Le Passe Muraille

Traces subtiles d’un poète

Un auteur tessinois majeur, Giorgio Orelli (1923-2013),

par Flavio Medici

Auteur d’une riche oeuvre poétique, narrative et critique, Giorgio Orelli (1921-2013)) peut être défini comme le plus grand écrivain de la Suisse italienne.

Mûrie au côté d’un hermétisme en voie de dissolution, et guidée par l’exemple de Montale, sa première production poétique, recueillie dans L’ora del tempo (Milan, Mondadori, 1962), se caractérise par «une sorte de fragmentisme qui exorcisait le contenu en tant qu’argument d’un discours, substituant à la logique un rapport psychologico-métaphysique avec la réalité», comme l’a écrit l’un de ses plus subtils lecteurs, Pio Fontana. Sur le plan thématique, on rencontre habituellement dans ses poésies un personnage qui, participant aux choses avec détachement, impliqué sans jamais s’abandonner, attend l’épiphanie du divin au sein d’un monde clair et limpide, parfois comme cristallisé en une glaçante immobilité. On reconnaît sans peine les paysages du Tessin alpestre et les attachements familiaux, un thème constant par la suite aussi. On relèvera encore avec Gilberto Isella la présence de l’animal: «ni oraculaire au sens fort —comme chez Pascoli — ni fondamentalement empathique vis-à-vis de l’homme — comme chez Saba — l’animal orellien est une créature vouée à l’indice, fluctuant dans une zone où la révélation vit dans le caché, discrètement entrouverte sur l’ailleurs.»

Le second recueil, Sinopie (Mondadori, 1977), se place à l’enseigne d’un profond renouvellement. La propension à la narration discursive, qui marquait déjà les derniers textes du premier recueil, s’accentue; mais c’est surtout la veine gnomique qui est nouvelle, prenant «la forme brusque, irritée et aussi auto-ironique de l’allocution directe» (Pier Vincenzo Mengaldo), suivant une tradition lombarde de moralité dolente que l’on peut faire remonter à un Parini ou à un Manzoni et qui renvoie aussi, pour le XXe siècle, à la leçon d’un Nelo Risi. Toutefois, par rapport à ce dernier, Orelli se distingue par un adoucissement du ton, moyennant cette bizarrerie modérée que l’on peut relever surtout dans les sentences et les paralogismes enfantins, et que le poète aime à reproduire comme pour nous dire que le don d’éclairer les raisons de l’existence est le propre des simples et des petits.

Dans une exploration attentive des registres ludique et burlesque, l’espace textuel se trouve soudain occupé par des questions surréelles («dis-moi quelque chose qui commence par un r au milieu», dit la fillette dans «Strofe di marzo»), des interprétations qui produisent un effet d’étrangeté («Questo odore è del sambuco. Del san rosa ?», «A Lucia, poco oltre i tre anni»)*; sans oublier une pièce comme «Dal buffo buio», où le mot n’est pas tant utilisé comme unité sémantique que pour les relations de type paronomastique qu’il peut engendrer dans le continuum phonique: «Tu vois les oxyures ? les hussards ? les oxymores ? / f…] J’en vois deux qui se font de l’oeil / je vois le réveil qui nous regarde à genoux / je vois une fleur qu’il y avait le vent / je nous vois un défunt meurtri…»

Comme pour exorciser le thème du temps qui, lentement et sans trêve, consume la vie (le titre du recueil y fait allusion: la sinopia est le dessin préparatoire pour une fresque, et c’est aussi ce qui reste quand la fresque s’efface, ne laissant plus que l’enduit et des ombres indéchiffrables), le poète fixe dans leur perfection quelques souvenirs: voici les promenades avec les parents proches, les moments de vacances rendus par les rapides «flashes» du «Quadernetto del bagno Sirena» et les instants où, désagrégeant «les formes» (comme dirait Pirandello), la vie s’offre avec l’impatience des répliques en dialecte sur les-quelles est contruit «Nel mezzo del giorno». Tous ces instants, d’où pourrait sourdre aussi la nostalgie, Orelli se garde d’en faire prétextes à élégie, préférant réduire le pathétique en un vif et habile discours familier.

Le troisième recueil, Spiracoli (Mondadori, 1989), s’inscrit, l’auteur lui-même tient à le préciser, dans la continuation de Sinopie: aussi ce que nous allons brièvement en dire peut-il égale-ment s’appliquer au livre précédent.

En témoigne d’abord, sur le plan thématique, la fréquente présence des parents proches, l’épouse et les filles, et puis l’arrivée du petit-fils: qui viendra secouer le ton réaliste et affablement domestique pour l’infléchir vers une atmosphère de stupeur enchantée: «Comme il sourit à la rixe des merles / entre les roues de la poussette, / aux trains jaunes et rouges qui rusent / en filant vers Flüh, / au bec rose qui s’écarte tellement / du fuseau noir et blanc / de la cigogne, au cheval / (retiré des affaires) qui allume / de son museau la lumière dans l’écurie / et ne l’éteint jamais…».

En parlant des thèmes, il faut signaler encore le rapport polémique et conflictuel avec le quotidien, surtout dans la façon anxieuse d’explorer les lieux familiers pour y débusquer l’horreur cachée sous les apparences charmeuses. S’en détache l’idée (reprise de Schopenhauer ?) du monde comme représentation trompeuse, voire vile séduction. Ainsi, dans «Moosackerweg» (beau quartier de Bâle Campagne), les pommes «rouges sur le bord de la route» deviennent piège magique d’un jardin de sorcière faussement persuasif et protecteur; les rives du fleuve sont arpentées par des aspirants au suicide qui inquiètent le flâneur («In ripa di Tesino») et l’on peut dans les bois rencontrer des voyous qui s’emparent des goûters offerts et les balaient «de leurs bâtons, en grimaçant».

Sur le plan formel, tant Sinopie que Spiracoli partagent avec la poésie italienne contemporaine l’abaissement du ton vers le style parlé, s’ouvrant à la narration diffuse, à la manière aussi du diariste (surtout dans le dernier recueil), à l’épigramme, à la parodie et à l’invective. Mais il s’agit toujours d’une oralité contrôlée par une conscience linguistique et culturelle d’un niveau élevé et raffiné. A preuve avant tout le lexique, qui d’un côté tend à définir les choses avec l’exactitude du mot usuel, mais compense de l’autre ces poussées vers le bas par les préciosités formelles qu’offrent la citation et l’allusion; cela saute aux yeux dans une pièce comme «Nel mezzo del giorno» (dans Sinopie), qui rapproche un segment de phrase en dialecte d’un syntagme repris de Folengo, en un mélange qui, à y regarder de plus près, métamorphose la réalité en une structure rhétorique.

Que la poésie d’Orelli «tende apparemment à la prose, tout en la refusant» (selon la célèbre formule dont Montale usait pour lui-même), cela paraît aussi dans ses structures métriques, où les rythmes de la tradition (le double septénaire, comme l’a bien vu Massimo Danzi) tendent à glisser vers l’indifférenciation prosodique du parlé, par le biais de savantes interruptions du flux rythmique (les «prudentes virgules», pour reprendre une expression du poète).

Il y aurait beaucoup à dire encore de l’ Orelli prosateur: du critique d’abord, qui est de premier ordre et sait marier sa formation à l’école de Gianfranco Contini (critique des variantes, rigueur philologique) aux fondements du structuralisme le plus avancé, attentif à saisir avant tout la substance phonique du discours poétique (Accertamenti verbali, Milano, Bompiani, 1978; Accertamenti montaliani, Bologna, Il Mulino, 1985; .11 suono dei sospiri, Torino, Einaudi, 1990; Foscolo e la danzatrice, Pratiche, 1992).

Du narrateur ensuite: les récits d’Un giorno nella vita (Milano, Lerici, 1960) mettent une sourdine à la structure narrative proprement dite pour privilégier le fragment lyrique, au thème remémoratif, voire moral. Il y a entre prose et poésie un échange serré de thèmes et de personnages (comme l’a montré Massimo Danzi dans son excellent essai consacré aux proses d’Orelli), et de techniques aussi: d’où un phrasé modelé sur le vers (et souvent fait d’ailleurs de mètres traditionnels enchâssés dans la page), à la syntaxe dépouillée, recourant intensivement aux adjectifs et tendant au langage métaphorique.

F. M.

(Le Passe-Muraille, Nos 11-12, mars 1994, Voix tessinoises)

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