promesses bafouées. Vol des territoires. Evangélisation. Scolarisation forcée. Bannissement des coutumes ancestrales. Marginalisation culturelle de la part d’une société progressiste qui vomit ses «sauvages». Relégation dans les marges pouilleuses de l’élite blanche. Assistance financière. Honte et impuissance, géné-ratrices – les décennies passant, alcool et drogues aidant – de pulsions autodestructrices. De haine. De violences familiales. D’une effarante dislocation du tissu social maori.

Ces cancers, ces ulcères, The Bone People, Potiki et L’Ame des Guerriers les font jaillir avec une crudité et une intensité difficilement supportables. Kerewin, Joe, Tangimoana, Tokowaru-i-te-Marama, Beth, Nig, Jake… qu’ils se terrent dans une tour, s’efforcent de simplement survivre sur un lambeau de territoire ancestral convoité par des promoteurs ou s’étourdissent dans la sordide cité des Pins, à quelques mètres de coquettes demeures: tous, assoiffés d’amour, de dignité, vont connaître l’agonie. Une nuit de l’âme semblable à celle qu’endurent actuellement de nombreux autochtones laissés pour compte de notre civilisation. Pourtant, au comble de leur lutte ou de leur frénésie à se dégrader pour s’oublier, quelque chose surviendra. Une impulsion inespérée. Un jaillissement qui ne les sauvera sans doute pas, mais fera de leur agonie un sacrifice rédempteur pour tous les leurs. Miracle de la mémoire; des ancêtres à l’œuvre chez cette vieille femme, chez ce vieillard qu’on avait crus indifférents ou résignés et qui patientent, guettent anxieusement l’étincelle tardive à partir de quoi tout redevient possible: la parole. La prière. A partir de quoi l’âme d’un peuple peut espérer renaître.

Impensable happy end ? Peut-être l’aurais-je cru si, une année durant, au cœur des forêts subarctiques du Québec-Labrador, parmi les Indiens montagnais, il ne m’avait été donné d’assister à cette lente – et bouleversante – résurrection. A cette démonstration que «la mort est une semence» d’où peut sourdre un esprit aguerri. A ce «soudain» réveil de la fierté perdue. A cet essor de la force d’amour. A cette résurgence que proclament trois romans maoris d’une puissance lyrique éblouissante, nourris par la geste prodigieuse des Anciens et de l’Origine, pétris de vénération à l’endroit de la terre qui nous fut confiée – et non donnée. Or c’était bien cela. Exactement cela. Cette réalité capable de réveiller tant de voix oubliées. Un signe que l’Histoire n’est jamais close.

«Ce n’était pas un hasard – confie Hemi Tamihana, un personnage de Potiki – rien n’arrivait par hasard, et le peuple n’avait pas oublié la bonne entente. On avait beaucoup perdu, mais on n’avait pas oublié comment s’apprécier et s’aimer les uns les autres. Voilà qui était bon. He aha te mea nuit i te ao ? He tangata, he tangata, he tangata 1. Ka maharatia tenei i ahau e ora ana 2 semble lui ré-pondre, depuis The Bone people, un Joe également confronté à l’innocence immolée par quoi sourdra la rédemption. Quant à Beth, inoubliable héroïne de L’Ame des Guerriers, d’entendre se succéder les récits et les ancêtres dans les incantations psalmodiées des anciens, «son esprit perdit la faculté de penser – en tout cas avec des mots – tellement elle était emplie de cette sensation de force. (Force. A nouveau on m’a donné la force.)»

J. S.

Patricia Grace, Potiki, L’homme-amour, Arléa 1993. Keri Hulme, The Bone People, Flammarion 1996. Alan Duff, L’Ame des Guerriers. Au lecteur anglophone, je recommande chaleureusement Pounamu, Punamu (Heinmann, 1972) et Tangi (Heinmann, 1973) de Witi Ihimaera, premier Maori à avoir jamais publié un ouvrage de fiction.

1 Quelle est la chose la plus importante du monde ? L’homme, les hommes, l’humanité.

2 Tant que je vivrai, je n’oublierai jamais.

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