Le Passe Muraille

Toast

Edward Burne-Jones, Persée.

Chronique

 par Fabrice Pataut

 

    Our lives are Swiss —
     So still—so Cool—
     Till some odd afternoon
     The Alps neglect their Curtains
     And we look farther on!
     Italy stands the other side!
     While like a guard between—
     The solemn Alps—
     The siren Alps
     Forever intervene!
     (Emily Dickinson)
 

PROLOGUE

Le vent s’était tu. J’avais à peine écrit ces mots que la fenêtre s’ouvrit d’un coup sec. Annibal aimait entrer chez moi par le balcon, souple, léger, le front plissé. Un zéphir fit virevolter les feuilles. Elles glissaient de droite à gauche sur le bureau, j’allais devoir les rattraper, et comme la dernière papillonnait paresseusement en direction du dallage, je renversai l’encrier d’un geste maladroit. Une flaque noire s’étendit sur le sous-main, dessinant un promontoire qui prit avec aisance la forme de la botte italienne et s’immobilisa dans le cuir. À l’évidence, elle aimait son confort, comme Annibal, d’ailleurs, qui s’affalait de tout son long sur le canapé après la course, ou bien à même le sol avant d’étirer un bras en direction des Alpes. Il détendait alors ses jambes de manière qu’un talon effleurât l’ancienne Carthage et restait là à me regarder, triomphal et marmoréen, adroitement allongé sur une carte imaginaire.

Je vis faire la tache à l’emporte-pièce, bien qu’elle fût comme lui précise et calculatrice. Elle choisit le milieu du bureau, là où la peau brune était bombée et pouvait l’absorber en profondeur. Son périmètre sécha jusqu’à rendre un effet de trame moirée ; on l’aurait dit ondé comme la naissance des cheveux aux tempes. Le reste, les terres intérieures, gardèrent longtemps la teinte dorée de l’ambre jaune.

Cela me fit ressouvenir qu’Annibal n’aimait pas que je parle de Vulcano où notre bateau avait échoué contre un écueil ; moins encore que je rappelle comment le vent était tombé au moment le plus inattendu, et à quel point nous étions prisonniers d’une amité dont nous tenions à faire grand cas. D’un amour, aussi, pour deux jeunes filles dont l’aspect minéral cachait mal le tempérament. Ces choses-là, selon lui — amour, amitié — devaient rester secrètes avant de devenir présentables.

Je ramassai mes feuilles avec l’intention de dire pour de bon comment l’affaire avait tourné lorsque le vent s’était tu, et une voix, sa voix, annonça :

« Mais dis moi, mon Scipion… que vois-je, que vois-je ? On dirait bien un début de calvitie, là, sur le haut du crâne… Un dieu espiègle amateur de flèches pourrait vouloir te prendre pour cible. »

Peut-être Annibal était-il entré par la porte. Certains soirs, après tout, il cédait aux convenances plutôt qu’aux caprices. Il avait plus d’une fois péché par manque d’odeur de sorte que son corps sans effluve était là où on l’attendait le moins, devant plutôt que derrière, tout en haut sur la dernière marche plutôt qu’en bas sur la première.

Il allait s’installer dans le fauteuil destiné aux visiteurs.

« Bonsoir, cher Annibal », dis-je pour l’accueillir.

Il courba les épaules — à peine, presque rien.

« Le vent s’était tu, tu ne saurais le nier », repris-je comme si nous ne nous étions pas quittés depuis la veille.

Debout devant le bureau, il dit, droit et fier :

« C’est donc que nous parlions à voix basse et que quelqu’un lui avait intimé l’ordre de se taire.

— Quelqu’un qui aurait voulu nous écouter…

— Exactement.

— Et…?

— Et alors, mon Scipion, ce que nous disions dans la barque n’est l’affaire de personne, vent ou pas. Nous n’affirmions rien qui fût pauvre, voilà au moins qui est certain. Mais quelle importance, maintenant, hein ? Dis-moi. »

Je crus deviner un regret et donnai la seule réponse possible : « Ce n’est pas à nous d’en juger ».

Lorsqu’Annibal s’en fut retourné chez lui tard dans la nuit, j’hésitai à commencer par là. Par ce n’est pas à nous d’en juger plutôt que par le vent s’était tu. Et puis, comme l’affaire risquait de devenir embrouillée et qu’on perdrait sa vie à la démêler en misanthrope, je me dis que je voulais avant tout porter un toast à notre avenir plutôt que d’en rester à l’affaire du naufrage. Voilà pourquoi nous quittions le port de Messine et les rivages de la Sicile dès le lendemain, sans désœuvrement, bien au contraire. Sans tristesse, avec nos jeunes filles qui avaient tenu à mettre des bouteilles dans leur panier.

Nous partîmes de bonne heure pour éviter la chaleur. Le courant nous serait favorable ; en ramant avec audace et constance, nous pouvions rejoindre la Punta dell’Asino avant midi. Nous le voulions plus que tout au monde. Étonnamment, ces bonnes résolutions s’avérèrent superflues. À peine étions-nous sortis de la rade que le vent se leva, régulier et pacifique, pour prouver que nous étions les seuls responsables de notre ancienne mésaventure. Il suffisait de partir le cœur léger avec la Beauté à bord et le bateau filerait sans heurt. Nos craintes disparaîtraient. L’avenir aurait belle allure. De fraîches calanques nous accueilleraient. La terre modulerait pour nous quatre un chant clair et lumineux.

D’ailleurs, l’eau resta calme tout du long, même quand la Punta n’était encore qu’un point sur l’horizon. Elle aurait pu s’agiter et nous engloutir, mais n’en fit rien. Silvia sifflotait, cachée sous son chapeau ; Annushka l’écoutait sans bouger. La voile claquait à peine, gonflée par le souffle amical. Quelques nuages effilochés nous précédaient, et les faucons gris de Messine. Quelle splendeur, pensai-je, quelle chance ! Les filles nous tournaient le dos, assises à la proue. Elles avaient tressé leurs cheveux et leurs nuques découvertes avaient la blancheur sans tache du lait frais. Penchées l’une contre l’autre, Silvia à peine plus grande, Annushka plus souple, elles épousaient mollement le mouvement de balancier du bateau. Nous retournions avec elles à l’endroit de notre déconvenue. Je croyais deviner à son sourire qu’Annibal s’imaginait la partie déjà gagnée, et que les feuilles que le vent avait jetées à terre iraient à la corbeille. Il aimait la course, pousser les portes de l’épaule, fort de l’air du large, jeune et moelleux, qui soufflait dans ses poumons. Pourquoi revenir sur le passé ? Annushka se retournait de temps à autre, répondait au sourire par l’esquisse d’un baiser. C’était naïf de leur part. Silvia, ma fidèle Silvia avec son air farouche et son dos droit, soupçonnait que cette partie-là ne serait pas gagnée si facilement.

Il y avait une petite crique, cinq minutes à peine avant la Punta. Nous accostâmes à l’ombre ; après avoir déposé nos affaires sur le sable, nous plongeâmes dans la mer accueillante. L’air était fluide, comme si l’eau s’évaporait en hésitant ; il portait jusqu’à nous la douce mélodie d’une flûte, la musique clémente du bon berger Tancrède. La belle couleur anthracite de la mer étalée sans artifice à l’ombre des rochers, tâchée d’argent là où le soleil tombait quand même en gouttes, rehaussait la blancheur de leur peau. Toutes nos contrariétés s’évanouisssaient dans cette eau grise ; voir les filles rire et fermer les yeux pouvait faire penser que cette félicité sans manière serait immortelle. Peut-être l’herbe fatiguée avait-elle soif au dessus de nous et les bêtes cherchaient-elles la protection d’un arbre le long de la falaise, mais le temps des récompenses coulait tranquillement en dessous pour qui venait par la mer se cacher dans ses fondations. Face aux rochers, la mer étincelait à l’infini comme un bouclier nu, tantôt de bronze et d’or, tantôt tâché d’oiseaux pêcheurs serrés sur l’une ou l’autre de ses bosses. Pas une voile ne venait déranger ; pas de tempête, au loin, qui pût s’échapper des nuages et troubler notre séjour. Sous l’eau, les jambes semblaient faites d’un marbre pâle et sans veine, dessinées pour la nage plutôt que pour la marche ; on les voyait déformées par les reflets torsadés du liquide agité par nos corps. Les bras levés faisaient comme des piques de chair sorties de l’onde ; baissés, ils ne renonçaient pas, cherchaient au contraire un refuge plus frais encore, sous-marin et bienheureux. Les filles nageaient droit devant sans lever la tête, revenaient vers la grève, enroulaient leurs épaules et repliaient leurs jambes comme au gymnase. Évitant le large, toujours sagement dans l’enceinte de la crique à la roche jaune et bistre, elles allaient et venaient en un lent mouvement circulaire. Puis elles regagnèrent le sable les premières et ouvrirent le panier.

Rien n’y manquait. L’osier répandait une odeur, comme si les saules dont il était fait avaient encore les pieds dans la vase. Nous mordions dans le pain l’un après l’autre pour empêcher le vin de monter à la tête. Annushka riait beaucoup, avec tout son corps qu’on aurait dit secoué de haut en bas par un mécanisme. Son rire s’amusait seul sans qu’elle en eût vraiment envie. Elle s’endormit en chien de fusil sur le sable, sans s’y préparer, en un instant. Silvia s’allongea à ses côtés et s’endormit elle aussi, mais parce qu’elle s’appliquait en connaissance de cause à fermer les paupières pour goûter consciemment son repos.

Ludwig von Hofmann, La source.

Puis Annibal dit « il faut attendre que le soleil se couche ». Il s’étendit à son tour, fatigué par le vin et la traversée. La nage avait lavé son visage des contrariétés de la veille de sorte qu’il présentait au ciel les traits d’un enfant repu de jeux innocents. La satiété et l’inaction n’étaient pas son ordinaire. Annibal pouvait bien s’assoupir, partager un repas, rire au théâtre, la ruse, toujours, tenait les rênes et dirigeait sa pensée. À quoi pouvait-il réfléchir maintenant que nous étions protégés du soleil, du vent et des oiseaux, bercés par la musique du petit berger ? Le garçon devait s’être assis en tailleur sur la falaise, à distance de ses chèvres, sa capuche rabattue sur la tête. Sa musique montait comme un serpent autour d’un bâton, tournait sur elle-même, redescendait plus lentement encore le long du buis, glissait sur le sol et coulait le long de la pierre jusqu’à nous. Que disait cette musique à laquelle Annibal semblait insensible sinon qu’il était injuste que nous dussions affronter tant d’épreuves et traverser ensemble un champ de pleurs ? Nous méritions cette paix d’aujourd’hui, franche et modeste, si généreuse, si facile, et j’aurais voulu que son sommeil pour une fois en fût un. Bien qu’il ne bougeât point, que ses bras fussent serrés contre ses côtes et ses jambes comme si on avait déposé un mort, il devait prier pour l’exaucement de ses vœux, pour que je renonce à évoquer l’affaire du vent et du bateau penché à fleur d’eau sur le sable.

Que s’était-il passé un mois plus tôt alors que nous approchions tous les deux de Vulcano sans encombre ? Nos voix, petites et faites pour la confidence, avaient soudainement résonné comme dans un amphithéâtre où le rhéteur prononce son discours pour séduire la foule. Nous parlions de notre amitié, une entreprise risquée. Sans doute est-il prudent de laisser un tiers donner son avis sur une question aussi grave. Toujours est-il qu’Annibal était debout devant moi, tout près du point d’écoute de la voile. Nous en étions venus à évoquer le caractère obstiné de cette passion. L’amitié se manifeste, affirmait-il, et puisque l’amitié doit se déclarer, elle exige des actes. « Qu’en est-il donc de ces actes ? » avait-il alors demandé, séduit par son éloquence et l’apostrophe emphatique, «  que sont-ils sinon l’expression d’une volonté ? » Et puis, l’amitié est intelligente, et l’intelligence doit la guider. Pas de volonté sans manuel. Un guide pratique, il faut. Au contraire de l’amour qui se laisse porter, et du cousinage, cette figure moindre de la paresse, l’amitié délibère, réfléchit, considère le pour et le contre, prend les devants. L’amitié est une passion raisonneuse et argumentative. Mieux encore : la raison lui emprunte ses habits pour triompher. Elle est le propre de l’homme, d’ailleurs. Il allait proposer un exemple avec toge et coiffe à l’appui au détriment des meilleurs animaux. « Et puis non, avait-il aussitôt objecté, nous pourrions aussi bien être nus. » Merci pour les chiens et le perroquet, les uns fidèles, l’autre solitaire, un rien bas-bleu. Sur quoi le vent était tombé. Sans que rien n’eût permis de le prévoir, la mer, subitement agitée, avait poussé notre bateau sur le sable sans son concours, d’une main ferme.

 

Nous retournions donc à l’endroit du naufrage. Annibal ne doutait pas que nous surprendrions l’auteur de notre déconvenue. Il croyait aux explications, et que les causes naturelles ont des raisons cachées d’agir comme elles le font. À le regarder dormir d’un sommeil profond, étendu à mes côtés sur le sable, je ne doutais pas que son esprit échafaudât en rêve des conjectures et organisât des représailles impressionnantes à la mesure de chacune. Jamais Annibal n’engageait une action sous l’emprise de la colère. Il fallait un responsable. Il y en aurait un, le prix importait peu. Son repos à l’ombre de la falaise avait l’impassibilité des préparatifs de guerre. Je regardais nos jeunes filles. Tancrède posa sa flûte, et c’est moi qui somnolais bientôt à mon tour, bercé par la fraîcheur et le silence.

Combien de temps pour cette sieste bienfaitrice ? Un heure ? Deux ? Plus encore ? Qui sait le temps que durent les repos mérités ? Je constatai au réveil que l’enfant avait fait le tour de la falaise avec ses bêtes et nous observait d’en haut de l’autre côté de la calanque, son bâton à la main. Les filles s’étaient assises au bord de l’eau. Annushka me fit signe de les rejoindre.

« Et Annibal ? » demandai-je.

« Monté faire un tour », dit Silvia.

Alors que nous avions décidé d’attendre le crépuscule… ? Monté ? Monté seul ? Je m’empêchai de rien dire, ne voulant pas les alarmer, ni éveiller de soupçons. Nous avions prévu de rejoindre le banc de sable à la nage en suivant la côte, rien que nous deux, mais Annibal avait manifestement profité de mon sommeil pour changer d’idée. Je pressentai une infidélité passagère, un oubli sans gravité de notre projet. Un parjure? Un frisson caressa mes tempes. Non. Et qu’importe ! J’aurais défendu mon ami si on l’avait accusé. Je me serais compromis sans compter. Je le ferai, des années plus tard, à petits pas comptés, pris jusqu’aux hanches dans la neige des Alpes pour le sauver du gel. Je le ferais encore après la mort si c’est possible, en toute impunité, exempt de l’impôt, avec le sourire, libéré des fâcheux en tout genre.

L’après-midi déclinant, comme la lumière mourait et qu’Annushka s’inquiétait de son absence, une autre éventualité me vint à l’esprit avec lenteur et autant d’aplomb, nourrie par l’image de l’ami allongé l’heure d’avant sur le sable : Annibal m’attendait.

Le berger reprit sa flûte et sa musique monotone descendit de nouveau jusqu’à nous. Il se tenait debout au bord de la falaise, ses doigts dansaient sur la tige de bois. Ses chèvres devaient être à l’abri dans un enclos, ou alors dormiraient-elles bientôt sans surveillance à la belle étoile. Il ne semblait pas s’en soucier. Il gardait la tête droite et regardait la mer en direction de Messine. Sa mélodie était douce et mélancolique. Silvia la chantait avec lui la tête posée sur mes genoux. Des trilles entêtés et rebelles s’échappaient parfois de ses lèvres. On aurait dit la plainte d’un oiseau solitaire fatigué de s’égosiller. Et puis…

Aucun phare au loin, aucune lumière sinon celle de la lune que l’eau s’amuse à faire miroiter. Pas un bateau. Les faucons sont couchés. Le petit berger chante avec Silvia pour le repos des bêtes et des hommes fatigués par la pêche. Les dieux sont paisibles et nous veillent. Tancrède, là-haut, goûte avec nous la fraîcheur de la nuit étoilée. Une ombre se profile dans son dos. Elle s’avance en silence à pas comptés.

« Regarde ! » cria Silvia en levant la tête. Il était malaisé d’où nous étions d’évaluer avec précision la taille de celui qui s’échappa ainsi du fond des ténèbres. La masse de son corps était à peine visible, ses contours flous comme ceux d’une tache sur un buvard. Il se mit à courir. Avant que l’enfant eût le temps de se retourner, il le poussa dans le vide d’un coup sec dans les reins et disparut.

Rien ne nous avait préparé à une telle injustice, au hurlement rauque contraire au corps si jeune. Comme il était répercuté par l’écho, il semblait que le pâtre s’écrasait plusieurs fois sur les rochers. Innocente des choses de la guerre, Silvia n’avait dans son esprit aucune image de ses os brisés, de la chair fendue et meurtrie, aucune idée de l’odeur âcre des viscères et du sang qui coule aux mêlées et aux combats. Elle se leva, le teint blême, et s’avança seule vers la grève.

« Mais pourquoi ? demandait-elle, pourquoi ? » Je la rejoignis, et comme je voyais que le visage, le nom, et jusqu’au destin d’Annibal prenaient dans son regard la place des images qui manquaient pour qu’elle comprît ce qui venait d’arriver, je dis pour sa gouverne : « Tu fais fausse route. Annibal ne saurait commettre un crime aussi odieux ».

Quelqu’un, là-haut, pourtant… Quelqu’un d’autre…

J’en étais maintenant certain, le sort de l’enfant le confirmerait un jour : Annibal n’avait pas essayé de rejoindre la Punta dell’Asino seul par la terre. Il n’avait jamais eu l’intention d’y revenir, pas plus à pied qu’à la nage, traitait mon récit par le mépris plus encore que je n’aurais pu l’imaginer. Pour autant, il n’avait pas trahi. Une flamme différente lui soufflait quoi faire.

Annibal m’attendait au volcan. Voilà par quoi il fallait commencer. Je gardai cette phrase en mémoire et me confiai aussitôt à Silvia.

 

Antonello da Messina, Le premier sourire d l’homme…

« Annibal m’attend au volcan », m’entendis-je dire à voix basse. Sa peau blanche, son mutisme, ses yeux secs, fixes dans leur orbites… Silvia avait un instant quitté le monde des vivants, perdu émotion et parole. Elle se tourna vers moi avec mollesse, posa une main sur mon épaule comme font les couples étrusques sur le couvercle de leurs sarcophages. Que signifiait ce geste sinon que je devais partir et lui laisser Annushka ? Comme ma confiance ne souffrait ni relâche ni exception, je l’embrassai et partis.

Voilà comment va le monde à Messine pour peu qu’on le regarde en face, intime ou public, naturel comme au premier jour ou travaillé par l’artifice des hommes qui veulent toujours mieux faire. Le monde avec ou sans nos âmes, nu ou habité. Il faut qu’une affinité élective en trouble l’ordre.

Je ne commencerai ni par le vent s’était tu, ni par ce n’est pas à nous d’en juger, ni même par un dieu espiègle amateur de flèches aurait pu me prendre pour cible, bien que cette troisième possibilité s’avère satisfaisante.

Tout s’annonce et se résoud avec Annibal m’attendait au volcan. Comme les doutes s’effacent, je laisse les nymphes au rivage et consigne sans attendre le divin, l’incontournable incipit.

PREMIÈRE PARTIE

1

 

Annibal m’attendait au volcan. Enfin, presque. J’y montai ma foi sans trop d’efforts. Le ciel qui avait abandonné le jeune berger à la pénombre l’instant d’avant éclairait le chemin d’une lumière uniforme. Comme la difficulté était en partie illusoire et l’air empli d’odeurs entêtantes, je m’arrêtais souvent pour goûter les vapeurs épaisses qui flottaient alentour. L’ascension était ralentie par cette douceur nocturne, l’égoïsme si tenace dans toute la République que personne n’avait pensé laisser derrière soi la trace d’un passage qui pût montrer le chemin à autrui. Rien pour aider. Rien pour soulager. Pas une fleur écrasée, pas une poignée ni même l’empreinte d’un pas ou le fil d’une étoffe arrachée par les épines qui pût indiquer un passage. La nature avait d’ailleurs partout un aspect étrangement virginal ; jusqu’à la faune s’était enfuie. Peut-être demandait-elle grâce loin d’ici. Des marins qui auraient observé l’île entre les cordages et imaginé des richesses à disputer auraient été surpris de voir tant d’orchidées sauvages, et les bruyères neigeuses, pousser au hasard dans la boue séchée.

Ci et là, donc, le tronc d’un pin arraché par la tempête, la pierre antique d’un lavoir abandonné, des corolles tombées de leurs tiges. Et partout la rosée qui s’efforçait de poindre bien qu’il fût trop tôt. La nuit n’était pas close, au contraire ; l’assurance que j’arriverai à temps malgré la paresse guidait mes pas. Je savais que les falaises de pierre faisaient à l’île un rempart, mais là, sur la terre meuble qui ressemblait toujours plus à une dune grise et caillouteuse à mesure de la montée, on n’aurait pu l’imaginer. L’air sans insecte ni matière autre qu’une fine poudre noire en suspension — la même qui recouvrait depuis dix jours les plages et les toits de Messine — était plutôt celui d’un promontoire sans protection, abandonné aux caprices d’une eau déloyale. La mer limpide, les fonds clairs, chaque roche si nettement dessinée sous l’eau qu’échouer ou se perdre semblaient impossibles un mois plus tôt et les manœuvres un jeu d’enfant : autant d’idées fausses, autant de pièges. La solitude du lieu, l’idée que quelqu’un pût y laver son linge étaient un leurre. Pourquoi pas un marché, hein ? une ville et des élus pour l’administrer. Pourquoi pas un sénat ? Il en va ainsi des terres inhospitalières : tout projet humain s’y évanouit de lui-même. La baignade, l’amitié, la controverse gracieuse et le pouvoir du verbe s’effacent. Et là, toc ! on s’en doutait bien : toutes les résolutions aussi, et pas seulement les plus fragiles.

 

Le volcan avait somme toute deux visages. De même les ports fondés aux endroits propices, les temples et les embarcadères de Vulcano, mais cela est une autre affaire. La duplicité de la nature est impassible, celle de la conduite humaine exaltée. D’un côté la terre qui gémit tout les dix ans et crache une lave rouge parsemée d’obsidiennes, de l’autre les fausses médications, les débats houleux à la capitainerie, la théologie délicate et inflexible des prêtres, les comptes d’épicier, les arguties des psychologues spécialisés. J’y pensais tout le temps de la montée. Annibal avait sur cette différence un avis tranché. L’amitié, insistait-il pour souligner l’opposition (elle encore, décidément…), n’est pas un sentiment naturel. Elle nous hisse au-dessus des bêtes et nous oblige à l’injustice. Plutôt défendre un ami que la famille ou la nation, quitte à compromettre l’État ; l’amitié, tiens, doit plutôt servir à entrer dans l’histoire. C’est dans les circonstances les plus décisives, quand le destin du peuple est en jeu, qu’elle fait ses preuves. Brebis et juments vont au secours de leurs petits sans y penser. La lave incandescente les effraie. La peur est leur soumission, le conflit de la nature avec elle-même une hypocrisie. Déguisée en braises, attisée par ses propres vents, la belle nature dissimule sa haine l’instant d’après sous des allures bienveillantes. Elle chouine par la gueule des bêtes quand le mal est fait pour dire qu’elle n’ignore rien des souffrances qu’elle leur inflige, dépêche aussitôt un petit air frais pour se faire pardonner son accès de colère. On ne peut pour autant en conclure qu’elle a deux âmes, l’une sans pitié, l’autre farouche et miséricordieuse qui s’agite quand il est trop tard. Non non non. La nature est entière dans sa fourberie, intacte par sang-froid. Alors que nous… notre duplicité est telle que notre premier devoir est de jeter l’hypocrisie aux orties et d’agir comme si nous n’avions qu’une seule âme dévouée à un projet qui nous élève. De toute évidence, une première vapeur est là pour assurer notre survie à l’aide de petits calculs ; une deuxième, réfractaire, prend le relais et s’accorde bien mal de la tricherie en voulant nous distraire. Nous nous mentons à nous-mêmes avec les deux pour notre plus grand confort. Au moment de la montée, je ne m’en souciais pas encore, sinon d’une manière confuse. Ces idées tournaient dans ma tête sans que je pusse refermer la main dessus.

Juste avant que le bord du cratère apparût, irrégulier et fissuré, une terrible fatigue envahit mes jambes, le genre de fatigue dont Mademoiselle Twinton disait qu’elle était ridicule à mon âge lorsque je refusai d’avancer et retirai mes chaussures pour tremper mes pieds de douze ans dans un ruisseau de montagne.

Je m’assis cette fois-là sans que personne eût rien à redire, pas même Alessia, sa petite préférée, pas même Mademoiselle herself qui savait pourtant gourmander à bon escient, et je pensai que Silvia devait se sentir bien seule avec Annushka à ses côtés, sans doute plus que moi qui avait au moins un but, une tâche à accomplir, peut-être même — risquons le mot — une manière de destin.

La nuit devenait plus claire, passait du noir au bleu, puis du bleu au mauve. On aurait vu les faucons s’ils avaient quitté leurs nids, et la figure de celui qui avait précipité le jeune berger dans le vide. Il devait rôder quelque part, l’assassin. Un grand calme enveloppait les abords du cratère, comme si seule la pleine mer et les ports de Vulcano eussent été éternellement agités, l’une par les rouleaux, les autres par les disputes. Le froid de la première rosée n’aurait pu me réveiller si je m’étais assoupi. De toute façon, la sécheresse, là-haut, était universelle et sans pitié, aussi repris-je la marche pour atteindre mon but aux premières lueurs de l’aurore.

Lorsque j’arrivai, la vague blancheur du ciel éclairait la bordure noire et cuivre du volcan. Et là — quelle naïveté ! quel enfantillage ! — j’appelai Annibal exactement comme un géant penché au bord d’un chaudron admoneste une créature imparfaite recluse sous la croûte terrestre. Annibal se serait drôlement moqué s’il avait dû trouver la première phrase. Scipion s’était penché au-dessus du trou comme une cuisinière au-dessus de sa casserole, ou bien, pis encore : Voyez un peu : offrant sa jeune calvitie à un dieu moqueur portant le carquois, Scipion avait courbé l’échine pour observer les profondeurs d’un chaudron à confitures. (Maladroitement perché sur un petit tabouret, aurait-il pu ajouter.)

Le trou béant n’offrit aucune réponse, ni écho ni soupir, si bien que je résolus de descendre. J’aurais attendu en vain à l’extérieur.

À peine avait-on quitté le rebord du cratère, dentelé et craquelé comme celui d’une tourte, à peine avait-on fait quelque pas sur le sentier qui s’enfonçait en spirale, qu’une fraîcheur d’un genre nouveau caressait la peau. On l’aurait cru produite par une soufflerie. La spirale — une parfaite spirale d’Archimède, comme le démontra Silvia lorsqu’elle m’eût rejoint — conduisait au fond. On n’aurait pu s’échapper par les côtés, par un couloir latéral ou une porte, ni même par une fissure.

Il est sans doute des sujets plus poétiques que cette descente et pourtant, en progressant vers le bas, j’étais la proie d’émotions proches du ravissement et de la désolation, lesquelles semblaient ne devoir s’épanouir qu’une seule fois avant de disparaître. Pour bien faire, leur expression aurait requis une métrique. Il aurait fallu pouvoir dire « je te frapperai sans colère et sans haine comme fait le boucher avec sa viande», mais sans mentir. J’avais soif, et comme je m’arrachais la peau des lèvres à force de passer la langue et les dents dessus à la recherche d’une eau qui ne venait pas, une orange très mûre apparut à mes pieds sur le sentier. Elle promettait d’être pleine d’un jus abondant et sucré. Je la ramassai, tirai la peau avec l’ongle, laissai les épluchures tomber dans le vide et bus le fruit comme une carafe pleine. Question d’heureuse coïncidence, il y eut bientôt des poires et des dattes, également fermes et moelleuses, de manière qu’il semblait que ces aumônes eussent été disposées en bon ordre pour me faciliter la tâche. Non pas qu’elle fût périlleuse. Il suffisait de se tenir collé à la paroi et d’avancer en pensant chaque mouvement, comme on suit les instructions d’un livre où sont notées les étapes d’un projet solitaire (ou presque, les pourvoyeurs de fruits surgissant parfois incontinent pour offrir leur solution à un contretemps, par exemple l’étanchement de la soif). Annibal était un stratège, sa conquête d’Annushka rien moins que militaire, conduite avec succès malgré quelques déconfitures au moment de sa première campagne, vers l’âge de dix ans, menée à grands frais dès qu’il eût compris que c’était bien de l’amour qu’il éprouvait depuis si longtemps sans que personne lui en eût rien dit. Les adultes, volontiers cachotiers, se trouvent bien aise de leur silence lorsqu’il s’agit du sentiment amoureux — lequel, après tout, les confond tout autant. Annibal voulait en tout de la franchise et des précautions. Aussi aurait-il été facile de croire qu’il avait caché ces cadeaux dans le sac posé à côté du panier au fond du bateau pour les déposer ensuite le long de la spirale, payé une petite frappe pour éliminer le berger, et circonvenu une divinité qui s’était plue sous ses ordres à me glisser dans l’âme l’idée qu’il m’attendait en bas plutôt qu’à l’extérieur. N’avait-il pas pareillement déposé des étrennes devant la porte d’Annushka le jour de ses treize ans, giflé l’un de ses frères injustement soupçonné de les avoir volées et fait brûler un bouc pour l’exemple ? J’aurais pu vouloir m’en informer, un jour, et poser mes questions sous le couvert de l’amitié. Était-ce toi, Annibal, l’homme des fruits ? Était-ce toi, ô fils d’Hamilcar, le pourvoyeur de comices ? Mais à quoi bon interroger celui qui sans nul doute en savait le moins ? Et puis quelle importance, après tout ? Annibal pouvait aussi bien ignorer ces choses à la manière d’un bienheureux, ou alors passer une commande et même déléguer. Aussi descendai-je l’esprit libre sans devoir orange, poires ni dattes à quiconque. La lumière commençait à manquer, et cette obscurité, sans promesse d’une nouvelle journée au bout de la nuit puisque les étoiles n’éclairent point les cheminées de volcan, cette noirceur funèbre favorisait l’auscultation. Acouphènes, gargouillements, battements aux tempes et jusqu’à la déglutition des dattes… J’étais à ce point la proie du silence que seul l’intérieur de mon corps produisait des sons. Et, fichtre ! j’en étais admiratif, surpris qu’il fût si musicien sans que je m’en fusse jamais aperçu, et même, en l’occurrence, trouvère des profondeurs. Car non content de faire des bruits dont les dattes étaient partiellement responsables, mon ventre écrivait une partition pour tuyaux et syphons qui exigeait d’être jouée sur le champ et le fit savoir par des rots et des pets sonores et répétitifs. L’œsophage claironnait, l’anus trompettait, mes tempes tambourinaient avec précipitation. Les baguettes rebondissaient sur la peau tendue des timbales, les cuivres s’exclamaient militairement. Sans doute l’orange n’était-elle pas si fraîche et les dattes me jouaient-elles un mauvais tour. Je fus pris de frissons, claquai des dents et dus m’asseoir au son du xylophone. Une symphonie — très en avance sur son époque, je veux dire pénétrée de dissonances qui auraient fait hurler les académiciens — se jouait dans la moitié supérieure du cratère en l’absence d’un public. À moins qu’il n’y eût, dissimulés dans les recoins, cachés derrière des portes entrouvertes, tapis dans les encorbellements fondus dans la cheminée du volcan, des spectateurs. Il y aurait un jour un auditoire enthousiaste et stupéfait pour un autre genre de musique, la musique martiale de la victoire et de la punition, la musique qui chanterait haut et fort le triomphe puis la défaite d’Annibal, dans cet ordre, sans s’apercevoir de la transition, mais les évènements de cette matinée-là ne le laissaient pas soupçonner. C’est en toute innocence que je progressai le long du chemin, sifflotant, pétaradant, tambourinant des oreilles, laissant de côté les nouveaux fruits qui m’étaient proposés, sans me soucier ni de l’heure qui avançait ni de la température qui fraîchissait, et pas plus du silence et de la solitude qui semblaient s’être donné le mot pour me décourager.

Quelque chose de plus retors que la précaution me poussait ; plus je considérais que mes ennemis auraient parlé de fuite en avant, plus j’avais envie d’en découdre. Étaient-ils si nombreux ? Je me plus à le croire par méfiance, pour imiter par avance Annibal qui en aurait un jour beaucoup plus que moi, qui aurait à vrai dire le monde entier contre lui, les bien-pensants, les hérétiques et les conservateurs, les gens les plus vulgaires et aussi les plus discrètement fardés, tant et si bien que j’avançais avec audace pour écarter ces fantômes, quitte à les précipiter dans le vide. Ces faux amis de la bonne cause, aussi obtus que ceux de la traduction littérale qui substituent les synonymes les plus faibles aux mieux appropriés selon une liste établie sans discernement, tenaces et philistins (le visage d’Alessia enfant papillonna un instant sous la peau de mes paupières closes), comment s’en défaire ? Il aurait suffi de les bousculer et même simplement d’étendre les bras pour qu’ils disparussent, si bien que non content de faire de la musique, je me mis à la danse. J’agitai les jambes et les pieds à grands frais pour être certain de rester seul sur le chemin. Je gesticulai sur place à cause de son étroitesse. L’exaspération aidant, le trépignement épicé par l’impuissance se convertit en convulsions. Là encore, la fortune était de mon côté.

J’avais acquis une belle pratique, perfectionnée dès l’enfance, de la simulation des crises d’épilepsie ; la pantomime était alors si parfaite qu’une fois calmé et mis au lit, de retour de ces affreuses randonnées en montagne, je me réveillai persuadé d’avoir été le sujet d’une véritable attaque. Mon lit, creux et douillet, gagné à force de contorsions, avait pour m’en persuader par antithèse deux énormes oreillers. J’y enfonçais ma tête ; les taies, fraîches et repassées, sentaient le coing cuit. L’exaltation offerte par la solitude de l’alcôve, la pénombre et les minces liserés de lumière au repos sur le couvercle des coffres, l’emportement excité par la comédie, souffraient pourtant d’une malfaçon. Car à la crainte d’être démasqué et puni s’ajoutait, pis encore, celle de ne pouvoir feindre la crise suivante avec autant de perfection. Vers le début de l’adolescence, le chagrin de pressentir que la solitude gagnée et la peur d’être exposé m’indifféreraient un jour était plus affreux encore que ces deux craintes réunies. Alors, triste et désœuvré, je regardais par la fenêtre ouverte la belle eau claire du détroit de Messine. J’aurais voulu m’y jeter, ne pas passer ma quinzième année, ne plus penser à rien tant les fausses douleurs et les détresses artificielles qui m’avaient jusque là protégé me semblaient indignes. Quelle cruauté abjecte de savoir que je ne voudrai bientôt plus rien de ce qui m’avait le plus tenu à cœur : échapper à l’autorité, aux bienfaits de la marche, aux devoirs familiaux, aux conseils charitables de Mademoiselle, et plus tard, au moment où il aurait fallu s’y soumettre, aux obligations civiles et militaires. Ce serait même bientôt tout le contraire. J’allais tuer cette enfance fainéante et me consacrer corps et âme au bien commun, soutenu par la confiance sans faille de ma gouvernante, laquelle s’avéra pour le coup étonnamment rusée et diplomate. Mais je pensais alors, la tête posée sur les deux oreillers rassemblés : que me restera-t-il d’autre, à l’âge d’homme, que la satisfaction du mensonge parfait ? Cela, au moins, resterait intouchable. Quelle sottise ! Quelle basse prétention ! Et pourquoi, d’ailleurs, cette illusion factice ? Pourquoi cette facilité ? Parce que je souffrais de n’être pas encore débarassé desdits mesonges et artifices dont tout me disait qu’ils étaient indignes sans pour autant que rien m’indiquât comment m’en défaire.

Là, au volcan, alors même que cet âge était enfin advenu, la configuration du sentier était si peu propice aux trépignements qu’au lieu de chasser les anciens fantômes, je perdis l’équilibre et tombai en chute libre. La chute démontra une fois de plus que le temps des plaisirs puérils était révolu et que j’étais dans l’erreur en les invoquant d’aussi piètre manière, je veux dire pour moi seul dans le conduit avant de tout raconter par le menu dans Toast à mon retour d’une façon qui fût non pas simplement acceptable, mais belle à lire. Taper du pied était inutile, la punition idoine l’affaire des nourrices, le domaine propre de Mademoiselle Twinton, et c’est par châtiment pour avoir cédé à cette farce infantile que je tombai et tombai encore, longtemps, longtemps, ô combien longtemps, à vrai dire interminablement, avec l’aide de l’éternité et le sentiment que la cheminée du volcan avait la forme d’un immense entonnoir qui se resserrait au fur et à mesure, et qu’au bout du cône… hum… et qu’au bout du cône… hum, hum … m’attendait un orifice qui risquait d’être de la taille du petit doigt, un peu comme… hum, hum, hum… un peu comme ceux des vrais entonnoirs de taille normale et des chinois de cuisine.

Que ferais-je alors ? Tenterais-je de remonter ? Mais comment ? Me retournerais-je pour vérifier ce qui m’attendait derrière ? Appellerais-je Annibal qui, décidément, se faisait taiseux ? Dans un livre qu’il m’avait offert avant le naufrage de la Punta, j’avais lu une drôle d’histoire fastidieusement intitulée Le supplice de l’entonnoir. La pauvre Alessia avait dû aussi la lire, elle qui lisait tous les livres, même les plus anglophiles, sous l’influence de Mademoiselle. J’étais allongé sur mon lit dans la chambre de Messine, celle-là même où j’essayais aujourd’hui avec tant de difficultés de commencer Toast de manière qu’un lecteur, ne fût-ce qu’un seul, sût un jour la vérité sans fard, pure et désintéressée. Ouvrant au hasard le livre donné en cadeau, comme j’aime encore faire aujourdhui, je tombai sur ceci : « on force le pauvre W à entrer tout entier dans un entonnoir très long et très étroit en s’acharnant à lui présenter la chose comme un jeu ». Il y a tout au bout du conduit, quelle horreur — citation — « un orifice à peine plus gros qu’une tête d’épingle ». Toutes sortes d’objets tranchants sont introduits dans l’entonnoir jusqu’à ce que le jeune homme (car il s’agit d’un adulte plus ou moins de mon âge au moment de l’expédition à la Punta avec les filles) soit — je cite à nouveau — « hors d’atteinte, calé contre les parois de la partie étroite du cône qui le comprime comme une camisole, les paumes resserrées sur le rebord de ses manches comme quand on va par le monde peu vêtu les jours de grand froid ». Si mon souvenir est bon, W atterrit de l’autre côté dans un champ, les fesses en sang mais sans blessures.

C’est par miracle.

On ne sait pour autant quel dieu aurait pu causer un tel prodige, le vouloir ou même y songer, quel dieu du froid, de la neige et des montagnes, quel dieu du Nord, quel dieu des Alpes.

L’heureuse issue d’une affaire compliquée, lorsqu’elle défie les lois de la nature, doit faire mieux que nous séduire. C’est comme avec le vent qui se tait et le naufrage par les vagues seules. Si l’auteur d’un méfait doit avoir ses raisons d’agir, celui d’un bienfait le doit tout autant pour rétablir la justice. Appelons cela le principe d’Annibal, en hommage à celui qui tenait à la réciprocité en toutes choses, l’amour inclus. Quoi qu’il en fût, j’oubliai alors que dans le livre qu’il m’avait donné, on préparait avec amour la chambre voisine de celle de W pour un hôte jamais nommé. Ledit W n’éprouvait pour autant ni jalousie ni ressentiment, bien au contraire. Quant à moi, je tombais si longtemps et avec une telle lenteur, comme deux fois v sans ombrage aucun, qui plus est enivré par le spectacle de la spirale de laquelle j’avais glissé, et tout autant, disons-le, par la consommation des fruits posés là tout du long par une main amicale, je tombais — disai-je — avec une telle souplesse, que j’atteignis le fond du volcan sans la moindre blessure.

Qu’allait dire Annibal d’un tel exploit ? J’avais hâte de le savoir.

2

Voyez un peu : offrant sa jeune calvitie à un dieu moqueur portant le carquois, Scipion avait courbé l’échine pour observer les profondeurs d’un chaudron à confitures. Ô comme tout s’explique (même sans l’aide du petit tabouret) !

J’y viens.

De retour des bains, parfumé et pommadé, j’entrai chez lui par la fenêtre, plissai le front par jeu. J’aurais pu parier qu’une flèche allait l’atteindre en pleine tête. C’était possible, si l’on pense à la malice des conspirateurs. Il étaient déjà nombreux, et la jeunesse de Scipion n’y pouvait rien changer, bien au contraire. Frapper l’ennemi avant la force de l’âge affaiblit la superbe des familles patriciennes. Pour les proches de la victime et le parti qu’on veut vaincre, le coup prend facilement l’allure de la fatalité. S’il mourait avant son père, on répéterait partout que la maturité lui avait été refusée pour l’exemple. Mon Scipion plierait les jambes, son front heurterait le rebord du chaudron, il chancellerait, ridicule et abîmé, coiffé de la flèche comme d’une pauvre plume. Il tomberait face contre terre sur le carrelage de la cuisine. Ou alors s’accrocherait-il à la bassine dans un dernier effort et la pâte de coing bouillante se renverserait-elle sur lui comme la lave de Vulcano sur les pêcheurs l’an passé. Son visage, mon Dieu, son si beau visage, son front étoilé des plus fiers reflets en souffriraient. La poudre noire tout autour dans les airs, en suspens dans les rues de Messine, déposée par un vent tiède le long des plages, faisait penser, immanquablement, à une catastrophe.

« Prends garde, Scipion !

— Quoi ? dit-il en se retournant.

— Comment », rectifiai-je.

Scipion aimait aider en cuisine. Le temps que j’aille courir trois verstes, confie dos et jambes au masseur, revienne, il s’était nourri d’histoires de bonnes femmes. Il me les racontait le soir au moment où j’aurais voulu m’endormir. Mademoiselle les aimait par snobisme, mais moi… non. Comme elles étaient un peu ennuyeuses, je lui chatouillais les côtes et nous partions au claque retrouver nos jumelles.

Ce soir-là, il en irait tout autrement.

« On dirait que tu perds tes cheveux… Des soucis ?

— C’est héréditaire.

— Je n’ai pas remarqué que… »

À quoi bon. Je posai un doigt sur le haut de son crâne, l’abandonnait là un moment en équilibre.

« Tu mens. Je ne dirai rien à ton père. Mais… gare aux flèches ! »

Occupé à ramasser les feuilles tombées de son bureau, Scipion ne m’avait pas senti arriver. Il se fiait à la sueur ; maintenant que j’allais aux thermes après l’effort, c’était comme si les parfums n’existaient pas, ni de rose, ni de jonquille, ni de myrrhe. Quelle drôle de manière de faire comme si je ne me dégourdissais pas depuis déjà six mois, comme si je ne devenais pas, moi aussi, un homme du monde, comme si je ne ratrappais pas à ma manière le temps perdu. Quel goût pour le gauchissement ! Toujours à ruminer les mauvais souvenirs alors que je devenais peu à peu un jeune homme propre et bien mis. Comme si on ne pouvait pardonner les odeurs de chaussettes. Toujours à prendre le plus mauvais parti, parfois d’ailleurs contre lui-même. Sauf au bordel, bien sûr, où Scipion avait plusieurs fois gardé les deux jumelles pour lui seul, l’une pour forniquer, l’autre pour s’endormir contre. Il mit des années à vaincre le sentiment que le repos, après, exigeait le frais. La peau qui colle, les doigts sales, les coulures le long des cuisses lui faisaient horreur. Il fallait tout à coup que les corps fussent secs, décrottés, en quelque sorte, et les âmes sans autre désir que celui, plébéien, du repos.

« Alors… ce soir… ? demandai-je debout devant lui.

— Quoi, ce soir ?

— Ce soir nous seront prêts. Nous devons parler.

— C’est que j’écris Toast, en ce moment.

— Encore ?

— Jusqu’au bout. »

Quel titre, me dis-je, Toast. Peut-on avoir une idée pareille ? Ou plutôt, à voir l’air sérieux de Scipion qui observait la tache d’encre prendre forme sur le sous-main, s’agissait-il d’un entêtement. Peut-être avait-il raison d’avoir choisi ce titre, et tout autant d’aller jusqu’au bout. Concédons cela et reprenons pour le plaisir de l’ami Scipion, l’ami sans concession :

Quel titre, me dis-je, Toast. Peut-on être à ce point entêté ? Car à voir l’air sérieux de Scipion qui observait la tache d’encre prendre forme sur le sous main et dessiner un promontoire qui prenait avec aisance la forme de la botte italienne pour s’immobiliser dans le cuir, à voir cela…

À quoi bon ? Funeste Toast

Je savais ce qu’il voulait y glisser. Pas même en contrebande, je parle de ce qu’il tenait à faire pénétrer dans l’esprit des lecteurs muni d’une loupe grossissante pour les infirmes : la souche, puis la postérité, le début et la fin. Toute l’histoire. Les détails, les apartés, rien ne manquerait. Une grossièreté, quoi. Une chiure, qui sait ? Elle serait un jour écrite. Nous n’en étions qu’au début. Des gens mal intentionnés s’en empareraient à des fins délictueuses. Dix-sept ans, nous avions.

Je pense qu’il dut lire mes pensées, car à peine l’idée de crotte de mouche s’y était-elle fait une place qu’il me ressortit le truc du vent qui tombe. Ou plutôt, comme il le dit lui-même pour effacer jusqu’au concept d’odeur de merde, du vent qui s’était tu.

« Alors ce soir, le grand Scipion n’est pas libre…

— Non.

— Bien sûr ! Il écrit Toast. Comment pourrait-il  l’être ? »

Voilà où nous en étions. Un : mon ami Scipion écrit Toast même la nuit. Deux : celui qui a contraint le vent à tomber il y a un mois est passible de représailles. Trois : l’auteur de Toast s’imagine qu’Annibal ­— un étranger dans la République — va poursuivre le responsable. Tout à fait le genre de fourbi qu’on désigne du menton en relevant la tête tellement on perdrait son temps à la prendre entre ses mains pour demêler les inconséquences. De quoi lever les yeux au ciel. Mon avis est que rien n’est plus approprié en cette occasion que de regarder droit devant, un peu dans le vague, comme si même l’horizon n’existait pas, ou si peu.

C’est en tout cas ce que je pensais à ses côtés pour échapper à son influence. À ma plus grande surprise, il en fut tout autrement sur le chemin du retour. C’est lui qui gagna la partie. Ô Scipion ! Qui rêverait de se défaire de toi ? Quel impudent qui ne rougit de rien, pas même des pires trahisons ? Et quelle erreur d’avoir cru que la chose serait si facile ! J’allais seul dans les rues de Messine endormie et, contrairement à mes attentes, l’absence de l’homme jouait en faveur de ses projets comme si l’ombre qui me suivait avait été la plus forte. Plus j’approchais de mon lit, mieux je comprenais pourquoi il voulait que nous ne fussions ni complices, ni incestueux, encore moins camarades d’école, mais quelque chose de noble et d’indestructible qui nous aurait dépassé et dont la République aurait pu être fière. Quel était ce lien si difficile à décrire ? Bien qu’il fût chez lui penché sur Toast et moi debout dans la rue à ruminer, je résistai encore au moment où je poussai ma porte. Je pensai par lâcheté et ressentiment : comment nous assurer que nous n’étions pas victimes d’une apparence, qu’il n’y avait là, depuis la naissance, rien d’autre qu’une toute petite idée ? Nos pères se connaissaient, nos mères, nos domestiques, nos esclaves, c’est donc tout naturellement que… etc. Les médiocres, qui misent sur les généralités et les circonstances, les sociologues, auraient pu tout expliquer. D’autant que mes frères l’avaient vu naître. D’autres de nos aînés, aussi, réunis autour du lit de Cornelia. On aurait pu raconter les choses de cette manière et chercher une loi comme si l’amitié était héréditaire et convenue. Nous cherchions… oui, nous cherchions, nous aussi, mais avec un tout autre esprit. Pour commencer : un nom à ce qui nous unissait avec tant de force. Y avait-il là un avantage ? D’abord, on peut bien chercher sans qu’il y ait rien à trouver. Et puis, à supposer qu’on trouve un jour, ce qui aura été dévoilé au terme de l’enquête pourrait bien n’en porter aucun. Si nous avions réussi, il aurait fallu chercher encore ; un mot, cette fois-ci, qui nommât correctement la chose autrefois si difficile à découvrir, et puis refondre les dictionnaires, commander des odes aux poètes officiels, revoir l’architecture, le théâtre, la musique, la danse, la politique. Il aurait fallu qu’un monde différent s’ajustât aux exigences d’Annipion Bicéphale, le monstre fait des corps réunis de Scipion et d’Annibal.

Donc, à peine avais-je refermé ma porte que je changeai d’avis. Scipion n’était ni fatigué par la marche au point de vouloir s’arrêter sans cesse pour défaire ses lacets et tremper ses pieds dans l’eau fraîche, ni vain au point de feindre des attaques nerveuses pour justifier sa paresse. Tant et si bien qu’en m’allongeant tout habillé sur mon lit, il m’est apparu que Scipion et Annibal étaient faits de la même matière et qu’ils se devaient une descente aux Enfers, une catabase auraient dit les Grecs, pour avoir n’était-ce qu’un aperçu d’eux-mêmes dans leur dernier séjour. Scipion, en fin de compte, exigeaitcette visite. Nous irions pour notre bien. Nous irions. Voilà qui était dit. Voilà qui serait fait.

Combien de temps dura cette nuit ? Le temps d’une nuit d’août qui s’allongeait parce que douce — ô combien —, douce et pleine de promesses. Scipion voulait mettre de l’ordre dans une vie bien courte. Les conséquences de cette volonté nous étaient inconnues. Je n’aurais pu les prévoir ; probablement aurais-je été surpris si on m’avait rapporté la révélation des auspices. J’avais peur que la clarté du matin fût triste. Si j’avais suivi mon premier sentiment, j’aurais commis l’erreur de revenir chez lui avant le lever du jour pour différer notre départ. Peut-être l’aurais-je même enjoint de ne rien tenter, de laisser la vie suivre son cours tant j’étais faible encore, et prudent, et bien mal assuré dans mes projets. J’aurais brisé quelque chose, je serais resté le jeune homme propre et bien mis auquel je m’efforçais de ressembler, et heureusement… non.

Je passai prendre Annushka à l’aube après deux heures de sommeil. On me fit patienter au vestibule. Le fauteuil avancé, le verre de thé sur le plateau d’argent… je riai de l’artifice des domestiques. Ils savaient, bien sûr, de quelle manière sportive j’entrais dans sa chambre. Par le balcon. Payés pour ne rien dire par Mademoiselle Twinton, ils faisaient le guet dans les couloirs pour la forme, devançaient les dangers à notre avantage lorsque nous en sortions côte à côte. L’attente matinale au rez-de-chaussée était d’ordinaire un jeu musical, un bouquet d’odeurs légères pour une rencontre d’un genre social avec la cadette de la famille. Ses sœurs, vouées aux tâches domestiques, sortaient rarement. Non pas qu’on les punît comme on punissait durement celles de Silvia ; c’était plutôt qu’elles ne s’intéressaient à rien. Une incurie de l’esprit les avait peu à peu conduites à une vaine béatitude, à laisser le champ libre, à s’effacer. La silhouette d’Annushka avançait derrière le vitrage dormant de la porte, le battant s’ouvrait sans bruit. On voyait que ses mains n’avaient pas quitté les hanches sur lesquelles elle les avait posées pour les tendre vers moi sans écarter les coudes, comme si ses bras eussent été incapables de mouvements plus affirmés. Je refermais mes mains sur les siennes et Annushka, qui n’aurait pu donner un baiser sans nous trahir, m’embrassais mieux encore, tout entier, de haut en bas, avec les yeux. Le regard des esclaves portait sur la mosaïque du sol, celui des gens de maison debout derrière elle sur son chignon, dur et compact comme une boule d’ébène.

Ce matin-là, tout était différent. J’avais passé la nuit ou presque chez Scipion. Nous avions tenté sans succès de démêler l’affaire du vent et du naufrage. La porte s’ouvrit et Annushka m’en fit le reproche en baissant la tête ; elle laissa ses mains tomber au creux des miennes avec mollesse, sans appétit ni convoitise. Ses doigts, déçus, glissèrent de mes paumes. On apporta un second fauteuil et je m’assis face à elle. Nous restâmes un long moment sans dire un mot, puis on nous conduisit à travers les rues vides de Messine jusque chez Scipion. En quoi nous menions une vie ordinaire faite de petites déceptions et des facilités d’usage. En quoi nous étions béats et nantis, toujours accompagnés, protégés, surveillés. Qu’importe. Nous nous ingéniions déjà à faire autre chose de ces privilèges et mon désaccord avec l’ami faisait partie des efforts communs. Messine attendait l’orage, à défaut une simple averse qui pût la débarasser de sa poussière. Que de fois n’avais-je pas observé par la fenêtre de ma chambre l’eau s’éparpiller contre la jetée ! Mais ce matin-là, rien. La nuit qui pâlissait, Scipion qui attendait, le bateau gréé par ses gens, pas une goutte. C’était tout.

On nous ouvrit, Scipion nous accueillit. Je me moquai de lui du fond du cœur, un bras sur son épaule, rappelant à son souvenir les boucles de la belle chevelure de son père dans la force de l’âge, le félicitant de le prendre pour modèle dans la conduite des affaires. Il en convint, comme si il avait oublié à la fois les flèches assassines et le projet qui lui tenait à cœur la veille. C’était pure façade. On voyait à ses yeux fatigués qu’il avait peu dormi ; l’exigence de Toast l’avait malmené. Silvia l’avait-elle secouru ? Avait-elle dormi sur place ? L’avait-il au contraire éconduite ? Il était resté seul, comme toujours lorsqu’il lui fallait vaincre les influences lunaires, la fatigue, la dissipation. Quels progrès avait-il fait ? Je n’osai poser de questions en présence d’Annushka de peur qu’elle pût me juger un jour trop étranger à son projet. Je m’abstins par prudence, fis celui qui sait tout et n’attends point le jugement d’autrui, craignant déjà les jugements et les représailles. Son faible sourire, malgré la fatigue, laissait supposer qu’il avait quand même avancé. Comme il expliquait que Silvia nous attendait au bateau, il nous précéda sur le seuil et j’eus le sentiment qu’il était pressé par le temps. Il voulait retrouver au plus vite les feuilles posées sur le sous-main taché par l’encre. Quelque chose dans son enthousiasme disait que la journée lui pesait déjà. Le seul intérêt qu’il pût lui trouver était d’en consigner le déroulement le soir venu. Je soupçonnais qu’il avait déjà tout noté de la nuit passée jusqu’au moment où nous avions frappé à sa porte quelques instants plus tôt. Les moqueries, les baisers, les jeux, les félicitations du jour, tout viendrait s’y ajouter le moment venu lorsque nous serions revenus de la Punta dell’Assino.

Scipion se remettrait au travail dans la solitude de sa chambre et reprendrait les choses où il les avait laissées à l’aube, avec sincérité et affection. Avec courage et impartialité, comme font les Orientaux dans leurs annales. Fallait-il s’en réjouir ou plutôt l’en empêcher ? Que dire de cette façon d’écrire de manière que la vie suive son cours sans jamais être gênée par les mots ? Sans que rien ne vienne non plus contrarier l’écriture qui mord avec tellement de facilité sur le temps de la vraie vie, de manière que Scipion ne regretta jamais de ne pas avoir vécu « pour de vrai » en restant assis à parler du fantôme de ce qu’il aurait mieux fait de goûter à pleine dents en sortant dans le monde.

Je ne saurais que bien plus tard quoi dire de cette extraordinaire faculté qu’il avait dès son plus jeune âge de ne rien gâcher, ni en montant dans une barque en prenant des risques inconsidérés, ni en consignant qu’il l’avait fait, le soir, une fois rentré au chaud chez lui. Il aura fallu pour cela que je fusse moi-même quelque peu malmené par ces mêmes affaires du monde qui glissèrent sur lui avec une admirable facilité.

 

3

Je me félicitai déjà, moi, Scipion, fils du Scipion aux belles boucles brunes, non pas d’une grandeur d’âme qui m’aurait aidé à passer par le chas d’une aiguille, moins encore du genre de courage dont l’intrépide W avait fait preuve pour affronter seul le supplice de l’entonnoir, mais que Toast fît honneur à l’obligation de rejoindre Annibal au terme d’une chute libre dans la cheminée du volcan. Attendre dans un vestibule comme il faisait pour récupérer Annushka chez elle, le croiser aux thermes après une fâcherie, ou au bordel derrière un rideau en tenant nos jumelles par la main, aurait été trop pâle. Si j’ai noté du voyage les moments poétiques eu égard à la descente, aux fruits déposés, à la musique lascive et tumultueuse, c’est pour célébrer par avance nos retrouvailles, car il y en eut, longtemps après cette visite aux Enfers, qui furent aussi exquises que douloureuses. Peut-être Annibal m’avait-il joué un tour comme il avait souvent fait à l’occasion d’autres promenades moins solennelles, ou bien avait-il cru que j’allais me déséprendre de ce qui lui déplaisait tant et s’attendait-il de ma part à un renouvellement. C’était sans compter avec ma constance — que dis-je ? — avec notreconstance. Je voulais plutôt que nous nous dissions, à l’approche des Enfers, dans l’antichambre étroite et fraîche qui tiendrait lieu d’alcôve, pourquoi nous peinions tant à prévoir quels dangers et quelles souffrances devaient un jour éprouver nos cœurs. Comment nous y préparer ? En étions-nous même capables ? De quels projets saurions-nous être dignes ? L’un de nous deux paierait-il le prix fort, ou resterions nous fidèles l’un à l’autre jusqu’au dernier moment ?

J’avançais à tâtons. Les ténèbres que j’aurais jugées la veille uniformes et sans reflet s’avéraient inégales et changeantes, tantôt cuivrées, tantôt violacées comme les pétales des coquelicots fanés. Moirées à la façon du périmètre de la tache d’encre sur le sous-main, des mouchetures prune s’étalaient, ici parfaitement rondes, là oblonges, ailleurs curieusement anguleuses, partout caressées de reflets d’or. L’obscurité recelait par intermittences une lumière secrète, laquelle n’était d’ailleurs d’aucun secours. J’aurais été incapable de dire si j’allais à droite plutôt qu’à gauche, si j’avais parcouru dix mètres ou cinq plutôt que trente (je comptais en mètres et non en verstes, résistais depuis toujours aux influences étrangères néfastes à la République alors qu’Annibal se laissait berner par nombre de particulatités slaves héritées d’Annushka), si bien que je décidai d’avancer sans mesure, avec une confiance sans doute inconsidérée.

Bien m’en pris. Lorsque la pénombre perdit son épaisseur, que les mouchetures violettes eurent pris l’aspect d’ocelles jaunes au bord et châtaigne au centre, de sorte que l’image du cuir taché vint de nouveau à mon esprit, et avec elle la souplesse de la peau d’agneau et le toucher libre et simple qu’elle offrait aux doigts, et dans leur sillage la lenteur des jours que je passerai penché au-dessus des feuilles à accomplir mon devoir de scribe, alors se détacha des ombres mouvantes la silhouette d’un fauteuil dans lequel, à l’évidence, se tenait mon Annibal.

Il leva le bras sans en bouger, esquissa un mouvement des doigts pour me faire asseoir. Un siège semblable au sien lui faisait face. Deux ! Je n’aurais pas imaginé que notre antichambre pût bénéficier de telles commodités. Le bien-être, il est vrai, était notre lot : aussi bien chez mon père et chez les Scipion précédents au repos dans l’hypogée que dans la famille d’Annibal dont les nombreuses villas, un rien ostentatoires, avaient comme on dit le confort moderne, notamment des toilettes séparées des salles de bains de manière qu’on pût « faire pipi tranquille » comme aimait le faire remarquer Mademoiselle. De même chez Silvia. Idem pour Annushka. Ah, ce plaisir si doux ! Ces gentilles facilités ! Tout cet argent, ces tapis, ces fourrures et ces ivoires. Ah, les lustres de cristal et leurs petites bougies posées par nos gens de maison dans leur corolle de nacre ! Je m’assis donc comme je faisais partout, sans m’étonner, content de tout. Annibal avait bien organisé les choses. L’époque, il est vrai, nous était encore favorable.

« Bien ! » dit-il d’une voix forte.

Bien quoi ? J’avais pu me libérer. Me libérer ? De Toast. Enfin, pas seulement… d’autres choses, aussi. Ah bon… et desquelles ? De Silvia, par exemple. Silvia, une chose ? Hou là là… je jouais sur les mots alors qu’il me tendait une perche, allons, allons ! Soit. Alors quels genres de colifichets pendouillaient de ladite perche, hein ? Quelles baudruches ? Je n’étais pas descendu — que disais-je ? — je n’avais pas grimpé à pied dans la nuit noire ou presque, puis glissé tout du long comme deux fois v pour des nèfles. Et puis, comment allions-nous faire pour remonter ? Peut-être pas. Peut-être pas quoi ? Remonter. En voilà une bonne ! Allions-nous donc rester là et nous faire apporter des rafraîchissements ? Quelques fruits, aussi, histoire de grignoter. Pourquoi pas de ces dattes égarées sur la spirale ? Ah, la spirale… pas mal la spirale, non ? Fierté ! Honneur aux géomètres ! Surtout pour quelqu’un qui picore son confit de coing au miel en partant du bord de l’assiette à une vitesse constante de manière à tourner en rond pour finir pile au centre. Pure spirale d’Archimède dans les deux cas ! J’objectai qu’on me l’avait souvent reproché, enfant.

« Je sais, ô Scipion, fit doucement Annibal en penchant le torse, et aussi combien c’était injuste car tout ce temps le miel a coulé dans le creux de l’assiette. C’est là qu’il repose avec le jus de citron pour donner le meilleur de son goût. Mais c’était quand nous étions à table en cuisine et qu’on nous enseignait les bonnes manières pour quand nous aurions droit à celle de la salle à manger, la grande table rectangulaire au bout de laquelle siège Cornelia lorsque ton père est parti en voyage d’affaires. Mademoiselle, qui se contentait de la cuisine avec nous deux, voulait après tout notre bien. Maintenant, tu peux bien faire comme tu veux et revenir à la sagesse antique de l’enfance. Au camp, au bivouac de montagne, au beau milieu de la bataille navale, nous n’aurons pas ces facilités. Les semonces, les punitions, seront d’un autre ordre. Profite bien du temps présent. De grandes équipées nous attendent. Sache-le. »

Annibal avait marqué un point. Il n’y aurait pas de bataille navale et le bivouac, bien qu’alpestre, s’avèrerait d’un genre peu militaire, mais bon… « Tu vois, ajouta-t-il en souriant sans se moquer, eh bien, nous y sommes. Miel. Citron. (Il déplia le pouce puis l’index pour compter jusqu’à deux, le pouce pour le miel, l’index pour le fruit.) Tous ces après-midis à rêver sous le figuier, les petites assiettes préparées pour nous seul par la Twinton. Rien que nous sans surveillance. Il ne faut jamais l’oublier. »

Tope là ! Jamais !

Après quoi, Annibal enfin rasséréné, nous devions passer aux choses sérieuses. Et ces choses, enfin… la chose sérieuse, se rapportait aux sentiments que nous éprouvions pour les filles. Pas simplement à cela, d’ailleurs. La passion en était le vrai sujet, la chaleur de l’esprit qui monte aux joues. Et puis les filles, à proprement parler, se consomment au bordel, à côté des éphèbes, qui sucent mieux pour un prix fixe. Quel dommage d’ailleurs, on aimerait plutôt les séduire que les payer. Enfin… Annibal s’agita dans la bergère rien que d’y penser, et ses yeux, par un artifice de pur théâtre, brillèrent comme si on avait passé une bougie derrière deux orifices cerclés de cuivre. Nos amoureuses étaient des jeunes filles. J’avais déjà corrigé dans Toast à chaque fois que c’était nécessaire, je tiens à le préciser sans animosité ni condescendance envers Annnibal qui rédigeait comme un cochon, même beaucoup plus tard au faîte de sa gloire ses lettres au consul de Rome. Les jeunes filles avaient droit à un patronyme, voulait-il dire, et l’exaltation dont elles étaient la cause n’allait pas dans le sens de la lucidité. Aucune pondération n’était permise. Aucune fatigue. Et zou !

« Cet amour-là, lâcha tout à coup Annibal pour s’expliquer, a besoin de nous pour durer. L’autre, le désir charnel, est un artifice, une faim qui s’épuise d’elle-même, d’abord quand l’appétence est satisfaite, ensuite quand la vieillesse dessèche le corps tout entier. »

Les pieds d’Annibal s’agitèrent ; ses sandales glissèrent de droite à gauche sur le sol. Il laissa aller son dos dans le fond du siège. Ces généralités me donnaient des frissons. Je préférais de loin la taie froissée de mes oreillers, la tiédeur irrégulière de Silvia, parfois presque chaude et, puisqu’Annibal avait cru bon de rappeler le mouvement de la cuiller dans l’assiette, la façon dont je trempais le pouce dans le miel et l’index dans le cœur du citron sitôt Twinton le dos tourné. Il n’y avait là ni loi, ni impératif ni observance, pas plus pour le cou de Silvia aimé en dépit des appétences, que j’aimerai jusqu’à la vieillesse et longtemps après au-delà du tombeau, que pour mes doigts indiscrets séduits par les pots remplis de matières onctueuses et les fruits murs à la peau épaisse.

« J’aime Annushka », affirma-t-il. Puis, les mains à plat sur les bras du fauteuil : « Je l’aime d’amour. Et pourtant, je ne prétends pas la connaître, enfin… pas parfaitement. »

Moi idem avec Silvia. La redondance d’un côté ; de l’autre l’aveu d’ignorance.

« Tant mieux, tant mieux, répéta-t-il rassuré, je préfère que nous soyons à égalité sur ce point. »

Bien bien bien.

« Et… comment pourrions-nous faire ? Je suis à court d’idées. C’est pourquoi nous sommes ici. Quant au naufrage… pfft ! La barbe ! »

L’idée vulgaire d’un échange glissa sournoisement sous la voûte de l’antichambre. C’était à peine un bruissement d’ailes, presqu’une vapeur impure, mais elle glissa tout de même avec assez de netteté pour que les ombres de Silvia et d’Annibal se détachassent d’un côté, et celles d’Annushka et de Scipion de l’autre. Et puis, comme l’idée du troc était tentante bien que barbare, lesdites ombres osèrent furtivement épouser les formes floues et indécises de Scinnibal et d’Annipion circonvenant Annushvia et Sylnnushka, sur quoi une petite divinité des Enfers, un esprit mineur préposé au balayage des ordures ménagères qui ressemblait à s’y méprendre à l’homme de ménage du bordel de la via Consolare Pompea, repoussa ces créatures difformes dans un cul-de-basse-fosse.

« Je crois, dis-je en regardant disparaître ces funestes créations de l’esprit, que mieux connaître les originaux dont ils sont faits ne serait d’aucun secours.

— Je ne pensais pas aux bénéfices », renvoya Annibal qui avait pu être séduit par l’idée vulgaire.

Je le trouvai hâve et peu convaincu par ses propres paroles, bien qu’il s’efforçât de bomber le torse, comme si chercher ensemble des avantages impliquait une complicité qu’il condamnait d’avance.

« Et ceux qui viennent de tomber dans le trou, ces monstres, ces apparitions, ces traîtres, crois-tu qu’ils avançaient dans une direction dont nous aurions pu tirer parti, rien qu’un peu ? »

J’essayais de tirer le meilleur de cette situation embarassante. Vraiment rien de plus. Les oublier, faire comme si de rien n’était, risquait d’être pire que le déni.

Annibal fit signe qu’il ne le croyait pas plus que moi d’un curieux petit mouvement du pied, comme pour chasser un caillou de sa sandale. Le mélange des genres était une mauvaise chose, l’idée que nous pourrions nous dissoudre et fusionner une erreur. Il considéra que tout nous était déjà donné, que nous étions ce que nous étions sans mélange, que ces spectres d’indiquaient rien de bon ni d’utile, que nous ne ferions désormais qu’entortiller et désentortiller nos amours respectifs sans y toucher, en faisant des bruits innocents comme avec les papiers sulfurisés qui protègent les sucreries. Le premier ravissement passé, les délices et jusqu’aux affres feraient comme bon leur semble. Les bonbons, croquants à l’extérieur, fondraient tout seuls jusqu’au centre, doux, espiègles et moelleux. L’amour nous resterait un court instant dans la bouche jusqu’au bonbon suivant. Nos doigts s’agiteraient vainement à froisser chaque enveloppe le temps bien court de la dissolution.

« Comme je voulais le suggérer, comme j’essayais tout au moins de le faire, dis-je pour élever le débat, une fois le faucon lâché, il faut bien qu’il s’envole. »

Annibal objecta que je n’avais rien suggéré du tout, ni ça ni autre chose. Je répondis que j’avais tracé une ligne irrégulière du bout du pied dans la terre devant moi, laquelle, pour dire simplement les choses, signifiait que les dés étaient jetés. L’amour choisit toujours le chemin le plus long pour aller d’un point à un autre sans se soucier de notre avis. Et quand l’amour géomètre a pris son envol, rien ne peut l’arrêter.

« Quel rapport ? s’enquérit Annibal.

— L’amour évite d’aller droit au but.

— Mais non.

— Que si. Tellement, à vrai dire, qu’il s’embarasse d’inutiles bagages    et s’arrange pour reculer de la manière la plus embrouillée qui soit. Il va vêtu d’oripeaux et détruit tout sur son passage jusqu’à obtenir satisfaction.

— Et…?

— Exaucé, il minaude comme un vainqueur qui ne sait que faire pour chasser l’ennui une fois l’ennemi à terre, les traîtres châtiés et les honneurs rendus.

— Mmmh…

— Amour, froidement résolu à trouver les moyens d’exprimer sa conviction qu’il est dans le vrai, fait de son mieux pour…

— C’est donc, Scipion, qu’il est un despote !

— Pas moins ! L’amour est sans cesse satisfait de lui-même. Il impose sa loi aux autres et s’en exempte en tyran sans avoir à rendre de comptes.

— Quelle farce ! »

Annibal était déçu. Il se leva, chassa de son esprit de vagues souvenirs de lectures — celles imposées par nos maîtres aussi bien que les plus extravagantes, suggérées par Cornelia —, effaça mon dessin du bout du pied, tournicota autour de son siège, s’avança vers moi avec un rien de menace au fond des yeux. Puis, Dieu sait pourquoi, il me sourit, s’installa mollement de biais sur l’accoudoir laissé libre et passa une main dans mes cheveux pour se reposer de ses hésitations.

« Elles vont te perdre, ces boucles, mon ami. Fais bien attention. »

Et cette chaleur qui monte aux joues ? Nous étions descendu le long de la spirale pour en parler.

La première fois que je l’avais vue en enfant amoureux au bord de la mer, Silvia avait correspondu sans attendre à l’idée que je me faisais alors de la perfection. L’idée n’avait pas beaucoup changé depuis, soit que le visage et les manières de Silvia l’eussent définitivement fixée à l’instant précis de son apparition sur la plage, soit que l’idée eût été la plus forte et eût au contraire forcé Silvia à lui prêter la vivacité assurée de sa marche sur le sable, la blancheur de ses paumes et les mouvements félins de sa nuque. Comment savoir qui, de l’apparition terrestre ou du modèle idéal, avait fait le travail ? J’avais le sentiment qu’Annibal, qui avait connu Annushka dans des circonstances similaires, pouvait se poser la même question, ou, sinon la même exactement, tout au moins une variante qui faisait de la jeune fille au prénom slave tantôt une abstraction idéale parfaitement incarnée, tantôt un être périssable visité d’en haut.

 

Toast devait identifier le coupable. Les jeunes filles s’étaient-elles rendues conformes à nos attentes pour la simple et bonne raison que nos attentes les avaient-elles façonnées telles que nous les avions imaginées sans qu’elles eussent à participer le moins du monde ? Ou bien avaient-elles été manipulées par des forces supérieures avec lesquelles elles avaient conclu un pacte pour nous circonvenir ? Qui étions nous, d’ailleurs, pour nous laisser prendre avec autant de bonhommie ? Étions-nous plus naïfs que nous n’aurions été disposés à l’admettre ? Avais-je jamais été autre chose qu’un enfant amoureux ? Aux Enfers, il me semblait que non, que mon penchant pour Silvia m’avait au contraire toujours accompagné comme une seconde nature que telle ou telle expérience parfaitement contingente avait pour rôle de renforcer, de manière que cet amour, plus qu’une visitation d’en haut, prenait sans cesse les apparences d’un lent dévoilement intérieur, d’une progression de moi-même. J’espérais qu’il en était de même pour Annibal et que la tyrannie de l’amour lui paraîtrait enfin naturelle et intime plutôt qu’extérieure et imposée.

« Mais pas du tout… », objecta Annibal qui lisait souvent mes pensées sans beaucoup d’efforts, rien qu’en m’observant mon front ou le croisement de mes jambes, « … enfin c’est comme tu veux. »

Quelle paresse ! Voilà qu’il s’en mêlait en rapetissant la tâche, comme si nous avions été incapables de l’accomplir, comme si le remède était hors de notre portée. Même en cela il mentait, feignant assez mal l’indifférence, car ce qui serait dit plus tard après notre mort lui tenait à cœur comme il le montra à Rome en faisant disparaître les pièces à conviction, en payant pour qu’on témoignât faussement, en récrivant notre histoire à mon insu. Cela incluait indéniablement tout ce qui concernait « les jeunes filles » et la manière particulière dont nous avions été conduits à les aimer.

Ce que je voulais, moi, qu’il comprît dans l’antichambre, était ni plus ni moins que l’amour, croyant un bref instant au repos du vainqueur, se prépare en toute connaissance de cause à souffrir sans mesure, et que la souffrance qu’il s’inflige lui est consubstantielle. Aimer promet de grandes peines, et l’amour, fidèle à sa nature, tient toujours cette promesse-là. Nous n’en savions rien encore, et aucune introspection de nos sentiments n’aurait pu nous renseigner sur le chagrin, la désillusion, ou le désir de vengeance qui pourraient un jour les abîmer. Nous étions l’un et l’autre dans un état de pure béatitude. Même dans ce vestibule où il semblait qu’Annibal nous avait conduit pour devancer l’appel et observer les déchirements et les sanglots qui s’augmenteraient un jour d’eux-mêmes avec une déconcertante facilité, même là, nous étions aussi naïfs et comblés qu’on pouvait l’être à ciel ouvert, chez l’un ou chez l’autre, dans le confort rassurant de l’atrium.

« Il n’y a pas que cela, dis-je alors qu’Annibal lâchait mes boucles.

— Que quoi ?

— Que l’amour… l’amour tout seul. Il y a d’autres épreuves.

— Et…

— D’autres épreuves qui compliquent… comment dire… qui jettent le doute. L’amour, bien que nu, ne chemine jamais sans escorte. »

J’espérais le convaincre que la promesse de bonheur qui accompagne le sentiment amoureux, secourue par l’image de la personne choisie convenablement placée au centre du bien-être le plus parfait, avance avec des projets. Une fois assurés que notre amour est partagé, nous ne pouvons concevoir ce confort sans le décorer d’accessoires. Toutes sortes de résolutions et d’entreprises interviennent auxquelles nous voudrions que l’amour participe. J’y avais souvent pensé sans jamais lui avouer, après que Silvia m’eût promis de m’accompagner un jour à Rome et, une autre fois, de partir avec moi plus loin encore vers une destination assez vague qui laissait sous-entendre que l’air de la montagne nous ferait du bien à tous les deux. La première fois, je l’avais assise en pensée avec son air farouche, son dos droit et ses yeux merveilleusement clairs, dans un compartiment de train ; j’avais fait reposer sa nuque sur un petit carré de coton blanc fixé à l’appui-tête par du velcro. La deuxième, j’avais glissé ses pieds pédicurés dans de grosses chaussettes de laine, puis dans des chaussures de ski, et admiré avec elle la simplicité virginale d’une pente neigeuse merveilleusement blanche.

Mais, après tout, pourquoi ne pas renoncer et rester assis comme nous faisions maintenant ? Pourquoi chercher à tout prix un divertissement ? Annibal voulait qu’Annushka l’accompagnât partout, surtout à Rome, alors même que ses projets manquaient encore de précision et de maturité. Il était fort douteux qu’il fît en cela preuve de sagesse ; peut-être de courage, mais le courage est là pour surmonter la peur, et la peur, pour peu qu’elle dût être partagée avec Annushka, abîmait considérablement l’image si parfaite que l’amour lui en avait donnée. Annushka ne pouvait avoir la bouche sèche, ni trembler ; ses yeux ne pouvaient s’ouvir en grand autrement que sous l’effet d’une surprise délicieuse. Cette peur d’Annushka compromise dans des évènements fâcheux qui échapperaient un jour à la volonté d’Annibal, et en vérité à celle des petites gens qui prendraient son parti avant de le trahir, était encore imprévisible. Les Enfers ne s’en souciaient guère et n’offrirent rien, ce jour là, en termes de prophéties. Il aurait fallu travailler et dessiner nos projets avec plus de fermeté. Peut-être aurions-nous pu alors choisir une direction différente de celle qui serait bientôt prise. Nous étions trop jeunes — dix-sept ans à peine, je l’ai déjà dit deux fois —, c’est pourquoi je lui suggérai un échange dont nous pouvions tester sur place les bienfaits en restant tranquillement au frais avant de remonter à l’air libre (comment ? c’était une autre affaire).

Au lieu de déplorer que la fureur de la chair est insatiable et que la pureté abstraite de l’amour envisagé sous un angle cérébral exige sans cesse une contemplation, pourquoi, ô Annibal, ne pas tenter le contraire exactement ? Une fureur contemplative et une pureté gourmande… Et comment mieux le tenter qu’en décidant qu’il en était ainsi sans rien faire pour commencer, en restant assis dans nos bergères ? Personne, aux profondeurs, n’aurait pu déjouer cette amorce de stratagème.

Nous voilà donc tous les deux à nous dire que la fornication est rêveuse et la pureté de nos amours sans cesse en mal de renouvellement, que la chair est appliquée et le dévouement tumultueux. Non seulement cela, mais il semble même que nous en soyons vite convaincus par la seule force que nous prêtons à la nécessité de l’être. C’est un début. Nous rions. Un petit esclave noir, espiègle et trotinneur, apporte des dattes. Le préposé aux ordures ménagères qui, c’est certain, doit être le jumeau de l’homme de ménage du bordel de la via Consolare Pompea, disparaît à sa suite en courant, sans aucun doute pour aller détruire d’autres spectres. Les efforts que nous devons fournir réquièrent une abnégation plus grande encore que celle dont il faut faire preuve pour descendre à la W dans l’entonnoir et passer par le chas d’une aiguille. Si nous parvenons à nos fins, d’autres pourraient essayer de nous imiter. Mais nous ne voulons pas donner l’exemple. Comme deux fois v avec l’entonnoir, nous voulons être uniques et que cette exception fasse l’objets d’éloges et de flatteries que nous pourrons mépriser ensuite si bon nous semble. Car il faut faire preuve d’une telle insolence pour prétendre que la chair s’adonne à la méditation et que le sacrifice d’un cœur pur est intempérant, qu’il nous semble que tout est permis, notamment traîner la vérité dans la boue. Rien de plus naturel.

Nous voilà donc — j’y tiens — en pleine tempête, prêt à démâter. Le vent ici, ne se tait pas — que non ! — et nous insistons comme les sophistes, les rhéteurs et les habiles de toutes sortes, qu’il suffirait de laisser de côté les affaires courantes pour que l’humanité fasse un grand pas une fois la distinction entre amour et plaisir bien pensée. Nous sommes pris à notre propre jeu, les premières victimes de ce crime contre l’esprit qui consiste à inverser les rôles respectifs de la concupiscence et du désintéressement, de façon que les dattes apportées par l’esclave sont un repas de dupes et nos échanges d’une indigence indigne.

Le visage d’Annibal est auréolé d’une lumière tantôt verdâtre, tantôt rougeoyante. Une odeur de miel et de souffre s’échappe à chaque nouvelle parole. S’il m’observe avec autant d’attention, c’est peut-être que j’offre le même spectacle et qu’il subit les mêmes effluves. Comme nous avons pris la décision à la va-vite et que nous traversons une période d’intempérance, nous nous satisfaisons de toutes les erreurs, des grandes comme des petites. Cette différence de taille n’est d’ailleurs qu’une question de point de vue ; ce qui est infime aujourd’hui sera à ce point démesuré demain que nous auront l’air d’insectes devant le volume de nos inepties.

Cette satisfaction était tellement à l’opposé des sentiments qui nous avaient conduit tous les quatre à Vulcano qu’il aurait suffit d’un incident pour nous réveiller de notre torpeur sophistique. Mais rien n’advient jamais aux Enfers sinon la morne répétition du même, et le vestibule qui y conduisait ne déparait pas le paysage, les façons abruptes de ses habitants, le goût des fruits importés, l’odeur et la texture des matériaux volcaniques. Tant et si bien que ce banquet à deux nous profita, si j’ose dire, négativement (à en juger par ce qui arriva par la suite). Il permit de dresser une liste des poncifs sur la passion amoureuse nés de l’inversion dont nous étions si fiers. L’abnégation fornicatrice, la tentation béate… les créatures se succédèrent sans interruption sous nos yeux satisfaits, parées des habits les plus contradictoires, auréolées du plaisir qu’elles prenaient par cette incarnation à satisfaire une prétention très sotte en défilant sur le proscenium avec force déhanchements et regards froids. Elles nous considéraient soit de haut, soit de travers ; un mélange des deux leur donnait parfois un drôle d’air vide.

Je livre tel quel, sans fioriture, un aperçu de la procession.

L’amour absolu entre le premier, interprété par une prima donna défraîchie — on notera une inflammation de la cornée et de mauvaises jambes mal cachées par une tunique bleu pâle inconvenante. Cette femme, meurtrie dans son jeune âge, dont on devine sans peine l’ancienne beauté, s’est lamentée sans fin d’un amour déçu en s’adonnant au pire des vices pour glorifier cette passion solitaire : l’abstinence. Puis, lassée de sa fierté mélancolique et suivant les conseils d’une catin qui prenait d’importants pourcentages, elle s’est payé des mignons. Des petits mignons bien frais.

Rien de tel, bien sûr, pour augmenter la tristesse une fois le mignon consommé. Que faire ? Un nouveau mignon. Et retristesse. Alors quoi ? Un autre, plus mignon encore… deux, trois, quatre, une foule de choupinets. Bon… la triste créature est suivie d’un couple qui pénètre dans le vestibule d’un air absent pour introduire un contraste. Pas n’importe quel couple : un couple de jeunes gens parfaitement assortis, le genre de petits cocos dont on confie à son voisin de table qu’ils sont faits l’un pour l’autre, n’est-ce pas, mon cher ? La façon dont ils se prennent par la main, dont leur regard tout intérieur ne saisit qu’une chose : l’autre, c’est-à-dire soi-même puisqu’ils ne font qu’un ; leur manière de s’arrêter quand cet autre le veut et de reprendre la promenade si le désir de continuer s’affirme par une petite pression du doigt ; l’odeur de l’automne ; la lente migration des nuages ; le mimosa jaune vif qui coupe net le ciel bleu de prusse… Tout cela est simple et beau, d’une insouciance crispée prête à rompre. Ils laissent la place à l’amour de soi qui voyage seul et traîne derrière lui un coffre dont le poids l’oblige à réclamer de l’aide. Négrillon se propose et le renverse avec maladresse. Qu’y a-t-il dans cette grosse boîte que le jeune admirateur de lui-même fait sembler de cacher pour mieux révéler au public sa vaste collection ? Des effets plutôt communs dont la fonction est d’attiser les affres de la contemplation. Pas un seul miroir puisque l’espoir du baiser à soi-même à poser sur la surface réfléchissante dudit miroir inspire à force de répétition une quiétude proche de l’euphorie. Le miroir est dans l’âme, qui se passe d’accessoires. Quelques toges bien coupées, des affaires pour le bain, des crèmes, des onguents à base de résine, des huiles, un petit short. Vient ensuite un érotomane à l’air absent et fatigué. Les cernes sont jaunâtres, les mains molles, le dos voûté. L’œil perpetuellement inquiet s’est figé dans la contemplation de vastes espaces vides. Qu’y avait-il avant pour les remplir ? De charmantes attaches — poignets, chevilles —, des décolletés calculateurs, le galbe d’une hanche, et, puisqu’il le faut bien, des vulves de formes et de couleurs diverses, du rose pâle au brun châtaigne, l’obsessionnel sacrifiant l’inattendu sans hésiter. Les approximations le gênent, les malentendus lui font peur. Rien ne vaut tant à ses yeux que l’assurance d’une bonne débauche célébrée comme un office. Il s’enfuit, poursuivi par l’hermaphrodite.

Lequel s’arrête et s’expose avec pudeur. La poitrine juvénile, les cuisses presque athlétiques, le regard soucieux de ceux à qui la nature a joué un tour — nous sommes troublés, Annibal et moi, plus encore que nous n’oserions l’avouer. Le voilà qui s’assied, que ses lèvres s’entr’ouvent sur des dents toutes petites, que ses fossettes se creusent parce qu’il va dire quelque chose de drôle, qu’il pose par fatigue sa tête entre ses mains, la rondeur des muscles à peine soulignée par ce minuscule effort d’enfant. Que penser sinon que ses plaisirs sont difficiles parce que contradictoires, que la tentation est grande dans son âme d’accéder un jour à une béatitude jusqu’ici refusée, que… ?

4

 

 Silvia s’avança à son tour et une honte immense me saisit à l’idée que je pouvais l’avoir déçue. Je crus d’abord à un spectre — par indulgence pour moi-même, rien d’autre ne peut expliquer cette faiblesse. C’est simplement qu’elle avançait avec lenteur dans la pénombre. Sa tunique flottait inexplicablement autour des jambes et des épaules. J’avais osé ; la forme de son jeune corps, pâle, opaque et précieuse, venait me le reprocher.

 

 

L’apparition me fit craindre en ordre croissant la justesse de ses remontrances, l’annulation du projet que nous avions fait de monter à Rome pour nos dix-huit ans, l’exil, l’exécution du coupable. Nous étions après tout en haut lieu et une rétribution était possible, un jugement sommaire, ou plus simplement un coup du sort.

J’aurais voulu par lâcheté m’endormir dans des draps frais sous l’effet de la fatigue, d’une fumée aux vertus lymphatiques, de l’ennui ou de la satisfaction d’une journée durement menée à son terme, peu importait quoi du moment que j’eusse été une victime et qu’une cause extérieure eût contraint ma volonté. Je rêvais d’être lavé et songeur, ou alors perdu dans un vaste corps perclus qu’une bonne âme aurait pu prendre en pitié. Il eût été terrible que Silvia circonvînt Annibal et qu’ils me prissent sans façon par le bras pour m’obliger à quitter mon siège, à me tenir debout devant eux sans baisser les yeux de façon à faire la morale à un Scipion pris in flagrante, comme on fera plus tard aux pires moments de la déconfiture avec les petites frappes de la pire espèce, et même qu’ils l’eussent prévu avant notre départ de Messine. J’y pensai, tout à coup, dans un de mes rares moments de pessimisme. Pourquoi ne pas le craindre ? Le double jeu était possible, la fausseté, l’odeur de relent des coulisses. Tout l’était, ou peu s’en faut, les pires jugements et les pires infidélités plus encore que le reste. Ils auraient su comment mentir, prévoir ensemble la fausse disparition d’Annibal, profiter de l’absence de Mademoiselle Twinton qui ne nous accompagnait plus à Vulcano depuis un an déjà et me laissait volontiers grimper seul la paroi du volcan. J’en étais arrivé à cette confusion. Une formidable érosion des contours, non seulement du spectre, mais de mon ami, des bergères et des parois du vestibule, menaçait de s’étendre au sol au point qu’il semblait maintenant devenir sableux, fait d’une multitude de grains fins comme de la poudre. Nous vivions les uns sur les autres, le spectre, Annibal et moi, si proches que nous nous serions touchés à sortir les mains de nos poches. Je n’osai bouger et d’ailleurs ne bougeai point, saisi par la peur et le remords, déjà victime d’une rancœur envers l’ancien moi qui s’était ingénié un court instant à faire de Silvia une créature dont la pureté suscitait une vile gourmandise, prête à défiler avec les autres.

Tout cela était ma foi funeste — funeste et confondant, car, c’était vrai, on l’aurait mangée volontiers. Il eût été ridicule de s’en cacher. La voir, la voir habillée, provoquait un tremblement de l’esprit, un trouble, une délicieuse malfaçon des sens qui tous convergeaient vers la nudité pudique de son visage mignon à croquer lorsqu’il s’offrait au monde sans qu’elle eût rien d’autre à faire que sortir de chez elle pour déambuler librement dans Messine. L’odeur sucrée des joues, le duvet du cou, ses microscopiques plumules presque immatérielles, le vert doré de l’iris ; on se serait plaint à bon droit que d’autres joues, d’autres nuques et d’autres yeux ne les eussent point jalousés, péchant par placidité, manque de curiorité, et finalement, avouons-le, par sottise. On connaissait Silvia à la vue, à l’ouïe, au toucher, au goût, comme on connaît un jeune animal privé de parole. Ceux qui ignoraient tout de la saveur particulière de sa peau auraient pu la deviner à l’odeur. Son être social en était fait, tout autant que l’intime. La frontière entre les deux était si ténue, variable et incertaine, qu’elle exhalait parfois en public le parfum qu’elle réservait d’ordinaire à son père, une odeur simple de bon savon, de sorte qu’on lui trouvait là, au milieu de la foule, au bal, à un dîner, dans la montée d’un escalier, une franchise droite et spontanée par ailleurs insouponnée. En quoi elle dominait Alessia sur le chapitre aromatique. Alessia sentait le savon en présence de son papa et passait à la réglisse et au cuir de Cabochard pour la Twinton seule dès qu’il s’absentait pour voyage d’affaire, sans jamais oser le mélange. Silvia était retorse, moins tranchée. Fâchée, elle sentait l’ortie, même devant Tancrède qui s’en nourrissait et l’aimait, cuite, pour son goût de poisson. L’ambre m’était réservée sans qu’elle dérogeât jamais à cette règle. Elle régnait naturellement par les odeurs comme d’autres par les muscles ou la parole. Les imbéciles la jugeaient facilement superficielle. Il suffisait alors que Silvia ouvrît la bouche pour que ses petites imperfections de langue, ses hésitations, la ponctuation facétieuse de ses phrases trop longues, les fissent changer d’avis. Elle s’autorisait toutes sortes de commentaires, de notes, d’apartés, de parenthèses explicatives parfois difficiles à suivre, et le public qui l’aurait jugée idiote et ravissante l’instant d’avant la jugeait sans transition digne de leur attention, s’attardait aux détails d’une remarque qu’elle avait faite, retrouvait soudainement le fil conducteur de sa prose contournée. Précisément parce que Silvia imposait un silence de bienséance une fois sa sortie terminée et que tel ou tel qui avait tenté de suivre son raisonnement revenait sur un détail qui l’avait frappé sans pouvoir le rattacher à l’ensemble, comme on fait avec un trait de pinceau sur un tableau sans voir tout de suite quel rôle il joue dans la composition prise comme un tout, à cause de cela, le temps d’une question personnelle posée sur ce détail qui avait surpris, on la trouvait de nouveau ravissante et exquisément odorante.

 

Ce privilège d’être écoutée finalement sans trop d’efforts, comme si les contradicteurs avaient été frappés de mutisme, résultait d’un long processus d’exclusion des sœurs mort-nées dont il était défendu de parler, et d’autres, vivantes et moins belles, qu’on se gardait de trop montrer, mais aussi de révocations de nourrices, de destitutions d’officiers aux regards insistants, et d’ostracismes divers qu’elle avait vigoureusement approuvés, debout à côté de son père, un peu raide à cause de son jeune âge, mais sûre de son jugement.

Autrement dit, Silvia était superbement seule sur le devant de la scène : en ville, chez elle, aux Enfers, peut importait où, bien qu’elle prît à l’occasion des airs de femme perdue en mal de compagnie. Cette solitude qu’elle promenait à ses côtés comme une présence supplémentaire pénétrante et invisible lui donnait un air supérieur, l’air de ceux qui renforcent leurs positions sans s’abaisser aux calculs et aux faux-semblants, en laissant faire l’aura qui entoure leur corps et les précède de quelques secondes dans leurs déplacements. Ces sœurs mortes dans le ventre de sa mère, les autres, vivantes, qui n’avaient ni son charme, ni les faveurs de leur père, Silvia les ignorait sans méthode ni animosité, avec naturel, à n’importe quel instant de la journée. Elle passait la tête haute devant les urnes déposées dans le vestibule de la maison familiale, croisait froidement la cadette de retour de l’école, implorait les mêmes dieux que ses sœurs pour obtenir les mêmes faveurs, faisait les mêmes offrandes, prenait les mêmes repas, offrait un sourire à l’aînée, mais sans bonté. Il n’y avait là ni résistance ni obstruction dont le but aurait été d’empêcher le travail d’une passion trop forte ou d’un penchant naturel, soit pour la malveillance, soit au contraire pour la générosité. Silvia ne cherchait à contenir aucune passion pour la simple raison que rien n’aurait pu menacer ses prérogatives. Il aurait été inutile de combattre cette froideur et cette distance naturelles qui disaient à qui voulait bien s’en soucier qu’elle avait tous les droits. Il en était de même aux Enfers où elle jouait à la perfection le double rôle de l’ingénue un rien farouche et de la femme instruite des règles à suivre au séjour des morts. Nous la vîmes, Annibal et moi, glisser sans bruit de l’avant-scène vers le parterre, d’un pas leste et réfléchi, comme elle aurait fait chez elle, avec une parfaite maîtrise des convenances. Nous ignorions quelles formes il fallait respecter. L’idée même du protocole n’était-elle pas déplacée ? Les morts se soucient-ils de l’étiquette ? Silvia suggérait que oui, que l’étiquette comptait toujours et partout ; je sentis l’ambre de sa peau effleurer mes narines.

Contrairement à mes attentes, Silvia s’approcha donc de nous sans manifester d’animosité ni de surprise. Elle tenait à la main une tige de sureau dont elle avait fait un mirliton le temps de la montée. Peut-être avait-elle aussi nasillé un air le temps de la descente, une petite mélodie que j’espérai cordiale et légère. La fraîcheur de son teint, le parfum de l’ambre, le sac qu’elle avait pris avec elle en quittant la plage au pied de la falaise et qu’elle déposa à ses pieds dans la poussière, cette façon élastique de marcher quelle que fût sa destination, étaient du monde d’en haut. Comme une plante qui propulse au loin ses graines à des fins reproductives, Silvia projetait conseils et injonctions avec une violence infantile ; par exemple, au moment où elle entra dans le vestibule aux bergères, l’ordre de se lever. Nous nous levâmes, bien sûr, comme un seul homme (selon l’expression consacrée qui marque la spontanéité du geste commun, et non par complicité). Nous lui fîmes les honneurs du lieu, l’invitant à prendre place dans un troisième fauteuil apporté derechef par Négrillon.

Il fallait être fort, montrer qu’on l’était sans artifice, parler avant elle, tout cacher de notre conversation. C’était mon rôle et je me soumis volontiers à cette nécessité. Gardant assez mal le secret, encore étourdi de la liste des poncifs sur l’amour et le désir retournés l’un et l’autre comme de pauvres gants, je lui souhaitai la bienvenue. C’était curieux… je ne l’avais jamais fait. Silvia entrait chez moi comme elle faisait chez elle depuis toujours, sans frapper ni regarder les domestiques, à la différence d’Annibal dont Annushka pouvait éprouver la patience dans un hall d’entrée aux allures patriciennes et qui entrait sur la pointe des pieds là où il aurait dû pousser les portes d’un geste bref. Silvia traversait l’enfilade des antichambres, longeait les couloirs, poussait les rideaux d’une main ferme, entrait dans ma chambre et s’y posait, parfois près de la fenêtre qui s’ouvrait sur un aloès presque bleu, charnu et tranquille, ou alors sur le lit, mais au bord, en équilibre, les jambes croisées.

Ces façons si naturelles et comme immémoriales étaient inséparables de l’image que je gardais d’elle en son absence. Lorsque nous étions ensemble, parce que je l’avais rejoint près de la fenêtre ou au bord de ce lit, il fallait un effort immense pour que son port de tête, l’abandon enchanté de son regard qu’on eût dit causé par un sommeil surnaturel, fussent conformes à cette image. Toujours un détail troublait la ressemblance : un mouvement de la main vers une mèche échappée du peigne, l’effacement de son sourire suite à une remarque malhabile que j’avais faite. Cette deuxième Silvia, prosaïquement présente à mes côtés, moins parfaite pour être faillible et sincère, faisait preuve d’une certaine distance, quoique d’une distance fortuite, dénuée de mauvaises intentions, et dont j’étais seul responsable. La différence était troublante au point que je préférais parfois penser à elle que la voir vraiment. L’attente de sa venue, pourtant si douce, causait alors une peine. La Silvia reconstruite faisait preuve de tempérance ; elle semblait s’efforcer à une sobriété et même à une retenue des désirs pour éviter de paraître excessive. Il n’en était rien en réalité, le manque d’audace étant dévolu par la vraie non aux désirs mais aux espoirs, qu’elle considérait dans la vie réelle avec prudence, parfois même avec crainte. La Silvia façonnée par mes soins, la femme spectrale et lumineuse que je retrouvais assise à la fenêtre ou au bord du lit, parfois allongée sous les draps lorsqu’on avait raccompagné la vraie chez elle, était sage par solécisme, par l’emploi fautif d’un trait de caractère existant ailleurs dans son esprit, mais que j’avais déplacé à ma convenance en mauvais grammairien.

Silvia, je l’avoue, n’étonnait en rien. Si j’épiais ses écarts, de manière qu’un continent nouveau se dévoilait à l’improviste, où les manières autochtones faites de fautes de goût, d’erreurs de syntaxe, de dégradations des mœurs et de délicieux abus de langage, recelaient toutes sortes de petits bonheurs autant que de déceptions incroyablement diverses, si jamais une faiblesse ou une surprise trop fortes se dessinaient, tout rentrait aussitôt dans l’ordre. C’était, sur le champ ou presque, comme rester au coin du feu, ajouter une bûche, recevoir au Réveillon. Autant de choses simples desquelles nous sommes prévenus, bien qu’à peine, par la simple habitude, sans nous en rendre compte, sans que nous sachions que nous sommes sur le point de collaborer à notre insu à une transformation si radicale et si profonde que bien la comprendre nous plongerait dans l’effroi. L’inconnu restait calmement à la surface, bientôt dissous par cette propension à faire le mal comme le bien et à distribuer indifféremment l’un ou l’autre sans honte, à la manière de l’enfance, sans vraiment le savoir ni s’en soucier, sans que la différence soit toujours bien saisie. Et si jamais il n’était plus possible de nier cette différence après tout tranchée et intuitive, une autre habitude venait aussitôt se greffer sur la première et lui voler toute sa sève. Pire qu’une habitude : un endurcissement, une coutume qui nous fait croire, une fois passée la peur de nouveautés révélatrices, à un continu du Bien et du Mal qui va du plus petit au plus grand par ajouts successifs, par augmentations infinitésimales, de manière que les fautes et les dégradations dont nous sommes finalement responsables s’en trouvent excusées, le plus grand Mal, le mal absolu et sans pardon nous tombant en quelque sorte sous la main sans que notre culpabilité soit exigée.

Silvia pouvait par exemple suggérer que j’avais tort de faire si grand cas d’Annibal en toutes choses, ou en toutes circonstances, qu’il fallait être prudent et même, parfois, selon ses propres mots, l’envoyer paître. Elle ajoutait aussitôt pour se dédouaner que cela n’avait bien sûr — en insistant sur le sûr — aucune importance, qu’on pouvait être abrupt, surtout avec un ami, non pas parce que qui aime bien châtie bien — surtout pas, quelle vulgarité dans ces dictons populaires —, mais parce qu’aller se nourrir ailleurs, changer de pré ou d’enclos pouvait finalement apporter des avantages aux deux partis en cause. Elle continuait volontiers sur le thème champêtre, les voisinages difficiles et même les lois du sang. Et comme, à l’évidence, cette affaire de broutage, cette idée maladroite de se nourrir sur la racine, de mâcher à quatre pattes les fruits tombés trop mûrs dans le champ du voisin était tout à fait ridicule, comme trop y insister pouvait laisser soupçonner qu’Annibal en deviendrait une bête, pourquoi pas une vache des alpages, comme il fallait se défaire de cette image inconvenante, Silvia suggérait qu’il n’y ferait qu’un court séjour avant de rentrer sitôt fait dans son giron, de revenir à son emploi, à sa société, à son lieu naturel, autrement dit à son Scipion qui, bien sûr — comment le nier ? —, toujours l’accueillerait. « Faire paître », « mener paître », « paître de son plein gré », et même « paître les chèvres », Silvia hésitait, passait d’une expression à l’autre, contredisait la force de la punition infligée par un petit sourire en coin pour dire finalement qu’il n’en serait jamais avec Annibal comme il en avait été avec le berger poussé par Dieu savait qui du haut la falaise. Elle se sentait confuse, et pour éviter que plus de mal encore ne fût révélé par cet avilissement, par ce déshonneur et cette abjection de l’homme qu’on réduit par quelques mots à l’état de bête, elle souriait avec les joues et réduisait l’abjection à une simple plaisanterie. Ce n’était pas seulement les joues. Tout le corps de la vraie Silvia — non pas de celle que je retrouvais seulement en pensée sous les draps, mais de celle qui s’était assise pour de vrai au bord du lit — participait à une destruction de la lente montée du mal résultant du rejet innocent d’Annibal. J’assistais impuissant à une dissolution de ses effets. Tout son corps disait à présent qu’elle regrettait cette remarque innocente et plus encore la liste des commentaires et des digressions qu’elle avait suscitée. Pour bien la pardonner, il suffisait de rappeler à ma mémoire combien la tendresse de ses joues résistait au centre, sous les pommettes, sans jamais fléchir, de même celle des fesses, fermes et souples comme de jeunes tomates. La douceur de la peau sur la partie postérieure du genou, en arrière de l’articulation, celle du lobe de l’oreille, qui lui ressemblait étrangement, bien qu’on pût serrer doucement le lobe entre ses doigts alors qu’il fallait pincer le creux poplité pour goûter le même velouté… autant d’étonnements. Lesquels nourrissaient un désir insatiable doublé du sentiment que rien de ce que je connaîtrais ensuite avec d’autres — et il ne manquerait pas d’y en avoir puisque le monde, imparfait, penche toujours en faveur du surnombre — ne me paraîtrait aussi digne du nom d’amour.

En son absence, j’avais en tête le catalogue des différents aspects de son épiderme. Seule sa présence réelle troublait l’exactitude de ces variations. Sa peau, contre la mienne, devenait soudainement uniforme ; en caressant le cou, on eût aussi bien serré le poignet, où elle était plus fine, que saisi le talon, où elle l’était moins. La première fois que je renversai Silvia sur le lit, je lui dis d’ailleurs combien la disparition de ces écarts était troublante, combien sa peau, toute sa peau, du front aux orteils, était égale et sans faute lorsque nous étions réunis, combien son corps était à mon contact un et indivisible, recouvert d’une enveloppe exclusive, douce partout comme celle des jeunes enfants qui sentent le lait sous les pieds et les aisselles.

« J’en parlerai à mon cheval », avait-elle répondu. J’avais ri de bon cœur de cette autre facétie animalière, aussi déplacée que la suggestion qu’Annibal pût être transformé pour son bien en bovidé ruminant et herbivore, en paisible animal des alpages, mais seulement parce qu’elle avait ri la première en me laissant volontiers passer un bras sous ses jambes pour la soulever du lit. Je n’y avais réfléchi qu’après coup dans un moment volé aux obligations scolaires — une affaire de plusieurs années. C’est ce « J’en parlerai à mon cheval » qui avait agité en moi la toute première idée de Toast. Laquelle, je l’avoue, me vint comme suit.

Il faisait presque tiède. J’étais assis à mon bureau à faire du grec. Les pas d’Annibal claquaient sur le carrelage du couloir. Toujours pressé, le fils d’Hamilcar, même les jours où il venait à moi par la porte. Je me dis que lorsqu’il entrerait sans frapper, comme il faisait toujours, ses premiers mots seraient une fois de plus « Excuse moi. Tu travaillais ? » Cette fois-ci, je répondrai « J’écris Toast ». La décision prise, je griffonnai cette première phrase sous le titre pour le prouver : « J’en parlerai à mon cheval ». Annibal jeta un œil distrait sur la feuille sans faire de commentaire. Ce n’est que beaucoup plus tard que je devais la remplacer par « Annibal m’attendait au cratère ». Tout le temps qu’elle resta couchée sur le papier en haut de la première page, terriblement seule, d’une pathétique stérilité, il en fut de Toast comme d’un projet contradictoire, bien trop proche du rire de Silvia, et comme domestiqué par sa dictée. Il fallait rayer ce cheval d’un coup de plume pour avancer. Je le fis un jour de pluie qu’Annibal sacrifia notre routine.

Il m’avait fait dire qu’il ne passerait pas ; à peine le messager était-il reparti que j’avais déchiré la feuille. J’avais marché machinalement jusqu’au bordel et j’y avais bien sûr retrouvé Annibal qui hésitait entre deux jumelles. « Je prends celle de gauche », avais-je dit à peine arrivé dans la salle où les filles défilaient par paire les cheveux défaits, sans sandale, ni tunique, pour s’approcher de qui faisait signe. « J’aurais bien voulu les deux », protesta Annibal qui n’avait pas remarqué ma présence. Comme il allait se plaindre, et pour qu’il comprît enfin à qui il avait affaire, j’avais prononcé la phrase de Silvia. En quoi je l’avais simplement déplacée ; elle conservait tous ses droits dans un lieu de fornication. Grâce à quoi je me moquai gentiment de la petite trahison de mon ami et, du même coup, sauvai Toast d’une impropriété. Car jeter aux orties l’habitude que nous avions prise depuis si longtemps de nous retrouver chaque soir avant de retourner chacun dans ses pénates en était une. Nous faisions, avant de nous séparer, un état des lieux, une liste des projets menés à bien et de ceux qui n’étaient rien d’autre que des velléités ou, au mieux des esquisses. Nous tenions les comptes. Prétendre qu’on s’adresserait à une bête après s’être satisfait d’une chair parfumée subtilisée par jeu ne pouvait, certes non, servir d’introduction, tout au plus de répartie.

Je pris donc mes jumelles, l’une pour le plaisir, l’autre pour le repos, rien de plus, un peu pour me moquer, un peu pour le punir. Une bête, après tout, aurait bien pu s’intéresser à des ébats qui avaient un faux air d’écart de conduite et à la pause qui suivait, immaculée et proche de la quiétude dominicale. Je l’envoyai paître à ma manière, si l’on tient vraiment à cette tournure de phrase, mais en disant que je m’entretiendrais avec une autre bête de son mécontentement, je ne manifestai rien de plus qu’un désir de soigner sa déconvenue par un trait d’humour.

Silvia, qui venait nous rejoindre aux Enfers, apportait donc avec elle deux réconforts. D’une part, je ne l’avais point déçue ; elle ignora le défilé. Par ailleurs, elle considéra Annibal à la légère, comme moi le jour de la phrase au cheval. Toute cette affaire de désescalade, de fruits et de mauvaise digestion sentait la farce. Elle fit remarquer que nous étions descendus l’un après l’autre le long d’une spirale d’Archimède et qu’une spirale d’Archimède est ni plus ni moins la courbe tracée par un point en déplacement uniforme sur une droite, laquelle est à son tour en rotation uniforme autour d’un autre point. Pour illustrer sa remarque, elle dessina sur le sable un mouvement semblable à celui de ma cuiller jouant avec le confit de coing au miel dans mon assiette creuse. Comme il était beau d’en observer à présent la pure forme géométrique, débarassée des odeurs du fruit, de la pâte liquide du miel, du bruit régulier du couvert en métal frottant contre la porcelaine ! Comme le sable des Enfers convenait à cet exercice de géométrie ! L’aire sableuse balayée par le rayon, définie pour des angles positifs, n’avait pas la dureté de l’assiette posée sur la table de la cuisine ;  le doigt tendu de Silvia n’avait pas la nervosité des doigts du jeune Scipion qui tenait son couvert d’enfant comme une arme dans la pièce au chaudron.

Elle s’amusait à perfectionner cette rotation, tournait avec le doigt comme j’avais tourné tant de fois la cuiller dans l’assiette creuse, comme les filles de cuisine tournaient la pâte de coing, inlassablement, à l’aide un long bâton lisse évasé au bout. Son petit sourire enjoué était curieusement déplacé dans des lieux aussi austères. Le front plissé de Négrillon lui reprochait cette fantaisie. Quelques ombres, autour, accablées de soucis, se pressaient contre nous, désapprouvaient notre visite. Nous n’étions pourtant pas descendus, jeunes, vivants et pleins d’espoir, poussés par l’errance ou l’incurie. Méritions-nous donc un blâme ? Nous étions venus sans armes, le temps que l’aube caressât Vulcano d’un long souffle rose et que le soleil le recouvrît d’or fin et de safran, à la seule fin de parler au frais, loin du désordre, et de prendre conseil. Quelle opprobe méritions-nous ? Quel déshonneur ?

Mademoiselle nous aurait reproché d’avoir abandonné Annushka sur la plage. Elle aurait aussi bien passé outre à la punition méritée, et bien qu’aucun mot ne fut prononcé eu égard à cette faute dont chacun était responsable au même titre qu’Annibal, Silvia effaça du bout du pied la spirale qu’elle avait dessinée sur le sable. Les petits grains anthracite collaient à ses orteils ; elle se leva sans prendre la peine de les essuyer.

Nous étions d’accord que la visite avait fait son temps, que la Twinton pouvait s’inquiéter bien qu’elle ne surveillât plus nos excursions à Vulcano depuis des mois, et qu’il fallait donc maintenant remonter.

 

5

 Une agitation inquiète avait transformé le port quitté l’avant-veille au lever du jour. Non… même cela est faux, même cela est indigne. Il faut plutôt dire que le trouble était démesuré et péchait par orgueil. Les hommes couraient en tous sens le long de la jetée. Ceux qui s’étaient assis à califourchon sur les murets à hauteur d’appui ou en tailleur à même le sol pour discuter par petits groupes, les enfants mollement allongés sur les nasses, les femmes, tous auraient pu se lever d’un coup pour prendre part au tumulte. Leur calme avait l’aspect finaud des fausses apparences. Acclamations, trépignements… partout l’agitation des jambes et des torses, le bouillonnement saccadé de la foule stupéfaite qui s’emporte, se défait, tombe, reprend son souffle, tend le poing, relève la tête. De loin, depuis la barque, les feux épars faisaient comme un vol de lucioles. À quelques mètres du quai, les flammes éclairaient les facades des premiers palais comme fait le soleil en plein jour. Une fois qu’on avait débarqué, l’odeur du bois brûlé et de la poix fondue montait aux narines. À peine Annibal avait-il posé un pied à terre pour nous amarrer que ses gens avaient accouru pour dire qu’on avait retrouvé le géniteur de Scipion mort en début d’après-midi. C’est ainsi qu’on appellerait désormais le bienfaiteur de Messine, que dis-je ? de la Sicile, des provinces et de Rome, le père de la République, sous ce nom seul qu’on devait à présent le connaître pour ma plus grande peine sans que j’eusse rien fait pour mériter l’honneur d’être le fils de cet homme. Il aurait été facile de rappeler que je me satisfaisais d’escapades ridicules pour mon âge et qu’il était temps que la surveillance de Mademoiselle se relâchât. Annibal se retourna pour répéter les mots que je n’avais pas entendu ; il y avait au fond de sa surprise le plaisir d’être le premier à m’apprendre qu’on avait assassiné mon père.

Un coup de hache avait suffi ; cette grossièreté était pire encore que le simple fait de sa mort. Annibal ne demanda aucune explication. Nous en aurions bientôt plusieurs, conflictuelles et contournées, entre lesquelles il faudrait choisir, toutes aussi brutales que cette première annonce sans artifice, données par des hommes mieux informés et moins enclins aux débordements, satisfaits de l’explication médicale qui fait du foie le siège de la vie terrestre, et qui gâcheraient bientôt leurs forces à échafauder des conjectures pour donner un sens à cet acte. Annibal savourait seul cette douce satisfaction que l’on prend à causer une peine dont on n’est pas responsable par le simple emploi des mots qu’il revient à un ami plus qu’à quiconque de prononcer. Il guettait une réaction, et je pris mon parti de ne rien montrer d’autre que de l’impassibilité face à l’émotion désordonnée de la foule ivre et sale. Quand l’irréparable n’est ni le fruit du hasard ni le reflet d’une fatalité consignée dans un livre, mais plutôt la conséquence d’un calcul secret ou d’un coup de tête dont personne n’a la moindre idée, on aurait envie de se coucher tôt avec un verre de vin ou une tasse de chocolat, sans compagnons penchés autour du lit, sans pas feutrés qui montent l’escalier, sans conseils ni pleureuses, sans battant de fenêtre qui cogne contre le torchis du mur. Simplement l’épaule de Silvia pour un rêve léger sans conséquence ; et puis se réveiller tôt au terme d’une nuit sans souffle, aller aux bains, prévoir des représailles au moment apaisant du massage, un châtiment équitable qui ne renonce à l’excès. Rien à lire, ce qui donne du repos, et pas plus l’excuse du hasard facétieux. L’action. L’action seule.

J’aurais été bien ingrat de me plaindre et ne me plaignis pas. Annibal faisait magnifiquement son devoir. Qu’il le goûtât comme une nourriture humaine, terrestre et politique, né d’une adversité qui tombait à pic, qu’il estimât déjà l’ampleur de ses effets, n’enlevait rien à la gentillesse dont il fit preuve. Sa générosité était celle des enfants qui offrent un réconfort à ceux qui souffrent devant eux d’un mal invisible. C’est que ce mal sans trace, tout d’un coup, les inquiète. Je n’avais pas chancelé, j’étais sans colère, mon sang était clair alors que l’air autour s’épaississait ; les haleines sentaient la peur et le souffre. Annibal dit simplement, comme si la nuit avait été claire et Messine endormie, « allons d’abord chez moi ». Toast, tiens, aurait pu commencer par ces mots.

 

 

C’est vertueusement et par charité envers le peuple qui s’épatait lui-même sans mesure avec son tintamarre que nous nous y rendîmes tous les quatre. On nous suivit jusqu’à sa porte avec force pleurs, claques au front et chutes à plat sur le sol. Ma mère nous y attendait, apaisée par les conseils de madame Annibal. Quel spectacle que ces deux mères éplorées! Je dis cela sans moquerie. La gratitude, au contraire, me fait parler. Elles étaient assises côte à côte, chacune dans son gros fauteuil, encadrées par un dais placé très haut à la manière d’une frise de scène pour qu’on pût apprécier comme au théâtre la douleur de l’une et la compassion de l’autre, choses humaines par la façon dont elles creusent le visage et amolissent les mains, divines par l’impuissance qu’elles impriment de force sur l’iris et la pupille. Leurs yeux rougis, leurs lèvres sèches, le lourd fardeau posé si vite sur leurs épaules — tout disait que nous n’étions qu’au début d’une longue douleur, que notre deuil à tous prendrait des formes inattendues. Les soupçons, d’abord, puis les coupables, la punition, enfin… Tout fermenterait en bon ordre, même après le châtiment, et la douleur publique gonflerait au son d’une musique orgiaque et tumultueuse.

Les frères d’Annibal avaient rejoint leur mère et s’étaient rassemblés à ses côtés comme si on avait fait monter cette femme sur un trône et qu’il avait fallu déposer à ses pieds l’arsenal des vaincus. La fierté méritée par les faits d’armes brillait dans leurs yeux, la joie d’avoir obéi aux commandements audacieux et rempli les missions les plus difficiles, la renommée née de la ruse et de la discipline. Ils auraient pu détruire Messine avec son coupable sur le champ si on leur en avait donné l’ordre, par abnégation, fierté, et amour de la patrie. Rien n’aurait permis de prédire détresse ou remords ; le feu qui les consumait était celui d’un courage sans mélange. Ces enfants, plus âgés que nous de cinq ou six ans, avaient déjà fait la guerre, perdu des proches, vu mourir à leurs pieds leurs meilleurs camarades, achevé par l’épée ceux qui souffraient trop et qu’on n’aurait pu sauver. Il était noble à leurs yeux de hâter une belle mort en parfaisant les blessures des siens. Les amis de Scipion, son oncle et ses frères, arriveraient plus tard ; il semblait qu’un reproche nous était déjà fait d’avoir à les attendre. Ils lambinaient inexplicablement, alors que les frères d’Annibal avaient accouru, la jambe ferme et légère, le pied souple. Ces jeunes guerriers ne daignaient pas poser leur regard sur Cornelia ; j’étais seul à le soutenir. Impavide et même réfractaire, pareil à celui des statues, il évitait le mien et se posait sur ma tête, au milieu du crâne, là où Annibal avait dit deux jours plus tôt qu’une flèche risquait de me prendre pour cible. La Discorde aurait pu s’avancer parmi nous, les Furies, d’autres divinités encore, emportées par la colère, mais sans doute était-il trop tôt, et l’amitié dont Annibal faisait preuve en ces moments de stupéfaction apaisa bientôt les esprits. Ce fut elle, en tout cas, qui lui donna la force de rappeler à chacun quelle en était la valeur, et que si la peur révèle les âmes viles, le courage le peut tout autant s’il n’est contraint par la raison. Nous pensions tous deux à nos familles, aux fêtes d’anniversaire, au sépultures, aux anciennes douceurs cueillies avec les filles de cuisine, aux voluptés délicieusement grossières du bordel.

 

Selon toute vraisemblance, on avait assassiné Scipion père pour l’exemple. Tout au moins m’infligeait-on cette pauvre explication à la va-vite comme un remède d’appoint. Chacun la répétait servilement en guise de condoléances. Aurais-je dû m’en satisfaire ? Comme la patrie est ingrate ! Comme elle jugeait petitement ! Quel manque d’imagination, aussi. Le Scipion qui venait de disparaître aimait le luxe et n’avait que faire des lois somptuaires récemment votées. Il les jugeait hypocrites et ridicules. Il pensait le plus grand mal des oligarques qui se félicitaient en public de l’ascension des hommes de la plèbe et préféraient la simplicité des coutumes locales aux fastes de l’Orient. La vraie patrie était bien sûr dans les lois justes, le rôle du faste de convaincre le peuple de leur légitimité. Il avait au fond du cœur la nostalgie de la Grèce et cela était mal vu. Si on l’avait dépêché dans l’autre monde sans qu’il pût se défendre, payé un pauvre diable incapable de comprendre la portée de son geste, c’était bien sûr pour m’exposer. Scipion l’ancien disparu, Scipion le jeune passait en première ligne comme un vase de réserve prend sa place sur la rangée de devant, à l’office, après la casse. Silvia proposa cette métaphore le soir de notre retour de Vulcano, avant de refermer la porte de sa chambre. Annibal, qui nous quittait pour la nuit et repartait chez lui après nous avoir raccompagnés, l’approuva en me serrant contre lui. Puis il dit quelque chose comme ce vase-là sera de fer. Il fallait bien sûr qu’il fût question de métal pour sauver une remarque étrange et mal avisée. Rien de plus empressé qu’un domestique pour s’assurer que jamais la vaisselle neuve ne viendra à manquer. Silvia m’avoua par la suite qu’elle avait voulu mettre à l’épreuve celui qu’elle appela à cette occasion « l’ami Annibal », autre manière de dire  condescendante qui s’échappa incontinent de sa bouche sous l’effet d’un philtre, d’un souffle malencontreux, que sais-je ? sous l’effet d’une force ou d’un principe étrangers. Comment l’expliquer autrement ?

Nous ouvrîmes la fenêtre. Le corps de l’assassin supplicié était exposé au premier étage du palais du sénat, attaché à un pilier de bois par une corde de chanvre passée autour de la taille et des épaules. L’écho de son râle ne nous avait pas quitté et l’on entendait les passants tardifs hurler des obscénités à l’attention du cadavre. Silvia dit quelques mots encore, j’ai oublié lesquels exactement, mais je sais qu’ils me frappèrent parce qu’ils contrastèrent brutalement avec la simplicité de ceux qu’elle avait prononcé après la chute du pâtre (une simple injonction suivie d’une question). Les images recueillies pour signifier son mépris de la vindicte populaire n’avaient ni forme ni couleur. À force de rétractations et de retournements, elles étaient comme écrites sous une mauvaise influence dans le but expresse de me plaire. Elle aurait pu aussi bien les réserver à un usage public sans intériorité ; elles auraient pu servir les besoins d’une chronique objective. Ce que j’aimais à ce moment-là de Silvia, debout devant moi dans la pénombre de la chambre contrariée par les feux de la place d’armes, ce qui me la rendait désirable, bien plus que son intelligence ou son intégrité, tenait tout entier dans le mouvement de sa tête et la souplesse de son buste, lesquels me disaient qu’il aurait été inutile de la faire surveiller, que ses mots, pour être corrigés et sans naturel, m’encourageaient malgré tout à lui faire confiance et, partant, à la paresse. Les heures que je passerais avec elle seraient naturelles et tempérées, celles qu’Annibal envisagerait bientôt pour lui-même politiques et militaires. Annibal avait un projet ; nous étions quant à nous victimes d’envies velléitaires. Cette opposition de la volonté mâle et de l’inconséquence puérile, dont nous ignorions tout encore, changeait d’intensité à notre insu maintenant que Silvia s’amusait à se moquer de la foule avec un vocabulaire qui soulignait l’insignifiance de ses actes, alors qu’Annibal avait à peine caché derrière des mots contraires qu’ils avaient l’importance des petites choses destinées à la manipulation. Annibal saurait bientôt quoi faire de la médiocrité du peuple. Il suffisait à Silvia de s’en amuser et de me proposer la moitié de son dégoût. Au moment où nous nous approchions tous les deux de la fenêtre, ses propos avaient l’effet d’une drogue calmante, la mémoire des mots d’Annibal celui d’un dangeureux poison. Il n’était pas question de choisir autre chose que notre indolence, moins encore de s’opposer aux premiers calculs du fils d’Hamilcar. J’oubliai presqu’aussitôt avec quelle belle prestance Annibal avait parlé de la République, du destin et de l’amitié, de quelle habile manière il avait cousu les trois fils ensemble et présenté à l’assistance une étoffe au tissage serré que seul un irresponsable aurait pu vouloir déchirer. Il nous avait lié pour l’éternité, tout au moins pour l’éternité que devait durer la République, pour le bien de Cornelia et de sa propre mère, pour la gouverne de l’assistance, pour que le peuple à qui tout serait répété par les sycophantes sût enfin de quoi il devait en retourner. Il avait dit que nous étions liés par des forces auxquelles nous devions nous soumettre sans jamais nous plaindre, que nos rôles respectifs étaient écrits et que nous devions être fiers de ce destin bicéphale, signe non seulement que nous n’étions qu’un en dépit de deux corps, mais que, plus généralement, la République ne comptait point d’étrangers et n’avait que faire de la vaine opposition des indigènes et des apatrides, que tous seraient d’égale valeur au vu de ce qui serait écrit plus tard de sa grandeur : esclaves, homme libres, soldats, sénateurs, généraux, pâtres, femmes, mendiants.

 

 

Silvia, semblable en cela à une pure abstraction — le Temps, l’Avenir — tellement sa force était surhumaine et descendait profondément en moi avec des mots choisis, offrait à mes sens un idée si précise de ce que nous deviendrons ensemble sans d’autre effort que celui offert par l’intuition que nous nous appartenions, elle s’y déposait corps et âme avec un tel naturel, par un simple mouvement des paupières et une exagération involontaire de ses fossettes entre chaque phrase, que j’en oubliai un instant la mort abjecte de Scipion, la douleur maladroite de Cornelia et la stratégie d’Annibal.

Je regardais avec elle ce corps exposé. Comme il était curieux d’observer à quel point la bêtise du peuple et les calculs des patriciens l’avaient abîmé ensemble au terme d’une fausse entente. On l’avait traîné sur la place publique après une délibération de quelques minutes, pas si loin, en fin de compte, de la rue du bordel. Les jumelles avaient vu la foule se presser accoudées à leur fenêtre. Avant qu’il ne fût déchiqueté, les gardes avaient fendu et repoussé la meute haineuse à coups de lances, hissé le corps mourant sur leurs épaules pour l’attacher par la taille à une colonne nue et simple comme un tronc. Une mort pire encore était promise à quiconque oserait s’en approcher.

Qu’avait-elle conclu de cette épreuve ? Quelle leçon avait-elle tirée de cette triste journée ? Elle mit un certain temps à répondre et cette lenteur m’était pénible. Comme toujours, Silvia tenait à la franchise, et comme la franchise de ce soir-là n’était pas belle à entendre, elle posa ses mains sur mes épaules pour la laisser s’exprimer d’elle-même, lui prêtant sa voix à contre-cœur.

« Laisse donc faire Annibal, soupira-t-elle, laisse le faire, lui et ses frères. » Comme je m’étonnai de ce conseil et que Silvia paraissait elle-même contrariée de l’avoir donné, elle en proposa un deuxième plus simple encore, qui résultait de l’autre : « occupe-toi de Cornelia ». Elles s’accouplèrent, ces deux suggestions, sans même se concerter, par acoquinement. Annibal et sa tribu feraient comme bon leur semble après qu’un discours bien senti eût dit tout le contraire. J’aurai pour ma part soin que la peine de Cornelia soit apaisée. Je l’étancherai comme une soif légitime le temps qu’Annibal devienne, comme aurait dit Mademoiselle, comme aurait approuvé Alessia, sa petite protégée arrogante et hautement parfumée, a man-about-town.

Quelle horreur, quand j’y pense, quelle pauvreté après ce dont nous avions été témoins aux Enfers. Mais Sylvia, qui voyait clair dans mes pensées, regarda en direction du cadavre, le troisième en deux jours après Tancrède et Scipion père, ajoutant sans attentre, les cils agités plus que nécessaire, qu’il fallait que Scipion fût patient. Et tandis que les deux conseils forniquaient dans ma tête malheureuse, l’indulgence pour les calculs d’Annibal s’essouflant à pénétrer ma compassion pour Cornelia, Silvia, toujours pratique, toujours soigneuse, referma la fenêtre.

Nous nous embrassâmes chastement au bord du lit, comme nous faisions autrefois, enfants, au bord de l’eau. Sa bouche se fit toute petite et difficile pour taquiner les lèvres du jeune Scipion. Sa jolie chair était serrée contre ses dents de manière que je dus la chatouiller aux aisselles pour qu’elle l’ouvrît de nouveau et que le bout de sa langue apparût, plutôt rouge foncé que rose pâle. Je gardai une main posée dans le creux de son bras, une autre en équilibre sur sa jambe. Elle déglutit à peine, on aurait dit qu’un minuscule sablé avait passé la porte de sa bouche sans même effleurer ses dents. Un souffle infime s’en échappa, fait de sucre et de vin cuit. Ses yeux restaient ouverts, aucun mot ne fut prononcé et elle resta quelques instants en équilibre au bord du lit, cherchant le revers de la couverture du bout des pieds, les orteils nerveusement recroquevillés, le talon décidé, la cheville souple. Quand elle eut trouvé l’ourlet en satinette, elle glissa une jambe sous la couverture, puis deux. Je sentis tout près de nous s’échapper la fraîcheur du drap de dessous protégé du soleil de la journée par la courtepointe, les rideaux, les persiennes, les murs épais. Ses jambes l’avaient libérée. Le coton blanc ne sentait rien, pas même le repassage, il s’offrait nu et sans mesure au parfum de Silvia, mélangé de sueur, abîmé par la fumée qui s’épaississait encore, là-bas, dans les rues étroites de Messine. Blanc comme une nappe neuve, sans pli ni froissure, comme un petit carré de jardin recouvert de neige, le drap reçut son ventre tout collant par la chaleur et lui rendit généreusement un peu de sa propreté. Silvia restait sans bouger, la tête posée de côté sur la toile immaculée, les bras tendus, les mains glissées au frais sous l’oreiller dont nous savions maintenant qu’il serait le sien pour ma première nuit d’orphelin à côté d’elle. Je poserais ma tête sur l’oreiller voisin, sur une joue de coton blanc gonflée de plumes d’oie, moins bien remplie que celles du bordel de la via Consolare Pompea dont le confort touchait à la perfection, mais plus propre, sans cheveux ni griffures. Nous resterions là tous les deux à écouter la musique qui serait, nous l’apprendrions bientôt, la musique de la défaite de Scipion et de l’ascension d’Annibal, les cris allant decrescendo, puis, sur le coup du matin, le silence pusillanime de ceux qui veulent rejeter sur autrui la responsabilité de leurs actes et ne trouvent personne, chacun étant à lui seul toute la foule rassemblée, coupable des crimes du voisin.

Quelle douce fraîcheur à fleur de peau, et aussi dans la chair cachée dessous, dans la matière même de Silvia qui passait en grace ses sœurs, les mortes comme les vivantes, et les jeunes filles au service de sa maison, une chair si changeante que je crus cette première nuit de deuil avoir la fantaisie d’un inconstant, allant des bras de l’une aux jambes de l’autre, satisfait de toutes, curieux de la suivante, sans souci du forfait. Il n’en était rien, bien sûr, puisque Silvia était une et indivisible et mon gazouillis à son unique personne entièrement consacré en dépit de cette apparent morcellement. Le sommeil gagnait mon front, mes jambes et jusqu’aux yeux. Je songeais que je me lèverai le lendemain en grand désir de vite retourner au lieu où j’avais eu tant de plaisir la nuit précédente, que tous ces chatouillements, trémoussements et éparpillements factices de Silvia en plusieurs jeunes femmes étaient faits pour mon plaisir, que Silvia elle-même les avait voulus. Rien de plus léger que cette manière de ressusciter l’instant d’après sous les caresses d’une Silvia différente de l’instant précédent, inconnue, remuée par d’autres soucis, insensible aux peines antérieures, sans souvenir des injustices passées. Je goûterais cette joie jusqu’à la fin, conforté par les mots de mille Silvia différentes, indéfiniment réfractées, bues parfois à la régalade, sans toucher le bord des lèvres ni le pavillon de l’oreille, parfois au contraire dûment mordillés par fantaisie.

J’ignorais encore combien il serait difficile de les réunir, de reconstruire une Silvia pleine et entière, faite d’une seule matière, inféodée à sa propre autorité, sans autre souci que d’être elle-même en dépit des circonstances les plus volatiles et les plus tragiques. Mais là, dans l’intimité de sa chambre de jeune fille qui avait encore l’odeur de ses dix ans, où l’on aurait trouvé naturelle la présence d’un jouet, où les crayons bien taillés dépassaient d’un petit pot en métal posé sur le bureau dévolu aux devoirs, où seul le valet de nuit de son père avec son ceintre galbé et son porte-ceinture signalait une présence masculine, il aurait été impossible de soupçonner l’ampleur de cette difficulté. Silvia entrait dans cette chambre, en ressortait, la traversait, démultipliée par ses actions et ses mouvements, tour à tour assurée, péremptoire, fragile. J’en avais été tant de fois le témoin involontaire. Son corps disait toujours mille petites choses contradictoires ; aujourd’hui en particulier qu’elle aurait voulu y rester seule avec moi en dépit des interdictions, que ces interdictions étaient légitimes, que la mort d’un père est une chose terrible qui l’autorisait à me garder près d’elle avant que Cornelia pût reprendre ses droits, qu’il était naturel qu’on cherchât malgré tout à l’en empêcher. Mais le coussin qu’elle avait posé sur ses genoux pour reposer ses coudes, la boîte à timbres qu’elle tripotait machinalement en disant chacune de ces choses, le fauteuil dans lequel je m’étais finalement assis pour l’écouter réciter ces assertions et ces démentis, leur donnaient une stabilité d’autant plus forte qu’elle leur était encore extérieure. Son père avait choisi ces meubles, ces colifichets, ces articles de bureau ou de toilette, elle les auraient un jour en héritage au détriment de ses sœurs. Ces objets de maison, parfois pratiques ou insignifiants, prendraient alors un sens et une force particulière, ils s’embelliraient d’un prestige que nous ne pouvions soupçonner le jour de l’assassinat. Ils nous rappelleraient sans prévenir les fausses intermittences de nos passions, leur réappartitions sous d’autres formes, leurs difformités, et leur prêteraient la régularité tranquille des choses matérielles et contingentes. Mieux que l’amour lui-même et la peur de mal tenir nos promesses auraient pu le prévoir, la boîte à timbre serait l’image la plus fidèle du lien qui se reserra encore un peu plus le jour de cette mort injuste, simplement parce que Silvia, ne pouvant rester les mains vides, fatiguée de les agiter, s’en était saisie pour les calmer avant de se rasseoir seule au bord du lit et de me regarder avec des yeux qui me suppliaient sans mesure de penser exactement la même chose qu’elle. Lorsque j’aperçus la boîte posée sur le manteau de la cheminée dans la chambre d’hôtel où elle devait retrouver Annushka après la chute d’Annibal, c’est cette peur-là qui me sembla ridicule et non pas la fébrilité des mains dont elle n’avait pu contenir les petits mouvements saccadés. Ce qui était resté inchangé, à l’image de la boîte qu’elle avait prise dans sa valise, c’étaient précisément cette demande de promesse et l’adjuration d’un soutien, accompagnées de la peur panique de ne pouvoir ni tenir la promesse ni assurer la protection. Si Silvia avait emporté le coussin, l’inquiétude dont elle avait été victime le jour du meurtre aurait fait le voyage avec elle jusqu’en Suisse. La boîte à timbre qui prenait la lumière rasante du soir filtré par les voilages dans sa chambre de la pension Geist des Waldes portait dans ses bosselures toutes ces peurs trahies par la succession répétitive des assertions et des démentis.

Je me levais donc de la petite bergère pour la rassurer et nous nous allongeâmes à nouveau côte à côte sur son lit. C’en était fini des mensonges, la complicité des domestiques serait désormais inutile, nous pouvions rester indéfiniment où nous étions, dans cette position horizontale des enfants repus, des amants et des défunts, sans d’autre raison que notre envie d’être au frais ensemble. Scipion père, Cornelia… il importait peu désormais qu’ils eussent un avis. Annibal en aurait un, bien sûr, différent de tous les autres, comme à son habitude, un avis dont il ferait grand cas et qu’il se permettrait sans rougir de rappeler à ma mémoire aux moments les plus inattendus : dans une lettre un rien prétentieuse envoyée de Rome, et beaucoup plus tard encore le jour où je le sauvais du froid meurtrier d’une congère au fond des Alpes. Trop facile de s’offrir comme ça du repos et même — il aimait le mot — facultatif, comme certains arrêts d’autobus. Pourquoi cette facilité, commenterait Annibal pour se botter les fesses plus que pour me réprimander, alors qu’il faut au contraire garder la tête froide ? Ce fut là, à n’en pas douter, un des effets les plus remarquables du décès du vieux Scipion. Cette idée qu’il devait à tout prix voir en grand et réaliser des projets lui tourna la tête dès qu’il mit le pied hors du bateau qui nous ramenait tous les quatre à Messine, dès qu’il sut pour mon père, dès qu’il prononça les mots qui disaient qu’il était mort. Ce fut l’affaire de quelque minutes. Le fait de les dire lui insuffla comme un désir de vengeance, la peur d’être un simple spectateur. La présence de ses frères dans la petite pièce où le conseil devait délibérer, hautains, sûrs de leur fait, à peine matures et déjà couverts d’honneurs, ne fit qu’attiser cette peur et ce désir. Le fils d’Hamilcar nous quittait déjà. Lorsque nous fûmes rentrés, Silvia et moi, et qu’il fallut nous confronter à ses tout derniers mots — ce vase-là sera de fer ­—, nous eûmes le pressentiment d’un grand désordre et que tout serait contrarié.

À moins d’être un rustre, le vainqueur qui entre au foyer du vaincu n’hérite pas d’une tâche facile. La peur d’humilier, d’être brutal, ou simplement de mal faire, peut-être même le simple souci des convenances, tout compte. On a bien trop d’exemples d’étourderies et d’imprudences. Que ferait donc Annibal ? Et surtout : serait-il à la hauteur de la tâche ? C’étaient là des questions bien difficiles.

 

6

 

Voyez un peu : à peine, ô oui à peine Scipion avait-il appris l’affreuse nouvelle et passé le pas de ma porte qu’il se précipita aux pieds de sa mère. Cornelia se pencha sans toutefois bouger de son siège et caressa les boucles de son fils devant tout le monde, le dos courbé et tendu, le front baissé en hommage à la douleur. Ton ange est terrible, Cornelia, ou quiconque t’intima de risquer un tel geste alors qu’une assemblée s’était réunie dans l’antichambre où circulaient en désordre affranchis, domestiques, amis, frères, esclaves fidèles et nombre d’ambassadeurs improvisés, chargés par leur bonne conscience de missions consolatrices.

Ma mère n’osait lui tenir la main en public. Elle était assise sur le trône voisin, quelque peu distante après l’avoir soutenue tout le temps que la foule avait pris à s’agiter, se rassembler, passer de la plainte aux hurlements pour dire haut et fort sa peine et sa détresse. On lisait la désapprobation dans son regard froid. La belle main de Cornelia s’attarda dans les boucles le temps que Scipion contînt ses pleurs ; puis il se leva d’un seul bond, d’un coup sec des reins, comme une bête échappée d’un collet. Les doigts, surpris, restèrent un instant suspendus avant de regagner les genoux maternels pour retrouver le brocart nerveusement froissé tout l’après-midi sous l’emprise de la peur. Cornelia tortillait les fils d’or entre ses doigts, les enroulait autour de l’index, les coupait avec l’ongle du pouce, confectionnait une boulette, tour à tour roulée et écrasée, puis la laissait glisser dans les plis de sa robe comme un caillou le long d’un filet d’eau. De petites pelotes avaient coulé le long de l’étoffe jusqu’à ses pieds ; un chausson, de temps à autre, sortait son nez pointu de sous le tissu pour les balayer d’un mouvement circulaire et les rassembler à l’ombre.

Que dire de plus ? Une fois debout, Scipion n’avait l’air ni désemparé, ni soucieux, ni même vraiment triste. Il portait cette mort fièrement comme une couronne de lauriers ; ses larmes étaient plutôt d’atermoiement. Que faire ? Voilà ce que disaient ses yeux rougis, et une sorte de fureur informe donnait à leurs pupilles une profondeur démoniale. Il ordonna qu’on tînt conseil sans attendre. Les deux femmes se levèrent d’un même mouvement ; nous les suivîmes côte à côte le long d’un couloir qui menait à une pièce plus petite. Je pris la main de Scipion dans la mienne. Elle était moite, inhabituellement faible. Il la laissa aller mollement dans ma paume comme un morceau de chair sans muscle ni ossature, à la manière d’Annushka l’avant-veille. Je repliai les phalanges, les rassemblai au-dessus du pouce et pressai la main pour qu’elle retrouvât sa volonté. Scipion l’avait abandonnée en cadeau, elle resta sans vie le temps qu’il nous fallut pour atteindre le cabinet où nos mères nous attendaient.

Que disais-je alors à mon Scipion qu’il ne manquerait pas de consigner un jour dans Toast ? Car j’espérais sincèrement qu’il me ferait cet honneur, et bien que j’eusse alors prononcé le mot avec ironie, il fit son chemin à voix basse dans mon esprit sans rien perdre de sa valeur le temps que dura notre petite étreinte : honneur.

J’avais oublié les hésitations de l’avant-veille. Je disais à voix haute qu’il fallait laisser aller sa peine comme elle venait. Je ne suggérai rien de plus, croyez-le bien, en pressant comme un fruit trop mûr ses doigts ramollis par la douleur, sinon — mais Scipion le savait déjà — que cette façon de se laisser aller avant d’entrer dans la chambre où des décisions importantes devaient être prises cachait des hésitations. Ce qui était une bonne chose. Surtout pas de fausses prophéties, erronées pour être hâtives. Surtout ne pas se laisser aller à l’idée illusoire de l’Homme Accompli. Il fallait être neuf, bien sûr, au vu des circonstances, mais aussi accepter les compromis nécessaires à l’accomplissement d’une tâche, les scories, toute sortes d’impuretés imprévues, les dégâts collatéraux. Que faire d’autre ? La vertu première est la patience, voilà où je voulais en venir avec cette pêche toute tendre au creux de ma paume qui menaçait de durcir d’un moment à l’autre. Nous allions ensemble droit devant comme nous l’avions fait de nombreuses fois sans réfléchir, mais cette fois-ci, Scipion se confiait à moi d’une curieuse manière. Son pas était ferme, son regard terni, son teint pâle, tout son corps allait de l’avant avec confiance quoique sans projet aucun, sauf cette main qui gisait seule dans la mienne avec indifférence. Elle se laissait porter et s’alourdit au point que je dus faire un effort pour la tenir.

Nous entrâmes, enfin, dans cette petite chambre baignée par la lumière de l’après-midi finissant, une lumière épaisse, dorée, saturée de pollens et de poussière, qui passait comme une voleuse par la fenêtre entr’ouverte et tombait généreusement sur les deux femmes, auréolait leur visage, les enfermait dans un sarcophage commun aux bordures éphémères. La chaleur était encore forte, comme si un incendie brûlait la ville au dehors. Le vacillement des couleurs sur les murs blancs pouvait y faire penser. Mes frères, qui auraient voulu aller jusque là, qui ne reculaient d’habitude devant aucune extrémité, en auraient volontiers souligné les bienfaits purificateurs. Le vent qui aurait pu l’attiser se tut et nous sûmes alors tous les quatre que la foule n’avait pas osé. Elle avait épargné Messine et s’était contentée d’un cadavre.

« Je parlerai la première », dit Cornelia. De toute évidence, personne ne lui avait donné ce conseil. Je laissai la main de Scipion. Nous nous assîmes pour l’écouter.

Cornelia affirma sans détour que ce jour était terrible et qu’une charge solennelle incombait à son fils. Elle la décrit laconiquement comme imposée par le destin, sans donner de détails qui auraient pu susciter des questions et l’embarasser. La volonté de Scipion était désormais soumise à cette fatalité. Il parut satisfait de ce jugement sommaire. Le contentement qu’il manifesta à l’écoute de ces paroles rajeunit un peu son visage fatigué. Ses yeux fixaient la bouche de sa mère dont les lèvres exangues et presque immobiles étaient caressées par un léger tremblement. Ce que vit Scipion dans ce sourire était ni plus ni moins un espoir. Il ne se lasserait jamais, plus tard, de consulter une Cornelia pour le raviver, comme mademoiselle un petit Larousse Anglais-Italien en cas d’hésitation après une vie, ou presque, à Messine. Maman en dictionnaire de poche, qui aurait pu y penser ? Toujours à portée de main jusqu’à son dernier souffle. Toujours fiable, toujours satisfaite qu’on voulût tourner ses pages. Cette nouveauté me troubla ; jamais Scipion ne s’était soumis à ses paroles, aux excès de ses sourires forcés, et pas plus, en règle générale, aux recommandations maternelles ni au sens littéral des mots par elle prononcés.

Je m’inquiétai de cette attitude imprévue, désapprouvai, traduirais comme suit ma réticence pour la postérité puisque Scipion me fait des générosités en me donnant parfois la parole :

C’est l’histoire d’un jeune homme audacieux qui parle à un autre. Il lui dit comme il peut, avec des mots simples, cette fois-ci à voix basse, que sa ville natale est un bien précieux, d’une valeur telle qu’il serait vain d’en chercher une autre qui l’éclipserait. Inestimable est le mot qu’il hésite à prononcer pour dire qu’il serait contradictoire plutôt qu’impossible d’en partir. Le jeune homme assis à ses côtés, audacieux lui aussi, mais avec quelque réserve, ne répond pas, croyant inspirer le souffle d’une sagesse maternelle et antique. Le premier s’y reprend néanmoins à deux fois pour mettre à mal cette satisfaction, s’attend à entendre en sourdine des mots qui disent au moins la gêne qu’il y a à écouter de si basses flatteries. Mais Scipion, bercé par les louanges, persuadé que la mort de son père le délivre d’un poids, écoute encore et encore, bercé par cette lecture publique qui s’adresse en tout et pour tout à trois personnes en dépit de la petite multitude rassemblée dans la salle du conseil : lui-même, une autre mère qui n’ose contredire, conduite par la vertu des humbles, et son fils Annibal, là présent, qui voudrait se fâcher et dénoncer l’indignité en reprenant la main de son ami. Laquelle gagne — ô malheur — en légèreté, se défait de l’étreinte et s’échappe.

Mais que faire face à une femme convaincue de la valeur de sa solitude, déjà heureuse de châtier la chair, grisée d’orgueil, animée d’une fougue malhabile et désordonnée ? J’enrageai de perdre face à un si piètre ennemi. Voir Scipion s’abaisser, s’enivrer de ses paroles mielleuses et impies me mettait au supplice. C’était comme s’il avait mieux valu que Scipion mourût lui-même par le fer, ce jour, que d’être allé en secret à Vulcano avec sa bande sans la surveillance de Mademoiselle, et qu’il lui fallait à présent se repentir d’une minuscule inconduite. Comme il était bas, contrairement aux apparences, de décréter que Scipion devait instamment quitter sa ville natale, sa province, les siens, s’éloigner de Silvia, partir sans elle. Le goût de ces mots choisis en dépit de la vérité devait rester longtemps dans nos bouches bien qu’une tierce personne les eût prononcés. Nous allions les répéter pour nous-mêmes dans la solitude de nos chambres, des trains et des halls d’hôtel pour mieux nous convaincre que quelqu’un avait osé les prononcer en public. C’est cette manière officielle, froide et légaliste de Cornelia abîmée par le veuvage qui leur donnait l’amertume de la bile, si bien que son haleine, longue et tiède, s’échappa jusqu’à nous qui respirions l’air du soir gâté par la fumée des brasiers.

Scipion n’était plus lui-même. Je compris, en voyant son visage s’éclairer et sa main quitter la mienne pour se poser sagement de son tout son poids sur le bras du fauteuil, que notre amitié était durement mise à l’épreuve, que ces mots terribles de Cornelia étaient un poison. Je pensai sitôt, en regardant les boucles du fils dont je ne savais plus si je devais les chérir ou les détester, que le danger cesse avec la cause, de manière que la mort de la bête signifie la mort du venin. Mais non. Faire assassiner Cornelia eût été pire encore. Il était trop tard, le poison faisait son chemin, le visage de Scipion était celui d’un enfant gâté. Je fus surpris par sa laideur, et que sa grâce naturelle pût s’abîmer si vite et disparaître sans bruit à cause de mots stupides et désordonnés. L’unique ride de son front, celle-là même que Silvia avait si gentiment creusée avec quelques défaveurs passagères, s’estompa comme un cercle à la surface de l’eau, la peau de ses joues rosit, la pomme d’Adam disparut. Un Scipion de dix ans était assis à côté de moi, qui n’avait pas encore visité Vulcano en secret, ni mené la vie dure à Mademoiselle à l’occasion de promenades au grand air, ni retiré ses chaussures en pleine montagne, ni volé sa première barque, ni manqué renverser sur lui un chaudron plein de gelée de coing bouillante, ni brutalisé Alessia par jalousie. Nous revenions à des approximations, à une jalousie mesquine de Scipion qui avait jugé Alessia encombrante et l’intérêt que lui portait Mademoiselle déplacé.

Comme j’avais mal ! Comme mon cœur se serrait de rage et d’amertume ! J’aurais tout donné sans compter pour l’emmener loin trouver un refuge.

Enfin, Scipion se leva. Suite à ce lever, croyez-le : pas la moindre réaction dans l’assistance, une Cornelia plutôt satisfaite, mes frères les seuls prêts à sortir l’arme du fourreau. Le regard de la femme d’Hamilcar (comme aurait dit Scipion) était ferme, d’un bleu presque tendre, posé sur les mains de son amie qui froissait à nouveau le tissu de sa robe. Il glissa vers les épaules de ses fils, fermes comme le bronze, prêtes à donner toute leur force aux biceps et aux avant-bras, lesquels n’attendaient rien tant que de l’impartir aux paumes qui serraient la poignée des glaives. Chacun se contenait, ou alors y aurait-il eu une quatrième victime dans cette petite chambre de rien où nous étions réunis pour réflechir, discuter, considérer les conjectures, les objections et les inconvénients inhérents à chacune. L’oncle de Scipion père fit enfin son entrée, une entrée discrète malgré tout remarquée quant à la prestance et au grand âge. Quelques proches, négligeables, opposés comme Scipion aux lois somptuaires, mais par goût de l’imitation, le suivaient. Cornelia leur fit un petit signe de tête et ils la rejoignirent, exactement comme mes frères avaient rejoint notre mère installée sur le trône voisin. Je ne suis pas certain que mon Scipion prêta la moindre attention à ces mouvements, pas plus d’ailleurs qu’à l’arrivée de ceux qui seraient un jour allongés à ses côtés dans l’hypogée, qu’aux regards des tiers ou qu’aux orteils de mes frères, militairement alignés sous les sangles des sandales, somptueusement pédicurés, les seuls qui auraient pu quitter l’estrade aux trônes et entrainer à leur suite mollets, cuisses, bassins, torses et tout le reste dans un mouvement contrôlé de furieuse vengeance. Je songeai comme ça, en passant, sans doute pour me consoler de la distance affichée par Scipion, combien nous étions loin de notre départ en bateau, loin de Vulcano, de la jolie petite crique que nous avions choisie pour nous reposer, de la nage et du vin et des baisers volés. Et comme j’y songeai en ce moment où l’avenir se jouait cartes sur table et où nous avions encore le pouvoir d’infléchir ce qu’on appelle si bêtement le cours des choses, bien que la simple idée d’un cours indique implicitement toutes sortes de précisions quant aux déviations, aux barrages et aux opérations de filtrage desdites choses nommées alors que ce cours-là va droit devant sans se soucier du détail, comme j’y songeai, je regardai au hasard par la fenêtre ouverte et vit qu’il faisait nuit. Personne ne semblait l’avoir remarqué. Peut-être allions nous laisser le père de Scipion jusqu’à l’aube avec les esclaves qui gardaient la porte de la chambre funéraire ; peut-être allions nous répondre à Cornelia que le destin de son fils pouvait être différent, que nous risquions l’aveuglement à ne pas lui demander son avis. Nous n’étions encore qu’à deux jours du voyage à Vulcano, du vent gracieux, de la descente au tombeau, assez proche, somme toute, de ce premier essai à quatre voix. Je regardai Silvia, puis Annushka, debout à côté de mes frères, ne trouvai rien dans leur regard qui pût infléchir l’action dans un sens ou dans l’autre. Répondre, ne pas répondre, personne ne savait quoi faire. Tous pensaient au jeune homme bien né, bien éduqué, vertueux par certains côtés, un peu trop studieux pour l’être tout à fait, partagé entre le zèle et la paresse. Les vainqueurs exhalent une odeur forte, difficilement supportable, ils puent, c’est attesté, et Scipion sentait bon le savon. Même en cette nuit de feux, de sueurs et de plaies fétides, il semblait sorti d’un bain. Enduit et pommadé, tenu assis sur son siège par une force invisible qui n’était peut-être rien d’autre que la fatigue du voyage et de la descente dans la cheminée, Scipion ne disait rien. Était-il trop savant ? Hésitait-il à se confesser ? Craignait-il des représailles ? Et puis, d’un coup d’un seul, je me dis : après tout, mais qui donc est Scipion ? Qui est-il vraiment ? Qu’est-ce que Scipion sinon quelqu’un qui se réveille, s’habille, vaque à quelques affaires mineures, passe un petit moment agréable via Consolare Pompea, passe voir si sa mère va bien sur le chemin du retour, consulte son père sur les affaires du Sénat, prend les auspices et voue le tout en fin de journée à une chute brutale sur les pages d’un cahier. Je veux dire, vous l’aviez compris, à une descente verbeuse dans le tas de feuilles posées sur son bureau. On aurait dit ni plus ni moins un homme qui tourne en rond et agite une crécelle.

Le plus âgé de mes frères observait Annushka faire comme si Silvia avait été absente. Elle ne répondait ni à la nervosité de ses mains, ni à ses regards. Je vis qu’il approuvait sans ostentation bien qu’avec fermeté cette impassibilité d’Annushka face aux supplications silencieuses de son amie. Ses orteils gigotaient de plaisir sous leurs lanières de cuir et, comme pour ne noter de cette satisfaction que ce que la fratrie toute entière, pareillement togée et sandalée, désirait comme un seul homme et rien de plus, à savoir un effacement pur et simple de la mascarade, il frappa soudainement le sol d’un petit coup sec de la semelle.

Silvia s’arrêta aussitôt de la chercher des yeux. Le discours de Cornelia était fini. Quelqu’un ouvrit la fenêtre. Nous entendîmes le chant des pleureuses.

Scipion quitta la pièce d’un pas régulier, sans même m’accorder un regard ni refermer la porte. Un de mes domestiques s’en chargea pour lui dans cet ordre : d’abord le coup d’œil furtif et inquisiteur des petits espions payés rubis sur l’ongle pour voir dans quelle direction s’échappe le coupable, puis la main anonyme qui tire la porte contre son embrasure comme une camériste repousse le tiroir d’une coiffeuse contre sa butée. Sans déparer, sans bruit.

Scipion, tout à coup, n’était plus là.

                                                             FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

 

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