Le Passe Muraille

Toute pensée change le monde

 

Un entretien inédit avec Friedrich Dürrenmatt

EN 1976 paraissait un petit ouvrage à l’enseigne d’Arche Verlag: Ein Gespräch mit Heinz Ludwig Arnold, de Friedrich Dürrenmatt. Il s’agit d’une longue conversation, enregistrée en mars 1975 à Neuchâtel, entre le célèbre écrivain bernois et le grand critique allemand, inlassable animateur de la revue Text + Kritik à Göttingen. L’entretien qui suit est constitué d’extraits de cet ouvrage, paru ultérieurement en traduction française.

– Quelle est la mission de la littérature ?

– Il n’y a pas de règle, il n’y a pas de loi. J’ai admiré chez Frisch le contraire de moi, or le contraire est souvent plus important que ce qu’on fait soi-même. Chez Frisch, on a la restitution absolue, documentaire, du réel. Chez moi, c’est une sorte de percée qui va vers un centre, et c’est plus frelaté, subjectivement faussé: c’est la mise en lumière de toute ma personnalité et de toutes mes remises en question. Et peut-être que Frisch vaut mieux que moi parce que, ses remises en question – il y en a chez tout le monde, ce n’est pas un jugement personnel –, il peut les transposer beaucoup plus vite dans son atmosphère extérieure. Je ne saurais en juger. T out ce que je puis dire, c’est que j’ai une grande admiration pour le phénomène Frisch.

»Nous devons résolument tenir compte de ce qui se passe en Suisse: référendum ou non – il ne semble pas que prendre l’initiative d’un référendum ait un sens quand on sait d’avance qu’il sera rejeté; et pourtant, cela peut quand même avoir un sens: on met quelque chose en question. Et il y a toujours des changements: le suffrage féminin a fini par s’imposer. Et pour en revenir à la métaphore géologique: les modifications de surface, de l’écorce, ont lieu; les modifications à cent kilomètres de profondeur ont lieu très lentement; les modifications du noyau ne peuvent pratiquement plus être évaluées; on ne peut même pas discerner si, là, il y a vraiment des modifications.

– Mais si on se met d’emblée en position d’admettre que le noyau n’est pas modifiable, quand bien même on ne vise que le noyau, est-ce qu’on ne se dispense pas du devoir de modifier quelque chose à la surface, attitude qui n’a certes aucun effet immédiat mais qui, avec le temps – et à condition qu’un consensus se dégage parmi un nombre croissant de personnes concernées – peut provoquer à long terme des modifications qui agissent toujours plus en profondeur ?

– Je vais vous dire autre chose: je puis poser des jalons. Je puis ériger des monuments de ce qui ne va pas. Un exemple tout à fait personnel. Mon fils est objecteur de conscience, et il est allé en prison, il a payé. Un autre jeune homme de mes amis le fait aussi. Voilà qui met en évidence la question: l’armée suisse a-t-elle encore un sens ? Or vous ne pouvez pas vraiment répondre à la question du sens de cette armée sous l’angle politique. Vous ne pouvez pas dire par exemple: cette armée a un sens car sans elle, la Suisse serait tombée aux mains d’Hitler. La question intéressante, c’est: Hitler n’aurait pas non plus gagné cette guerre s’il avait conquis la Suisse. Et aujourd’hui, la Suisse serait de nouveau la Suisse, elle aurait eu un autre destin; peut-être même cela aurait-il été une bonne chose, si la Suisse avait connu la débâcle d’une invasion –; elle aurait peut-être développé davantage de forces de résistance, on ne peut vraiment pas savoir tout cela. Mais à coup sûr, on ne peut pas argumenter de la sorte: la Suisse n’existerait plus si elle n’avait pas fait preuve de résistance pendant la seconde guerre mondiale. Le Danemark ne l’a pas fait, l’Autriche ne l’a pas fait, et ces Etats existent quand même. Je veux dire: la Suisse existerait de nouveau, avec une conscience différente etc. Mais ce ne sont que des questions hypothétiques. Le sens de l’armée suisse en tout cas, j’aimerais dire qu’il ne peut être fondé que métaphysiquement, et il y a là différentes métaphysiques qui s’affrontent.

– Des idéologies.

– D’accord, c’est d’ailleurs la même chose. Or mon fils et d’autres amis se décident pour un NON. Ils vont en prison etc. Mais ce faisant, ils marquent des positions, ils posent des jalons. Donc: nous pouvons faire quelque chose dans tous les domaines; laisser des jalons, des signes.

– C’est votre définition de l’écrivain ?

– Oui, c’est la définition de l’écrivain. Il doit, indépendamment de la situation politique, poser des jalons qui disent: voilà comment cela pourrait aussi aller, ce serait également possible ainsi, un autre monde serait aussi pensable, une autre façon de raisonner. Voilà la mission de l’écrivain. Ne pas faire de la politique au jour le jour, mais repenser sans cesse le monde à fond.

– La littérature peut-elle changer le monde ? La question n’est pas nouvelle…

– Tout change le monde. Seule la volonté de changer le monde le fait avancer. Rien n’a davantage changé le monde, ni la politique, ni la philosophie, que la science moderne. Cela dit, on peut se demander si, quand ils ont posé leurs fameuses équations, Faraday et Maxwell pensaient que leurs découvertes trouveraient un jour une application pratique ? Je ne le crois pas. Je crois que c’est venu ensuite. Le changement du monde est venu après. D’abord il y a eu cette nouvelle possibilité de décrire le monde, ce nouveau champ d’application de la mathématique, qui n’avait en somme qu’une utilité limitée auparavant – bon, on en avait besoin pour la construction etc. –, mais soudain la mathématique est devenue quelque chose de totalement nouveau. Elle a servi à formuler des lois, des lois naturelles. Puis elle est devenue la langue utilisée pour la description de la nature. Et quel changement: on a soudain découvert une pensée fondamentalement nouvelle; ce que la philosophie voulait depuis toujours, la mathématique le pouvait vraiment! N’est-il pas passionnant d’observer qu’aujourd’hui, les sciences naturelles s’occupent de choses dont seule la philosophie s’occupait avant? Que par exemple aujourd’hui, il y a une cosmologie scientifique – avant, il n’y avait qu’une cosmologie purement spéculative; de nos jours, la cosmologie s’appuie sur des observations; bien sûr, elle ne pourra jamais prouver que les choses se sont passées de telle ou telle façon, personne ne peut retourner dans le passé, mais elle peut émettre des hypothèses au sujet de certaines probabilités que les anciennes cosmologies n’avaient pas à envisager. Cette nouvelle façon de penser, que j’appelle la pensée moderne, la modernité tout court, celle qui a commencé au siècle des lumières, a considérablement changé le monde. Voilà comment ont lieu les changements ! Nous ne savons pas comment nous changeons le monde ! Toute pensée change le monde quelque part. Simplement, elle n’est pas obligatoirement liée à l’intention de changer le monde. C’est comme la parabole du semeur dans la Bible: on ne sait pas s’il se produira quelque chose ou non. Et cette prétention à vouloir changer le monde intentionnellement ne mène qu’à la crispation. Tout mouvement de la main humaine change quelque chose. Bien sûr que le monde est modifiable. C’est une lapalissade – en fait, le monde change de lui-même !

Propos recueillis par H. L. A.

Tiré d’ Une conversation avec Heinz Ludwig Arnold de Friedrich Dürrenmatt, à paraître aux Cahiers de la Gazette.

(Le Passe-Muraille, No7, supplément Voix alémaniques, mai 1993)

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