Le Passe Muraille

Toutes ces pierres

 

 

Adios Schérazade, II

par Alain Dugrand

À propos de Strates, de Kathleen Jamie

 

En 2019, les quatorze récits de La Tour d’horizon nous abandonnaient, épatés. Kathleen Jamie écrivait le croassement des corbeaux, vigies gueulardes des navires vikings du chef Rollon, ou encore cette fameuse collection de squelettes au musée baleinier norvégien de Bergen. Finesse, retenue sont les privilèges de cette poétesse des petites choses, des vies de peu, ces riens infimes qui procèdent de la plus grande beauté. D’une brièveté poétique, ces récits de la rentrée littéraire de septembre ont l’éclat lumineux de ces icebergs qui basculent d’un coup, offrant à la lumière des facettes émergées, vibrantes de toutes les nuances de bleu et de vert. Aucun doute, Strates, ce nouveau volume assiéra l’auteur  aux côtés des écrivains des temps présents. La critique littéraire du New York Times considérait déjà Tour d’horizon parmi les dix meilleurs livres de 2019.

Jamais d’emphase dans les pages de l’Écossaise, observations, curiosités linguistiques, découvertes et rencontres, réminiscences, souvenirs minutieux glanés sur la route des voyages. Kathleen Jamie appartient au club des géographes singuliers, ainsi de Kapka Kassabova pour Lisière, Emmanuel Ruben, En remontant le Danube, comme ceux-là, opte pour un parti pris des choses dans l’esprit des Nicolas Bouvier, Jacques Meunier ou encore du grand Gilles Lapouge.

Aucun exploit ici, pas d’héroïsme, aucune retraite de Russie à motocyclette, pas de Marat dans ses débris d’armée d’empire, aucune rapière d’un Capitaine Fracasse, d’un Vladimir Vladimirovitch ou d’une nuit chez les Wendel. Jamie ignore la sociologie mais goûte, passionnée, l’archéologie du temps passé comme celle du présent. Écrivain, elle ne pratique aucun tourisme intéressé, mais les errances, les promenades rêveuses passées dans des vestiges ultimes où chaque éclat est pensé, pesé, où tout ce qui vit étonne, nous emporte. Ce qu’elle perçoit de la nature n’est jamais « savantasse », « écologique », pas de jargon du moment.

Dans les pages de Strates, on rencontre des archéologues, une photographe Samie, quelques ornithologues autochtones, savants enivrés par l’envol d’une troupe de rorquals boréaux, de papillons égarés là, de narvals et de ces chevaliers gambettes tricotant une plage de sable jaune de Gill’s Bay envahie d’algues. Des ruines de villages inuits ciblés par les vents soufflant du Saskatchewan, des horizons mouvants, les autochtones des solitudes circumpolaires arctiques dont les existences simples ne sont ni vies de privations, ni calvaires. Des êtres seulement qui évoluent avec tout ce qui nage, patauge, frétille et vole.

Comme le permafrost se transforme en crème fouettée, que les flots, furieux, en lisière rongent le littoral boueux, il faut lire Kathleen Jamie en route vers une campagne de fouilles archéologiques menées par les Yupiks d’Alaska, eux-mêmes. « L’avion s’est mis en branle, a roulé, décollé, et immédiatement nous avons survolé des kilomètres vert émeraude et vert mousse, parsemés de taches jaunâtres aux nuances cuivrées, ici et là des mouchetures violettes, qui étaient des épilobes. Sous l’aile frémissante, je voyais des rivières étroites aux rives caillouteuses, bordées de saules, des mares de fontes et des ruisseaux. A deux cents mètres d’altitude, nous étions assez bas pour voir des traces d’élans traversant un banc de vase. Deux petites taches blanches étaient des cygnes siffleurs. Nous volions au-dessus d’étendues de mousses grises. Quand l’avion s’est incliné, et que l’horizon est apparu dans le hublot, j’ai pu contempler le paysage le plus plat et le plus désert qu’il m’ait jamais été donné de voir. »

Ton, émotion retenue, l’écrivain n’a pas besoin de fouiller les nostalgies d’un « âge d’or », les années soixante dont elle est constituée. « Quinhagak. Altitude 10 mètres. L’endroit semble vide et désert, si l’on exceptait un hangar isolé. La lumière se dessinait dans le ciel. Une lumière captivante, vivifiante. (…) Il y avait toujours quelque chose de nouveau à montrer aux visiteurs. En fait, chaque soir après dîner, Rick présidait un petit rituel très apprécié, appelé ‘’l’artefact du jour’’, au cours duquel les meilleures trouvailles passaient de main en main pour être admirées. Un vote bon enfant désignait ‘’la meilleure’’, dont l’auteur de la découverte retirait une certaine gloire. Cela pouvait être un poids de pêche en forme de phoque, ou un pendentif en ivoire de mammouth sculpté, ou un morceau de panier en herbe tressée, tous conservés par la glace pendant cinq cents ans. »

Dans le prière d’insérer de l’éditeur de Strates, il est écrit que la voyageuse des quatorze historiettes enseigne la création littéraire à Saint-Andrew sur la côte-est de l’Ecosse, université fondée en 1413 par une Bulle pontificale du pape d’Avignon, Benoît XIII. La jeunesse écossaise a bien de la chance d’être enseignée par un tel écrivain.

« Dans la province d’Amdo, en Chine, il est une ville, Xiahe. Pour les Tibétains, cette localité est connue sous le nom de Labrang. Elle abrite un monastère important. » Ces quelques lignes, drues, disent la manière de Kathleen Jamie. Dans cette strate titrée « Un chien tibétain », Jamie rapporte l’un de ses voyages voici de nombreuses années. « Un soir, marchant seule, j’étais sur le point de traverser ce pont depuis la rive tibétaine, quand, enhardi par la nuit tombante, un petit terrier a déboulé et m’a mordillé le mollet. Je ne l’ai pas vu arriver ; j’ai été surprise par la sensation : ‘’mordiller’’ est le mot exact. J’ai éprouvé une douleur vive, et je me suis retournée pour voir l’animal qui s’escampait parmi les maisons alors que je criais. Je crois que j’ai lancé une pierre. La vilaine bête s’était précipitée, exprès, pour me mordre moi, une étrangère. Un peu de sang s’écoulait de la minuscule blessure, alors, de retour à l’hôtel, je l’ai tamponnée avec de l’iode. (…) Et puis, bien entendu, l’incident a été oublié. Je n’étais pas beaucoup plus âgée que ne le sont mes enfants à présent. J’ai vécu mon voyage d’aventure, je suis rentrée, un quart de siècle s’est écoulé. Des compagnons ont été rencontrés et des enfants sont nés et ont grandi. Des amitiés se sont nouées et brisées. Emplois, projets, logements, deuils, tout ce qui fait une vie – si notre heure n’est pas venue. Les flots non maîtrisés de l’existence. Si notre heure n’est pas venue. »

Avec un style économe de moyens, la voyageuse se souvient d’un trajet en autobus de trois jours, une route morne de graviers gris sillonne le désert du Taklamakan. Dans chaque ville-oasis, ainsi Golmud, une information, rebattue en anglais, sur un mur : « Il est interdire aux étrangers de se rendre dans la Région autonome du Tibet. La loi martiale exécute à Lhassa. » Dans un hôtel de rien, spartiate, un grand moine, robe marron attachait ses cheveux en chignon. Tandis que le temps s’épuise, dans la cour des ouvriers tamisent des tas de graviers, ils emplissent de pierres fines une charrette à bras. Travail austère, mais, parfois, ils chantent un titre à la mode que la voyageuse et son compagnon ont happé à la radio, dans les ruelles, un crincrin siffloté dans la rue, une mélodie toute simple, la voix aigrelette d’une petite fille interprétée par une chanteuse de hit-parade. « J’ai fini par lui trouver une douceur mélancolique. Nous avions aussi notre musique occidentale. Sean avait apporté une douzaine de cassettes audio et un baladeur Sony, et nous écoutions du reggae ou les Doors. ‘’The hand’’ passait en boucle. »

Aucune tragédie. Le voyage se poursuit, petites choses glanées, éclats, sourires retenus. Aucun monstre dans les Strates de Jamie, pas d’ours emportant un visage, aucun tigre de Sibérie, de loup très méchant, mais des êtres seulement, des roquets grincheux, des stupas d’un blanc étincelant, des étudiants, jeunes touristes rivés à ll’écoute d’un seul transistor où il est question d’une énorme manifestation à quelques milliers de kilomètres de leur plateau tibétain recouvert d’un regain d’orge, vert pomme : place Tian’anmen à Pékin, une manifestation monstre s’accumule, géante…

A bien réfléchir, en un style précieux et simple, ironique et grave, les livres de Kathleen Jamie font songer à cette éthique que l’on retrouve chez un autre poète total, Francis Ponge : « Ces retours de la joie, ces rafraîchissements à la mémoire, des objets de sensation, voilà exactement ce que j’appelle raisons de vivre. »

Alain Dugrand

Kathleen Jamie, Strates, traduit d l’anglais par Ghislain Bareau, La Baconnière, 2019.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *