Le Passe Muraille

Toast

Edward Burne-Jones, Persée.

Chronique

 par Fabrice Pataut

 

    Our lives are Swiss —
     So still—so Cool—
     Till some odd afternoon
     The Alps neglect their Curtains
     And we look farther on!
     Italy stands the other side!
     While like a guard between—
     The solemn Alps—
     The siren Alps
     Forever intervene!
     (Emily Dickinson)
 

PROLOGUE

Le vent s’était tu. J’avais à peine écrit ces mots que la fenêtre s’ouvrit d’un coup sec. Annibal aimait entrer chez moi par le balcon, souple, léger, le front plissé. Un zéphir fit virevolter les feuilles. Elles glissaient de droite à gauche sur le bureau, j’allais devoir les rattraper, et comme la dernière papillonnait paresseusement en direction du dallage, je renversai l’encrier d’un geste maladroit. Une flaque noire s’étendit sur le sous-main, dessinant un promontoire qui prit avec aisance la forme de la botte italienne et s’immobilisa dans le cuir. À l’évidence, elle aimait son confort, comme Annibal, d’ailleurs, qui s’affalait de tout son long sur le canapé après la course, ou bien à même le sol avant d’étirer un bras en direction des Alpes. Il détendait alors ses jambes de manière qu’un talon effleurât l’ancienne Carthage et restait là à me regarder, triomphal et marmoréen, adroitement allongé sur une carte imaginaire.

Je vis faire la tache à l’emporte-pièce, bien qu’elle fût comme lui précise et calculatrice. Elle choisit le milieu du bureau, là où la peau brune était bombée et pouvait l’absorber en profondeur. Son périmètre sécha jusqu’à rendre un effet de trame moirée ; on l’aurait dit ondé comme la naissance des cheveux aux tempes. Le reste, les terres intérieures, gardèrent longtemps la teinte dorée de l’ambre jaune.

Cela me fit ressouvenir qu’Annibal n’aimait pas que je parle de Vulcano où notre bateau avait échoué contre un écueil ; moins encore que je rappelle comment le vent était tombé au moment le plus inattendu, et à quel point nous étions prisonniers d’une amité dont nous tenions à faire grand cas. D’un amour, aussi, pour deux jeunes filles dont l’aspect minéral cachait mal le tempérament. Ces choses-là, selon lui — amour, amitié — devaient rester secrètes avant de devenir présentables.

Je ramassai mes feuilles avec l’intention de dire pour de bon comment l’affaire avait tourné lorsque le vent s’était tu, et une voix, sa voix, annonça :

« Mais dis moi, mon Scipion… que vois-je, que vois-je ? On dirait bien un début de calvitie, là, sur le haut du crâne… Un dieu espiègle amateur de flèches pourrait vouloir te prendre pour cible. »

Peut-être Annibal était-il entré par la porte. Certains soirs, après tout, il cédait aux convenances plutôt qu’aux caprices. Il avait plus d’une fois péché par manque d’odeur de sorte que son corps sans effluve était là où on l’attendait le moins, devant plutôt que derrière, tout en haut sur la dernière marche plutôt qu’en bas sur la première.

Il allait s’installer dans le fauteuil destiné aux visiteurs.

« Bonsoir, cher Annibal », dis-je pour l’accueillir.

Il courba les épaules — à peine, presque rien.

« Le vent s’était tu, tu ne saurais le nier », repris-je comme si nous ne nous étions pas quittés depuis la veille.

Debout devant le bureau, il dit, droit et fier :

« C’est donc que nous parlions à voix basse et que quelqu’un lui avait intimé l’ordre de se taire.

— Quelqu’un qui aurait voulu nous écouter…

— Exactement.

— Et…?

— Et alors, mon Scipion, ce que nous disions dans la barque n’est l’affaire de personne, vent ou pas. Nous n’affirmions rien qui fût pauvre, voilà au moins qui est certain. Mais quelle importance, maintenant, hein ? Dis-moi. »

Je crus deviner un regret et donnai la seule réponse possible : « Ce n’est pas à nous d’en juger ».

Lorsqu’Annibal s’en fut retourné chez lui tard dans la nuit, j’hésitai à commencer par là. Par ce n’est pas à nous d’en juger plutôt que par le vent s’était tu. Et puis, comme l’affaire risquait de devenir embrouillée et qu’on perdrait sa vie à la démêler en misanthrope, je me dis que je voulais avant tout porter un toast à notre avenir plutôt que d’en rester à l’affaire du naufrage. Voilà pourquoi nous quittions le port de Messine et les rivages de la Sicile dès le lendemain, sans désœuvrement, bien au contraire. Sans tristesse, avec nos jeunes filles qui avaient tenu à mettre des bouteilles dans leur panier.

Nous partîmes de bonne heure pour éviter la chaleur. Le courant nous serait favorable ; en ramant avec audace et constance, nous pouvions rejoindre la Punta dell’Asino avant midi. Nous le voulions plus que tout au monde. Étonnamment, ces bonnes résolutions s’avérèrent superflues. À peine étions-nous sortis de la rade que le vent se leva, régulier et pacifique, pour prouver que nous étions les seuls responsables de notre ancienne mésaventure. Il suffisait de partir le cœur léger avec la Beauté à bord et le bateau filerait sans heurt. Nos craintes disparaîtraient. L’avenir aurait belle allure. De fraîches calanques nous accueilleraient. La terre modulerait pour nous quatre un chant clair et lumineux.

D’ailleurs, l’eau resta calme tout du long, même quand la Punta n’était encore qu’un point sur l’horizon. Elle aurait pu s’agiter et nous engloutir, mais n’en fit rien. Silvia sifflotait, cachée sous son chapeau ; Annushka l’écoutait sans bouger. La voile claquait à peine, gonflée par le souffle amical. Quelques nuages effilochés nous précédaient, et les faucons gris de Messine. Quelle splendeur, pensai-je, quelle chance ! Les filles nous tournaient le dos, assises à la proue. Elles avaient tressé leurs cheveux et leurs nuques découvertes avaient la blancheur sans tache du lait frais. Penchées l’une contre l’autre, Silvia à peine plus grande, Annushka plus souple, elles épousaient mollement le mouvement de balancier du bateau. Nous retournions avec elles à l’endroit de notre déconvenue. Je croyais deviner à son sourire qu’Annibal s’imaginait la partie déjà gagnée, et que les feuilles que le vent avait jetées à terre iraient à la corbeille. Il aimait la course, pousser les portes de l’épaule, fort de l’air du large, jeune et moelleux, qui soufflait dans ses poumons. Pourquoi revenir sur le passé ? Annushka se retournait de temps à autre, répondait au sourire par l’esquisse d’un baiser. C’était naïf de leur part. Silvia, ma fidèle Silvia avec son air farouche et son dos droit, soupçonnait que cette partie-là ne serait pas gagnée si facilement.

Il y avait une petite crique, cinq minutes à peine avant la Punta. Nous accostâmes à l’ombre ; après avoir déposé nos affaires sur le sable, nous plongeâmes dans la mer accueillante. L’air était fluide, comme si l’eau s’évaporait en hésitant ; il portait jusqu’à nous la douce mélodie d’une flûte, la musique clémente du bon berger Tancrède. La belle couleur anthracite de la mer étalée sans artifice à l’ombre des rochers, tâchée d’argent là où le soleil tombait quand même en gouttes, rehaussait la blancheur de leur peau. Toutes nos contrariétés s’évanouisssaient dans cette eau grise ; voir les filles rire et fermer les yeux pouvait faire penser que cette félicité sans manière serait immortelle. Peut-être l’herbe fatiguée avait-elle soif au dessus de nous et les bêtes cherchaient-elles la protection d’un arbre le long de la falaise, mais le temps des récompenses coulait tranquillement en dessous pour qui venait par la mer se cacher dans ses fondations. Face aux rochers, la mer étincelait à l’infini comme un bouclier nu, tantôt de bronze et d’or, tantôt tâché d’oiseaux pêcheurs serrés sur l’une ou l’autre de ses bosses. Pas une voile ne venait déranger ; pas de tempête, au loin, qui pût s’échapper des nuages et troubler notre séjour. Sous l’eau, les jambes semblaient faites d’un marbre pâle et sans veine, dessinées pour la nage plutôt que pour la marche ; on les voyait déformées par les reflets torsadés du liquide agité par nos corps. Les bras levés faisaient comme des piques de chair sorties de l’onde ; baissés, ils ne renonçaient pas, cherchaient au contraire un refuge plus frais encore, sous-marin et bienheureux. Les filles nageaient droit devant sans lever la tête, revenaient vers la grève, enroulaient leurs épaules et repliaient leurs jambes comme au gymnase. Évitant le large, toujours sagement dans l’enceinte de la crique à la roche jaune et bistre, elles allaient et venaient en un lent mouvement circulaire. Puis elles regagnèrent le sable les premières et ouvrirent le panier.

Rien n’y manquait. L’osier répandait une odeur, comme si les saules dont il était fait avaient encore les pieds dans la vase. Nous mordions dans le pain l’un après l’autre pour empêcher le vin de monter à la tête. Annushka riait beaucoup, avec tout son corps qu’on aurait dit secoué de haut en bas par un mécanisme. Son rire s’amusait seul sans qu’elle en eût vraiment envie. Elle s’endormit en chien de fusil sur le sable, sans s’y préparer, en un instant. Silvia s’allongea à ses côtés et s’endormit elle aussi, mais parce qu’elle s’appliquait en connaissance de cause à fermer les paupières pour goûter consciemment son repos.

Ludwig von Hofmann, La source.

Puis Annibal dit « il faut attendre que le soleil se couche ». Il s’étendit à son tour, fatigué par le vin et la traversée. La nage avait lavé son visage des contrariétés de la veille de sorte qu’il présentait au ciel les traits d’un enfant repu de jeux innocents. La satiété et l’inaction n’étaient pas son ordinaire. Annibal pouvait bien s’assoupir, partager un repas, rire au théâtre, la ruse, toujours, tenait les rênes et dirigeait sa pensée. À quoi pouvait-il réfléchir maintenant que nous étions protégés du soleil, du vent et des oiseaux, bercés par la musique du petit berger ? Le garçon devait s’être assis en tailleur sur la falaise, à distance de ses chèvres, sa capuche rabattue sur la tête. Sa musique montait comme un serpent autour d’un bâton, tournait sur elle-même, redescendait plus lentement encore le long du buis, glissait sur le sol et coulait le long de la pierre jusqu’à nous. Que disait cette musique à laquelle Annibal semblait insensible sinon qu’il était injuste que nous dussions affronter tant d’épreuves et traverser ensemble un champ de pleurs ? Nous méritions cette paix d’aujourd’hui, franche et modeste, si généreuse, si facile, et j’aurais voulu que son sommeil pour une fois en fût un. Bien qu’il ne bougeât point, que ses bras fussent serrés contre ses côtes et ses jambes comme si on avait déposé un mort, il devait prier pour l’exaucement de ses vœux, pour que je renonce à évoquer l’affaire du vent et du bateau penché à fleur d’eau sur le sable.

Que s’était-il passé un mois plus tôt alors que nous approchions tous les deux de Vulcano sans encombre ? Nos voix, petites et faites pour la confidence, avaient soudainement résonné comme dans un amphithéâtre où le rhéteur prononce son discours pour séduire la foule. Nous parlions de notre amitié, une entreprise risquée. Sans doute est-il prudent de laisser un tiers donner son avis sur une question aussi grave. Toujours est-il qu’Annibal était debout devant moi, tout près du point d’écoute de la voile. Nous en étions venus à évoquer le caractère obstiné de cette passion. L’amitié se manifeste, affirmait-il, et puisque l’amitié doit se déclarer, elle exige des actes. « Qu’en est-il donc de ces actes ? » avait-il alors demandé, séduit par son éloquence et l’apostrophe emphatique, «  que sont-ils sinon l’expression d’une volonté ? » Et puis, l’amitié est intelligente, et l’intelligence doit la guider. Pas de volonté sans manuel. Un guide pratique, il faut. Au contraire de l’amour qui se laisse porter, et du cousinage, cette figure moindre de la paresse, l’amitié délibère, réfléchit, considère le pour et le contre, prend les devants. L’amitié est une passion raisonneuse et argumentative. Mieux encore : la raison lui emprunte ses habits pour triompher. Elle est le propre de l’homme, d’ailleurs. Il allait proposer un exemple avec toge et coiffe à l’appui au détriment des meilleurs animaux. « Et puis non, avait-il aussitôt objecté, nous pourrions aussi bien être nus. » Merci pour les chiens et le perroquet, les uns fidèles, l’autre solitaire, un rien bas-bleu. Sur quoi le vent était tombé. Sans que rien n’eût permis de le prévoir, la mer, subitement agitée, avait poussé notre bateau sur le sable sans son concours, d’une main ferme.

 

Nous retournions donc à l’endroit du naufrage. Annibal ne doutait pas que nous surprendrions l’auteur de notre déconvenue. Il croyait aux explications, et que les causes naturelles ont des raisons cachées d’agir comme elles le font. À le regarder dormir d’un sommeil profond, étendu à mes côtés sur le sable, je ne doutais pas que son esprit échafaudât en rêve des conjectures et organisât des représailles impressionnantes à la mesure de chacune. Jamais Annibal n’engageait une action sous l’emprise de la colère. Il fallait un responsable. Il y en aurait un, le prix importait peu. Son repos à l’ombre de la falaise avait l’impassibilité des préparatifs de guerre. Je regardais nos jeunes filles. Tancrède posa sa flûte, et c’est moi qui somnolais bientôt à mon tour, bercé par la fraîcheur et le silence.

Combien de temps pour cette sieste bienfaitrice ? Un heure ? Deux ? Plus encore ? Qui sait le temps que durent les repos mérités ? Je constatai au réveil que l’enfant avait fait le tour de la falaise avec ses bêtes et nous observait d’en haut de l’autre côté de la calanque, son bâton à la main. Les filles s’étaient assises au bord de l’eau. Annushka me fit signe de les rejoindre.

« Et Annibal ? » demandai-je.

« Monté faire un tour », dit Silvia.

Alors que nous avions décidé d’attendre le crépuscule… ? Monté ? Monté seul ? Je m’empêchai de rien dire, ne voulant pas les alarmer, ni éveiller de soupçons. Nous avions prévu de rejoindre le banc de sable à la nage en suivant la côte, rien que nous deux, mais Annibal avait manifestement profité de mon sommeil pour changer d’idée. Je pressentai une infidélité passagère, un oubli sans gravité de notre projet. Un parjure? Un frisson caressa mes tempes. Non. Et qu’importe ! J’aurais défendu mon ami si on l’avait accusé. Je me serais compromis sans compter. Je le ferai, des années plus tard, à petits pas comptés, pris jusqu’aux hanches dans la neige des Alpes pour le sauver du gel. Je le ferais encore après la mort si c’est possible, en toute impunité, exempt de l’impôt, avec le sourire, libéré des fâcheux en tout genre.

L’après-midi déclinant, comme la lumière mourait et qu’Annushka s’inquiétait de son absence, une autre éventualité me vint à l’esprit avec lenteur et autant d’aplomb, nourrie par l’image de l’ami allongé l’heure d’avant sur le sable : Annibal m’attendait.

Le berger reprit sa flûte et sa musique monotone descendit de nouveau jusqu’à nous. Il se tenait debout au bord de la falaise, ses doigts dansaient sur la tige de bois. Ses chèvres devaient être à l’abri dans un enclos, ou alors dormiraient-elles bientôt sans surveillance à la belle étoile. Il ne semblait pas s’en soucier. Il gardait la tête droite et regardait la mer en direction de Messine. Sa mélodie était douce et mélancolique. Silvia la chantait avec lui la tête posée sur mes genoux. Des trilles entêtés et rebelles s’échappaient parfois de ses lèvres. On aurait dit la plainte d’un oiseau solitaire fatigué de s’égosiller. Et puis…

Aucun phare au loin, aucune lumière sinon celle de la lune que l’eau s’amuse à faire miroiter. Pas un bateau. Les faucons sont couchés. Le petit berger chante avec Silvia pour le repos des bêtes et des hommes fatigués par la pêche. Les dieux sont paisibles et nous veillent. Tancrède, là-haut, goûte avec nous la fraîcheur de la nuit étoilée. Une ombre se profile dans son dos. Elle s’avance en silence à pas comptés.

« Regarde ! » cria Silvia en levant la tête. Il était malaisé d’où nous étions d’évaluer avec précision la taille de celui qui s’échappa ainsi du fond des ténèbres. La masse de son corps était à peine visible, ses contours flous comme ceux d’une tache sur un buvard. Il se mit à courir. Avant que l’enfant eût le temps de se retourner, il le poussa dans le vide d’un coup sec dans les reins et disparut.

Rien ne nous avait préparé à une telle injustice, au hurlement rauque contraire au corps si jeune. Comme il était répercuté par l’écho, il semblait que le pâtre s’écrasait plusieurs fois sur les rochers. Innocente des choses de la guerre, Silvia n’avait dans son esprit aucune image de ses os brisés, de la chair fendue et meurtrie, aucune idée de l’odeur âcre des viscères et du sang qui coule aux mêlées et aux combats. Elle se leva, le teint blême, et s’avança seule vers la grève.

« Mais pourquoi ? demandait-elle, pourquoi ? » Je la rejoignis, et comme je voyais que le visage, le nom, et jusqu’au destin d’Annibal prenaient dans son regard la place des images qui manquaient pour qu’elle comprît ce qui venait d’arriver, je dis pour sa gouverne : « Tu fais fausse route. Annibal ne saurait commettre un crime aussi odieux ».

Quelqu’un, là-haut, pourtant… Quelqu’un d’autre…

J’en étais maintenant certain, le sort de l’enfant le confirmerait un jour : Annibal n’avait pas essayé de rejoindre la Punta dell’Asino seul par la terre. Il n’avait jamais eu l’intention d’y revenir, pas plus à pied qu’à la nage, traitait mon récit par le mépris plus encore que je n’aurais pu l’imaginer. Pour autant, il n’avait pas trahi. Une flamme différente lui soufflait quoi faire.

Annibal m’attendait au volcan. Voilà par quoi il fallait commencer. Je gardai cette phrase en mémoire et me confiai aussitôt à Silvia.

 

Antonello da Messina, Le premier sourire d l’homme…

« Annibal m’attend au volcan », m’entendis-je dire à voix basse. Sa peau blanche, son mutisme, ses yeux secs, fixes dans leur orbites… Silvia avait un instant quitté le monde des vivants, perdu émotion et parole. Elle se tourna vers moi avec mollesse, posa une main sur mon épaule comme font les couples étrusques sur le couvercle de leurs sarcophages. Que signifiait ce geste sinon que je devais partir et lui laisser Annushka ? Comme ma confiance ne souffrait ni relâche ni exception, je l’embrassai et partis.

Voilà comment va le monde à Messine pour peu qu’on le regarde en face, intime ou public, naturel comme au premier jour ou travaillé par l’artifice des hommes qui veulent toujours mieux faire. Le monde avec ou sans nos âmes, nu ou habité. Il faut qu’une affinité élective en trouble l’ordre.

Je ne commencerai ni par le vent s’était tu, ni par ce n’est pas à nous d’en juger, ni même par un dieu espiègle amateur de flèches aurait pu me prendre pour cible, bien que cette troisième possibilité s’avère satisfaisante.

Tout s’annonce et se résoud avec Annibal m’attendait au volcan. Comme les doutes s’effacent, je laisse les nymphes au rivage et consigne sans attendre le divin, l’incontournable incipit.

PREMIÈRE PARTIE

1

 

Annibal m’attendait au volcan. Enfin, presque. J’y montai ma foi sans trop d’efforts. Le ciel qui avait abandonné le jeune berger à la pénombre l’instant d’avant éclairait le chemin d’une lumière uniforme. Comme la difficulté était en partie illusoire et l’air empli d’odeurs entêtantes, je m’arrêtais souvent pour goûter les vapeurs épaisses qui flottaient alentour. L’ascension était ralentie par cette douceur nocturne, l’égoïsme si tenace dans toute la République que personne n’avait pensé laisser derrière soi la trace d’un passage qui pût montrer le chemin à autrui. Rien pour aider. Rien pour soulager. Pas une fleur écrasée, pas une poignée ni même l’empreinte d’un pas ou le fil d’une étoffe arrachée par les épines qui pût indiquer un passage. La nature avait d’ailleurs partout un aspect étrangement virginal ; jusqu’à la faune s’était enfuie. Peut-être demandait-elle grâce loin d’ici. Des marins qui auraient observé l’île entre les cordages et imaginé des richesses à disputer auraient été surpris de voir tant d’orchidées sauvages, et les bruyères neigeuses, pousser au hasard dans la boue séchée.

Ci et là, donc, le tronc d’un pin arraché par la tempête, la pierre antique d’un lavoir abandonné, des corolles tombées de leurs tiges. Et partout la rosée qui s’efforçait de poindre bien qu’il fût trop tôt. La nuit n’était pas close, au contraire ; l’assurance que j’arriverai à temps malgré la paresse guidait mes pas. Je savais que les falaises de pierre faisaient à l’île un rempart, mais là, sur la terre meuble qui ressemblait toujours plus à une dune grise et caillouteuse à mesure de la montée, on n’aurait pu l’imaginer. L’air sans insecte ni matière autre qu’une fine poudre noire en suspension — la même qui recouvrait depuis dix jours les plages et les toits de Messine — était plutôt celui d’un promontoire sans protection, abandonné aux caprices d’une eau déloyale. La mer limpide, les fonds clairs, chaque roche si nettement dessinée sous l’eau qu’échouer ou se perdre semblaient impossibles un mois plus tôt et les manœuvres un jeu d’enfant : autant d’idées fausses, autant de pièges. La solitude du lieu, l’idée que quelqu’un pût y laver son linge étaient un leurre. Pourquoi pas un marché, hein ? une ville et des élus pour l’administrer. Pourquoi pas un sénat ? Il en va ainsi des terres inhospitalières : tout projet humain s’y évanouit de lui-même. La baignade, l’amitié, la controverse gracieuse et le pouvoir du verbe s’effacent. Et là, toc ! on s’en doutait bien : toutes les résolutions aussi, et pas seulement les plus fragiles.

 

Le volcan avait somme toute deux visages. De même les ports fondés aux endroits propices, les temples et les embarcadères de Vulcano, mais cela est une autre affaire. La duplicité de la nature est impassible, celle de la conduite humaine exaltée. D’un côté la terre qui gémit tout les dix ans et crache une lave rouge parsemée d’obsidiennes, de l’autre les fausses médications, les débats houleux à la capitainerie, la théologie délicate et inflexible des prêtres, les comptes d’épicier, les arguties des psychologues spécialisés. J’y pensais tout le temps de la montée. Annibal avait sur cette différence un avis tranché. L’amitié, insistait-il pour souligner l’opposition (elle encore, décidément…), n’est pas un sentiment naturel. Elle nous hisse au-dessus des bêtes et nous oblige à l’injustice. Plutôt défendre un ami que la famille ou la nation, quitte à compromettre l’État ; l’amitié, tiens, doit plutôt servir à entrer dans l’histoire. C’est dans les circonstances les plus décisives, quand le destin du peuple est en jeu, qu’elle fait ses preuves. Brebis et juments vont au secours de leurs petits sans y penser. La lave incandescente les effraie. La peur est leur soumission, le conflit de la nature avec elle-même une hypocrisie. Déguisée en braises, attisée par ses propres vents, la belle nature dissimule sa haine l’instant d’après sous des allures bienveillantes. Elle chouine par la gueule des bêtes quand le mal est fait pour dire qu’elle n’ignore rien des souffrances qu’elle leur inflige, dépêche aussitôt un petit air frais pour se faire pardonner son accès de colère. On ne peut pour autant en conclure qu’elle a deux âmes, l’une sans pitié, l’autre farouche et miséricordieuse qui s’agite quand il est trop tard. Non non non. La nature est entière dans sa fourberie, intacte par sang-froid. Alors que nous… notre duplicité est telle que notre premier devoir est de jeter l’hypocrisie aux orties et d’agir comme si nous n’avions qu’une seule âme dévouée à un projet qui nous élève. De toute évidence, une première vapeur est là pour assurer notre survie à l’aide de petits calculs ; une deuxième, réfractaire, prend le relais et s’accorde bien mal de la tricherie en voulant nous distraire. Nous nous mentons à nous-mêmes avec les deux pour notre plus grand confort. Au moment de la montée, je ne m’en souciais pas encore, sinon d’une manière confuse. Ces idées tournaient dans ma tête sans que je pusse refermer la main dessus.

Juste avant que le bord du cratère apparût, irrégulier et fissuré, une terrible fatigue envahit mes jambes, le genre de fatigue dont Mademoiselle Twinton disait qu’elle était ridicule à mon âge lorsque je refusai d’avancer et retirai mes chaussures pour tremper mes pieds de douze ans dans un ruisseau de montagne.

Je m’assis cette fois-là sans que personne eût rien à redire, pas même Alessia, sa petite préférée, pas même Mademoiselle herself qui savait pourtant gourmander à bon escient, et je pensai que Silvia devait se sentir bien seule avec Annushka à ses côtés, sans doute plus que moi qui avait au moins un but, une tâche à accomplir, peut-être même — risquons le mot — une manière de destin.

La nuit devenait plus claire, passait du noir au bleu, puis du bleu au mauve. On aurait vu les faucons s’ils avaient quitté leurs nids, et la figure de celui qui avait précipité le jeune berger dans le vide. Il devait rôder quelque part, l’assassin. Un grand calme enveloppait les abords du cratère, comme si seule la pleine mer et les ports de Vulcano eussent été éternellement agités, l’une par les rouleaux, les autres par les disputes. Le froid de la première rosée n’aurait pu me réveiller si je m’étais assoupi. De toute façon, la sécheresse, là-haut, était universelle et sans pitié, aussi repris-je la marche pour atteindre mon but aux premières lueurs de l’aurore.

Lorsque j’arrivai, la vague blancheur du ciel éclairait la bordure noire et cuivre du volcan. Et là — quelle naïveté ! quel enfantillage ! — j’appelai Annibal exactement comme un géant penché au bord d’un chaudron admoneste une créature imparfaite recluse sous la croûte terrestre. Annibal se serait drôlement moqué s’il avait dû trouver la première phrase. Scipion s’était penché au-dessus du trou comme une cuisinière au-dessus de sa casserole, ou bien, pis encore : Voyez un peu : offrant sa jeune calvitie à un dieu moqueur portant le carquois, Scipion avait courbé l’échine pour observer les profondeurs d’un chaudron à confitures. (Maladroitement perché sur un petit tabouret, aurait-il pu ajouter.)

Le trou béant n’offrit aucune réponse, ni écho ni soupir, si bien que je résolus de descendre. J’aurais attendu en vain à l’extérieur.

À peine avait-on quitté le rebord du cratère, dentelé et craquelé comme celui d’une tourte, à peine avait-on fait quelque pas sur le sentier qui s’enfonçait en spirale, qu’une fraîcheur d’un genre nouveau caressait la peau. On l’aurait cru produite par une soufflerie. La spirale — une parfaite spirale d’Archimède, comme le démontra Silvia lorsqu’elle m’eût rejoint — conduisait au fond. On n’aurait pu s’échapper par les côtés, par un couloir latéral ou une porte, ni même par une fissure.

Il est sans doute des sujets plus poétiques que cette descente et pourtant, en progressant vers le bas, j’étais la proie d’émotions proches du ravissement et de la désolation, lesquelles semblaient ne devoir s’épanouir qu’une seule fois avant de disparaître. Pour bien faire, leur expression aurait requis une métrique. Il aurait fallu pouvoir dire « je te frapperai sans colère et sans haine comme fait le boucher avec sa viande», mais sans mentir. J’avais soif, et comme je m’arrachais la peau des lèvres à force de passer la langue et les dents dessus à la recherche d’une eau qui ne venait pas, une orange très mûre apparut à mes pieds sur le sentier. Elle promettait d’être pleine d’un jus abondant et sucré. Je la ramassai, tirai la peau avec l’ongle, laissai les épluchures tomber dans le vide et bus le fruit comme une carafe pleine. Question d’heureuse coïncidence, il y eut bientôt des poires et des dattes, également fermes et moelleuses, de manière qu’il semblait que ces aumônes eussent été disposées en bon ordre pour me faciliter la tâche. Non pas qu’elle fût périlleuse. Il suffisait de se tenir collé à la paroi et d’avancer en pensant chaque mouvement, comme on suit les instructions d’un livre où sont notées les étapes d’un projet solitaire (ou presque, les pourvoyeurs de fruits surgissant parfois incontinent pour offrir leur solution à un contretemps, par exemple l’étanchement de la soif). Annibal était un stratège, sa conquête d’Annushka rien moins que militaire, conduite avec succès malgré quelques déconfitures au moment de sa première campagne, vers l’âge de dix ans, menée à grands frais dès qu’il eût compris que c’était bien de l’amour qu’il éprouvait depuis si longtemps sans que personne lui en eût rien dit. Les adultes, volontiers cachotiers, se trouvent bien aise de leur silence lorsqu’il s’agit du sentiment amoureux — lequel, après tout, les confond tout autant. Annibal voulait en tout de la franchise et des précautions. Aussi aurait-il été facile de croire qu’il avait caché ces cadeaux dans le sac posé à côté du panier au fond du bateau pour les déposer ensuite le long de la spirale, payé une petite frappe pour éliminer le berger, et circonvenu une divinité qui s’était plue sous ses ordres à me glisser dans l’âme l’idée qu’il m’attendait en bas plutôt qu’à l’extérieur. N’avait-il pas pareillement déposé des étrennes devant la porte d’Annushka le jour de ses treize ans, giflé l’un de ses frères injustement soupçonné de les avoir volées et fait brûler un bouc pour l’exemple ? J’aurais pu vouloir m’en informer, un jour, et poser mes questions sous le couvert de l’amitié. Était-ce toi, Annibal, l’homme des fruits ? Était-ce toi, ô fils d’Hamilcar, le pourvoyeur de comices ? Mais à quoi bon interroger celui qui sans nul doute en savait le moins ? Et puis quelle importance, après tout ? Annibal pouvait aussi bien ignorer ces choses à la manière d’un bienheureux, ou alors passer une commande et même déléguer. Aussi descendai-je l’esprit libre sans devoir orange, poires ni dattes à quiconque. La lumière commençait à manquer, et cette obscurité, sans promesse d’une nouvelle journée au bout de la nuit puisque les étoiles n’éclairent point les cheminées de volcan, cette noirceur funèbre favorisait l’auscultation. Acouphènes, gargouillements, battements aux tempes et jusqu’à la déglutition des dattes… J’étais à ce point la proie du silence que seul l’intérieur de mon corps produisait des sons. Et, fichtre ! j’en étais admiratif, surpris qu’il fût si musicien sans que je m’en fusse jamais aperçu, et même, en l’occurrence, trouvère des profondeurs. Car non content de faire des bruits dont les dattes étaient partiellement responsables, mon ventre écrivait une partition pour tuyaux et syphons qui exigeait d’être jouée sur le champ et le fit savoir par des rots et des pets sonores et répétitifs. L’œsophage claironnait, l’anus trompettait, mes tempes tambourinaient avec précipitation. Les baguettes rebondissaient sur la peau tendue des timbales, les cuivres s’exclamaient militairement. Sans doute l’orange n’était-elle pas si fraîche et les dattes me jouaient-elles un mauvais tour. Je fus pris de frissons, claquai des dents et dus m’asseoir au son du xylophone. Une symphonie — très en avance sur son époque, je veux dire pénétrée de dissonances qui auraient fait hurler les académiciens — se jouait dans la moitié supérieure du cratère en l’absence d’un public. À moins qu’il n’y eût, dissimulés dans les recoins, cachés derrière des portes entrouvertes, tapis dans les encorbellements fondus dans la cheminée du volcan, des spectateurs. Il y aurait un jour un auditoire enthousiaste et stupéfait pour un autre genre de musique, la musique martiale de la victoire et de la punition, la musique qui chanterait haut et fort le triomphe puis la défaite d’Annibal, dans cet ordre, sans s’apercevoir de la transition, mais les évènements de cette matinée-là ne le laissaient pas soupçonner. C’est en toute innocence que je progressai le long du chemin, sifflotant, pétaradant, tambourinant des oreilles, laissant de côté les nouveaux fruits qui m’étaient proposés, sans me soucier ni de l’heure qui avançait ni de la température qui fraîchissait, et pas plus du silence et de la solitude qui semblaient s’être donné le mot pour me décourager.

Quelque chose de plus retors que la précaution me poussait ; plus je considérais que mes ennemis auraient parlé de fuite en avant, plus j’avais envie d’en découdre. Étaient-ils si nombreux ? Je me plus à le croire par méfiance, pour imiter par avance Annibal qui en aurait un jour beaucoup plus que moi, qui aurait à vrai dire le monde entier contre lui, les bien-pensants, les hérétiques et les conservateurs, les gens les plus vulgaires et aussi les plus discrètement fardés, tant et si bien que j’avançais avec audace pour écarter ces fantômes, quitte à les précipiter dans le vide. Ces faux amis de la bonne cause, aussi obtus que ceux de la traduction littérale qui substituent les synonymes les plus faibles aux mieux appropriés selon une liste établie sans discernement, tenaces et philistins (le visage d’Alessia enfant papillonna un instant sous la peau de mes paupières closes), comment s’en défaire ? Il aurait suffi de les bousculer et même simplement d’étendre les bras pour qu’ils disparussent, si bien que non content de faire de la musique, je me mis à la danse. J’agitai les jambes et les pieds à grands frais pour être certain de rester seul sur le chemin. Je gesticulai sur place à cause de son étroitesse. L’exaspération aidant, le trépignement épicé par l’impuissance se convertit en convulsions. Là encore, la fortune était de mon côté.

J’avais acquis une belle pratique, perfectionnée dès l’enfance, de la simulation des crises d’épilepsie ; la pantomime était alors si parfaite qu’une fois calmé et mis au lit, de retour de ces affreuses randonnées en montagne, je me réveillai persuadé d’avoir été le sujet d’une véritable attaque. Mon lit, creux et douillet, gagné à force de contorsions, avait pour m’en persuader par antithèse deux énormes oreillers. J’y enfonçais ma tête ; les taies, fraîches et repassées, sentaient le coing cuit. L’exaltation offerte par la solitude de l’alcôve, la pénombre et les minces liserés de lumière au repos sur le couvercle des coffres, l’emportement excité par la comédie, souffraient pourtant d’une malfaçon. Car à la crainte d’être démasqué et puni s’ajoutait, pis encore, celle de ne pouvoir feindre la crise suivante avec autant de perfection. Vers le début de l’adolescence, le chagrin de pressentir que la solitude gagnée et la peur d’être exposé m’indifféreraient un jour était plus affreux encore que ces deux craintes réunies. Alors, triste et désœuvré, je regardais par la fenêtre ouverte la belle eau claire du détroit de Messine. J’aurais voulu m’y jeter, ne pas passer ma quinzième année, ne plus penser à rien tant les fausses douleurs et les détresses artificielles qui m’avaient jusque là protégé me semblaient indignes. Quelle cruauté abjecte de savoir que je ne voudrai bientôt plus rien de ce qui m’avait le plus tenu à cœur : échapper à l’autorité, aux bienfaits de la marche, aux devoirs familiaux, aux conseils charitables de Mademoiselle, et plus tard, au moment où il aurait fallu s’y soumettre, aux obligations civiles et militaires. Ce serait même bientôt tout le contraire. J’allais tuer cette enfance fainéante et me consacrer corps et âme au bien commun, soutenu par la confiance sans faille de ma gouvernante, laquelle s’avéra pour le coup étonnamment rusée et diplomate. Mais je pensais alors, la tête posée sur les deux oreillers rassemblés : que me restera-t-il d’autre, à l’âge d’homme, que la satisfaction du mensonge parfait ? Cela, au moins, resterait intouchable. Quelle sottise ! Quelle basse prétention ! Et pourquoi, d’ailleurs, cette illusion factice ? Pourquoi cette facilité ? Parce que je souffrais de n’être pas encore débarassé desdits mesonges et artifices dont tout me disait qu’ils étaient indignes sans pour autant que rien m’indiquât comment m’en défaire.

Là, au volcan, alors même que cet âge était enfin advenu, la configuration du sentier était si peu propice aux trépignements qu’au lieu de chasser les anciens fantômes, je perdis l’équilibre et tombai en chute libre. La chute démontra une fois de plus que le temps des plaisirs puérils était révolu et que j’étais dans l’erreur en les invoquant d’aussi piètre manière, je veux dire pour moi seul dans le conduit avant de tout raconter par le menu dans Toast à mon retour d’une façon qui fût non pas simplement acceptable, mais belle à lire. Taper du pied était inutile, la punition idoine l’affaire des nourrices, le domaine propre de Mademoiselle Twinton, et c’est par châtiment pour avoir cédé à cette farce infantile que je tombai et tombai encore, longtemps, longtemps, ô combien longtemps, à vrai dire interminablement, avec l’aide de l’éternité et le sentiment que la cheminée du volcan avait la forme d’un immense entonnoir qui se resserrait au fur et à mesure, et qu’au bout du cône… hum… et qu’au bout du cône… hum, hum … m’attendait un orifice qui risquait d’être de la taille du petit doigt, un peu comme… hum, hum, hum… un peu comme ceux des vrais entonnoirs de taille normale et des chinois de cuisine.

Que ferais-je alors ? Tenterais-je de remonter ? Mais comment ? Me retournerais-je pour vérifier ce qui m’attendait derrière ? Appellerais-je Annibal qui, décidément, se faisait taiseux ? Dans un livre qu’il m’avait offert avant le naufrage de la Punta, j’avais lu une drôle d’histoire fastidieusement intitulée Le supplice de l’entonnoir. La pauvre Alessia avait dû aussi la lire, elle qui lisait tous les livres, même les plus anglophiles, sous l’influence de Mademoiselle. J’étais allongé sur mon lit dans la chambre de Messine, celle-là même où j’essayais aujourd’hui avec tant de difficultés de commencer Toast de manière qu’un lecteur, ne fût-ce qu’un seul, sût un jour la vérité sans fard, pure et désintéressée. Ouvrant au hasard le livre donné en cadeau, comme j’aime encore faire aujourdhui, je tombai sur ceci : « on force le pauvre W à entrer tout entier dans un entonnoir très long et très étroit en s’acharnant à lui présenter la chose comme un jeu ». Il y a tout au bout du conduit, quelle horreur — citation — « un orifice à peine plus gros qu’une tête d’épingle ». Toutes sortes d’objets tranchants sont introduits dans l’entonnoir jusqu’à ce que le jeune homme (car il s’agit d’un adulte plus ou moins de mon âge au moment de l’expédition à la Punta avec les filles) soit — je cite à nouveau — « hors d’atteinte, calé contre les parois de la partie étroite du cône qui le comprime comme une camisole, les paumes resserrées sur le rebord de ses manches comme quand on va par le monde peu vêtu les jours de grand froid ». Si mon souvenir est bon, W atterrit de l’autre côté dans un champ, les fesses en sang mais sans blessures.

C’est par miracle.

On ne sait pour autant quel dieu aurait pu causer un tel prodige, le vouloir ou même y songer, quel dieu du froid, de la neige et des montagnes, quel dieu du Nord, quel dieu des Alpes.

L’heureuse issue d’une affaire compliquée, lorsqu’elle défie les lois de la nature, doit faire mieux que nous séduire. C’est comme avec le vent qui se tait et le naufrage par les vagues seules. Si l’auteur d’un méfait doit avoir ses raisons d’agir, celui d’un bienfait le doit tout autant pour rétablir la justice. Appelons cela le principe d’Annibal, en hommage à celui qui tenait à la réciprocité en toutes choses, l’amour inclus. Quoi qu’il en fût, j’oubliai alors que dans le livre qu’il m’avait donné, on préparait avec amour la chambre voisine de celle de W pour un hôte jamais nommé. Ledit W n’éprouvait pour autant ni jalousie ni ressentiment, bien au contraire. Quant à moi, je tombais si longtemps et avec une telle lenteur, comme deux fois v sans ombrage aucun, qui plus est enivré par le spectacle de la spirale de laquelle j’avais glissé, et tout autant, disons-le, par la consommation des fruits posés là tout du long par une main amicale, je tombais — disai-je — avec une telle souplesse, que j’atteignis le fond du volcan sans la moindre blessure.

Qu’allait dire Annibal d’un tel exploit ? J’avais hâte de le savoir.

2

Voyez un peu : offrant sa jeune calvitie à un dieu moqueur portant le carquois, Scipion avait courbé l’échine pour observer les profondeurs d’un chaudron à confitures. Ô comme tout s’explique (même sans l’aide du petit tabouret) !

J’y viens.

De retour des bains, parfumé et pommadé, j’entrai chez lui par la fenêtre, plissai le front par jeu. J’aurais pu parier qu’une flèche allait l’atteindre en pleine tête. C’était possible, si l’on pense à la malice des conspirateurs. Il étaient déjà nombreux, et la jeunesse de Scipion n’y pouvait rien changer, bien au contraire. Frapper l’ennemi avant la force de l’âge affaiblit la superbe des familles patriciennes. Pour les proches de la victime et le parti qu’on veut vaincre, le coup prend facilement l’allure de la fatalité. S’il mourait avant son père, on répéterait partout que la maturité lui avait été refusée pour l’exemple. Mon Scipion plierait les jambes, son front heurterait le rebord du chaudron, il chancellerait, ridicule et abîmé, coiffé de la flèche comme d’une pauvre plume. Il tomberait face contre terre sur le carrelage de la cuisine. Ou alors s’accrocherait-il à la bassine dans un dernier effort et la pâte de coing bouillante se renverserait-elle sur lui comme la lave de Vulcano sur les pêcheurs l’an passé. Son visage, mon Dieu, son si beau visage, son front étoilé des plus fiers reflets en souffriraient. La poudre noire tout autour dans les airs, en suspens dans les rues de Messine, déposée par un vent tiède le long des plages, faisait penser, immanquablement, à une catastrophe.

« Prends garde, Scipion !

— Quoi ? dit-il en se retournant.

— Comment », rectifiai-je.

Scipion aimait aider en cuisine. Le temps que j’aille courir trois verstes, confie dos et jambes au masseur, revienne, il s’était nourri d’histoires de bonnes femmes. Il me les racontait le soir au moment où j’aurais voulu m’endormir. Mademoiselle les aimait par snobisme, mais moi… non. Comme elles étaient un peu ennuyeuses, je lui chatouillais les côtes et nous partions au claque retrouver nos jumelles.

Ce soir-là, il en irait tout autrement.

« On dirait que tu perds tes cheveux… Des soucis ?

— C’est héréditaire.

— Je n’ai pas remarqué que… »

À quoi bon. Je posai un doigt sur le haut de son crâne, l’abandonnait là un moment en équilibre.

« Tu mens. Je ne dirai rien à ton père. Mais… gare aux flèches ! »

Occupé à ramasser les feuilles tombées de son bureau, Scipion ne m’avait pas senti arriver. Il se fiait à la sueur ; maintenant que j’allais aux thermes après l’effort, c’était comme si les parfums n’existaient pas, ni de rose, ni de jonquille, ni de myrrhe. Quelle drôle de manière de faire comme si je ne me dégourdissais pas depuis déjà six mois, comme si je ne devenais pas, moi aussi, un homme du monde, comme si je ne ratrappais pas à ma manière le temps perdu. Quel goût pour le gauchissement ! Toujours à ruminer les mauvais souvenirs alors que je devenais peu à peu un jeune homme propre et bien mis. Comme si on ne pouvait pardonner les odeurs de chaussettes. Toujours à prendre le plus mauvais parti, parfois d’ailleurs contre lui-même. Sauf au bordel, bien sûr, où Scipion avait plusieurs fois gardé les deux jumelles pour lui seul, l’une pour forniquer, l’autre pour s’endormir contre. Il mit des années à vaincre le sentiment que le repos, après, exigeait le frais. La peau qui colle, les doigts sales, les coulures le long des cuisses lui faisaient horreur. Il fallait tout à coup que les corps fussent secs, décrottés, en quelque sorte, et les âmes sans autre désir que celui, plébéien, du repos.

« Alors… ce soir… ? demandai-je debout devant lui.

— Quoi, ce soir ?

— Ce soir nous seront prêts. Nous devons parler.

— C’est que j’écris Toast, en ce moment.

— Encore ?

— Jusqu’au bout. »

Quel titre, me dis-je, Toast. Peut-on avoir une idée pareille ? Ou plutôt, à voir l’air sérieux de Scipion qui observait la tache d’encre prendre forme sur le sous-main, s’agissait-il d’un entêtement. Peut-être avait-il raison d’avoir choisi ce titre, et tout autant d’aller jusqu’au bout. Concédons cela et reprenons pour le plaisir de l’ami Scipion, l’ami sans concession :

Quel titre, me dis-je, Toast. Peut-on être à ce point entêté ? Car à voir l’air sérieux de Scipion qui observait la tache d’encre prendre forme sur le sous main et dessiner un promontoire qui prenait avec aisance la forme de la botte italienne pour s’immobiliser dans le cuir, à voir cela…

À quoi bon ? Funeste Toast

Je savais ce qu’il voulait y glisser. Pas même en contrebande, je parle de ce qu’il tenait à faire pénétrer dans l’esprit des lecteurs muni d’une loupe grossissante pour les infirmes : la souche, puis la postérité, le début et la fin. Toute l’histoire. Les détails, les apartés, rien ne manquerait. Une grossièreté, quoi. Une chiure, qui sait ? Elle serait un jour écrite. Nous n’en étions qu’au début. Des gens mal intentionnés s’en empareraient à des fins délictueuses. Dix-sept ans, nous avions.

Je pense qu’il dut lire mes pensées, car à peine l’idée de crotte de mouche s’y était-elle fait une place qu’il me ressortit le truc du vent qui tombe. Ou plutôt, comme il le dit lui-même pour effacer jusqu’au concept d’odeur de merde, du vent qui s’était tu.

« Alors ce soir, le grand Scipion n’est pas libre…

— Non.

— Bien sûr ! Il écrit Toast. Comment pourrait-il  l’être ? »

Voilà où nous en étions. Un : mon ami Scipion écrit Toast même la nuit. Deux : celui qui a contraint le vent à tomber il y a un mois est passible de représailles. Trois : l’auteur de Toast s’imagine qu’Annibal ­— un étranger dans la République — va poursuivre le responsable. Tout à fait le genre de fourbi qu’on désigne du menton en relevant la tête tellement on perdrait son temps à la prendre entre ses mains pour demêler les inconséquences. De quoi lever les yeux au ciel. Mon avis est que rien n’est plus approprié en cette occasion que de regarder droit devant, un peu dans le vague, comme si même l’horizon n’existait pas, ou si peu.

C’est en tout cas ce que je pensais à ses côtés pour échapper à son influence. À ma plus grande surprise, il en fut tout autrement sur le chemin du retour. C’est lui qui gagna la partie. Ô Scipion ! Qui rêverait de se défaire de toi ? Quel impudent qui ne rougit de rien, pas même des pires trahisons ? Et quelle erreur d’avoir cru que la chose serait si facile ! J’allais seul dans les rues de Messine endormie et, contrairement à mes attentes, l’absence de l’homme jouait en faveur de ses projets comme si l’ombre qui me suivait avait été la plus forte. Plus j’approchais de mon lit, mieux je comprenais pourquoi il voulait que nous ne fussions ni complices, ni incestueux, encore moins camarades d’école, mais quelque chose de noble et d’indestructible qui nous aurait dépassé et dont la République aurait pu être fière. Quel était ce lien si difficile à décrire ? Bien qu’il fût chez lui penché sur Toast et moi debout dans la rue à ruminer, je résistai encore au moment où je poussai ma porte. Je pensai par lâcheté et ressentiment : comment nous assurer que nous n’étions pas victimes d’une apparence, qu’il n’y avait là, depuis la naissance, rien d’autre qu’une toute petite idée ? Nos pères se connaissaient, nos mères, nos domestiques, nos esclaves, c’est donc tout naturellement que… etc. Les médiocres, qui misent sur les généralités et les circonstances, les sociologues, auraient pu tout expliquer. D’autant que mes frères l’avaient vu naître. D’autres de nos aînés, aussi, réunis autour du lit de Cornelia. On aurait pu raconter les choses de cette manière et chercher une loi comme si l’amitié était héréditaire et convenue. Nous cherchions… oui, nous cherchions, nous aussi, mais avec un tout autre esprit. Pour commencer : un nom à ce qui nous unissait avec tant de force. Y avait-il là un avantage ? D’abord, on peut bien chercher sans qu’il y ait rien à trouver. Et puis, à supposer qu’on trouve un jour, ce qui aura été dévoilé au terme de l’enquête pourrait bien n’en porter aucun. Si nous avions réussi, il aurait fallu chercher encore ; un mot, cette fois-ci, qui nommât correctement la chose autrefois si difficile à découvrir, et puis refondre les dictionnaires, commander des odes aux poètes officiels, revoir l’architecture, le théâtre, la musique, la danse, la politique. Il aurait fallu qu’un monde différent s’ajustât aux exigences d’Annipion Bicéphale, le monstre fait des corps réunis de Scipion et d’Annibal.

Donc, à peine avais-je refermé ma porte que je changeai d’avis. Scipion n’était ni fatigué par la marche au point de vouloir s’arrêter sans cesse pour défaire ses lacets et tremper ses pieds dans l’eau fraîche, ni vain au point de feindre des attaques nerveuses pour justifier sa paresse. Tant et si bien qu’en m’allongeant tout habillé sur mon lit, il m’est apparu que Scipion et Annibal étaient faits de la même matière et qu’ils se devaient une descente aux Enfers, une catabase auraient dit les Grecs, pour avoir n’était-ce qu’un aperçu d’eux-mêmes dans leur dernier séjour. Scipion, en fin de compte, exigeaitcette visite. Nous irions pour notre bien. Nous irions. Voilà qui était dit. Voilà qui serait fait.

Combien de temps dura cette nuit ? Le temps d’une nuit d’août qui s’allongeait parce que douce — ô combien —, douce et pleine de promesses. Scipion voulait mettre de l’ordre dans une vie bien courte. Les conséquences de cette volonté nous étaient inconnues. Je n’aurais pu les prévoir ; probablement aurais-je été surpris si on m’avait rapporté la révélation des auspices. J’avais peur que la clarté du matin fût triste. Si j’avais suivi mon premier sentiment, j’aurais commis l’erreur de revenir chez lui avant le lever du jour pour différer notre départ. Peut-être l’aurais-je même enjoint de ne rien tenter, de laisser la vie suivre son cours tant j’étais faible encore, et prudent, et bien mal assuré dans mes projets. J’aurais brisé quelque chose, je serais resté le jeune homme propre et bien mis auquel je m’efforçais de ressembler, et heureusement… non.

Je passai prendre Annushka à l’aube après deux heures de sommeil. On me fit patienter au vestibule. Le fauteuil avancé, le verre de thé sur le plateau d’argent… je riai de l’artifice des domestiques. Ils savaient, bien sûr, de quelle manière sportive j’entrais dans sa chambre. Par le balcon. Payés pour ne rien dire par Mademoiselle Twinton, ils faisaient le guet dans les couloirs pour la forme, devançaient les dangers à notre avantage lorsque nous en sortions côte à côte. L’attente matinale au rez-de-chaussée était d’ordinaire un jeu musical, un bouquet d’odeurs légères pour une rencontre d’un genre social avec la cadette de la famille. Ses sœurs, vouées aux tâches domestiques, sortaient rarement. Non pas qu’on les punît comme on punissait durement celles de Silvia ; c’était plutôt qu’elles ne s’intéressaient à rien. Une incurie de l’esprit les avait peu à peu conduites à une vaine béatitude, à laisser le champ libre, à s’effacer. La silhouette d’Annushka avançait derrière le vitrage dormant de la porte, le battant s’ouvrait sans bruit. On voyait que ses mains n’avaient pas quitté les hanches sur lesquelles elle les avait posées pour les tendre vers moi sans écarter les coudes, comme si ses bras eussent été incapables de mouvements plus affirmés. Je refermais mes mains sur les siennes et Annushka, qui n’aurait pu donner un baiser sans nous trahir, m’embrassais mieux encore, tout entier, de haut en bas, avec les yeux. Le regard des esclaves portait sur la mosaïque du sol, celui des gens de maison debout derrière elle sur son chignon, dur et compact comme une boule d’ébène.

Ce matin-là, tout était différent. J’avais passé la nuit ou presque chez Scipion. Nous avions tenté sans succès de démêler l’affaire du vent et du naufrage. La porte s’ouvrit et Annushka m’en fit le reproche en baissant la tête ; elle laissa ses mains tomber au creux des miennes avec mollesse, sans appétit ni convoitise. Ses doigts, déçus, glissèrent de mes paumes. On apporta un second fauteuil et je m’assis face à elle. Nous restâmes un long moment sans dire un mot, puis on nous conduisit à travers les rues vides de Messine jusque chez Scipion. En quoi nous menions une vie ordinaire faite de petites déceptions et des facilités d’usage. En quoi nous étions béats et nantis, toujours accompagnés, protégés, surveillés. Qu’importe. Nous nous ingéniions déjà à faire autre chose de ces privilèges et mon désaccord avec l’ami faisait partie des efforts communs. Messine attendait l’orage, à défaut une simple averse qui pût la débarasser de sa poussière. Que de fois n’avais-je pas observé par la fenêtre de ma chambre l’eau s’éparpiller contre la jetée ! Mais ce matin-là, rien. La nuit qui pâlissait, Scipion qui attendait, le bateau gréé par ses gens, pas une goutte. C’était tout.

On nous ouvrit, Scipion nous accueillit. Je me moquai de lui du fond du cœur, un bras sur son épaule, rappelant à son souvenir les boucles de la belle chevelure de son père dans la force de l’âge, le félicitant de le prendre pour modèle dans la conduite des affaires. Il en convint, comme si il avait oublié à la fois les flèches assassines et le projet qui lui tenait à cœur la veille. C’était pure façade. On voyait à ses yeux fatigués qu’il avait peu dormi ; l’exigence de Toast l’avait malmené. Silvia l’avait-elle secouru ? Avait-elle dormi sur place ? L’avait-il au contraire éconduite ? Il était resté seul, comme toujours lorsqu’il lui fallait vaincre les influences lunaires, la fatigue, la dissipation. Quels progrès avait-il fait ? Je n’osai poser de questions en présence d’Annushka de peur qu’elle pût me juger un jour trop étranger à son projet. Je m’abstins par prudence, fis celui qui sait tout et n’attends point le jugement d’autrui, craignant déjà les jugements et les représailles. Son faible sourire, malgré la fatigue, laissait supposer qu’il avait quand même avancé. Comme il expliquait que Silvia nous attendait au bateau, il nous précéda sur le seuil et j’eus le sentiment qu’il était pressé par le temps. Il voulait retrouver au plus vite les feuilles posées sur le sous-main taché par l’encre. Quelque chose dans son enthousiasme disait que la journée lui pesait déjà. Le seul intérêt qu’il pût lui trouver était d’en consigner le déroulement le soir venu. Je soupçonnais qu’il avait déjà tout noté de la nuit passée jusqu’au moment où nous avions frappé à sa porte quelques instants plus tôt. Les moqueries, les baisers, les jeux, les félicitations du jour, tout viendrait s’y ajouter le moment venu lorsque nous serions revenus de la Punta dell’Assino.

Scipion se remettrait au travail dans la solitude de sa chambre et reprendrait les choses où il les avait laissées à l’aube, avec sincérité et affection. Avec courage et impartialité, comme font les Orientaux dans leurs annales. Fallait-il s’en réjouir ou plutôt l’en empêcher ? Que dire de cette façon d’écrire de manière que la vie suive son cours sans jamais être gênée par les mots ? Sans que rien ne vienne non plus contrarier l’écriture qui mord avec tellement de facilité sur le temps de la vraie vie, de manière que Scipion ne regretta jamais de ne pas avoir vécu « pour de vrai » en restant assis à parler du fantôme de ce qu’il aurait mieux fait de goûter à pleine dents en sortant dans le monde.

Je ne saurais que bien plus tard quoi dire de cette extraordinaire faculté qu’il avait dès son plus jeune âge de ne rien gâcher, ni en montant dans une barque en prenant des risques inconsidérés, ni en consignant qu’il l’avait fait, le soir, une fois rentré au chaud chez lui. Il aura fallu pour cela que je fusse moi-même quelque peu malmené par ces mêmes affaires du monde qui glissèrent sur lui avec une admirable facilité.

 

3

Je me félicitai déjà, moi, Scipion, fils du Scipion aux belles boucles brunes, non pas d’une grandeur d’âme qui m’aurait aidé à passer par le chas d’une aiguille, moins encore du genre de courage dont l’intrépide W avait fait preuve pour affronter seul le supplice de l’entonnoir, mais que Toast fît honneur à l’obligation de rejoindre Annibal au terme d’une chute libre dans la cheminée du volcan. Attendre dans un vestibule comme il faisait pour récupérer Annushka chez elle, le croiser aux thermes après une fâcherie, ou au bordel derrière un rideau en tenant nos jumelles par la main, aurait été trop pâle. Si j’ai noté du voyage les moments poétiques eu égard à la descente, aux fruits déposés, à la musique lascive et tumultueuse, c’est pour célébrer par avance nos retrouvailles, car il y en eut, longtemps après cette visite aux Enfers, qui furent aussi exquises que douloureuses. Peut-être Annibal m’avait-il joué un tour comme il avait souvent fait à l’occasion d’autres promenades moins solennelles, ou bien avait-il cru que j’allais me déséprendre de ce qui lui déplaisait tant et s’attendait-il de ma part à un renouvellement. C’était sans compter avec ma constance — que dis-je ? — avec notreconstance. Je voulais plutôt que nous nous dissions, à l’approche des Enfers, dans l’antichambre étroite et fraîche qui tiendrait lieu d’alcôve, pourquoi nous peinions tant à prévoir quels dangers et quelles souffrances devaient un jour éprouver nos cœurs. Comment nous y préparer ? En étions-nous même capables ? De quels projets saurions-nous être dignes ? L’un de nous deux paierait-il le prix fort, ou resterions nous fidèles l’un à l’autre jusqu’au dernier moment ?

J’avançais à tâtons. Les ténèbres que j’aurais jugées la veille uniformes et sans reflet s’avéraient inégales et changeantes, tantôt cuivrées, tantôt violacées comme les pétales des coquelicots fanés. Moirées à la façon du périmètre de la tache d’encre sur le sous-main, des mouchetures prune s’étalaient, ici parfaitement rondes, là oblonges, ailleurs curieusement anguleuses, partout caressées de reflets d’or. L’obscurité recelait par intermittences une lumière secrète, laquelle n’était d’ailleurs d’aucun secours. J’aurais été incapable de dire si j’allais à droite plutôt qu’à gauche, si j’avais parcouru dix mètres ou cinq plutôt que trente (je comptais en mètres et non en verstes, résistais depuis toujours aux influences étrangères néfastes à la République alors qu’Annibal se laissait berner par nombre de particulatités slaves héritées d’Annushka), si bien que je décidai d’avancer sans mesure, avec une confiance sans doute inconsidérée.

Bien m’en pris. Lorsque la pénombre perdit son épaisseur, que les mouchetures violettes eurent pris l’aspect d’ocelles jaunes au bord et châtaigne au centre, de sorte que l’image du cuir taché vint de nouveau à mon esprit, et avec elle la souplesse de la peau d’agneau et le toucher libre et simple qu’elle offrait aux doigts, et dans leur sillage la lenteur des jours que je passerai penché au-dessus des feuilles à accomplir mon devoir de scribe, alors se détacha des ombres mouvantes la silhouette d’un fauteuil dans lequel, à l’évidence, se tenait mon Annibal.

Il leva le bras sans en bouger, esquissa un mouvement des doigts pour me faire asseoir. Un siège semblable au sien lui faisait face. Deux ! Je n’aurais pas imaginé que notre antichambre pût bénéficier de telles commodités. Le bien-être, il est vrai, était notre lot : aussi bien chez mon père et chez les Scipion précédents au repos dans l’hypogée que dans la famille d’Annibal dont les nombreuses villas, un rien ostentatoires, avaient comme on dit le confort moderne, notamment des toilettes séparées des salles de bains de manière qu’on pût « faire pipi tranquille » comme aimait le faire remarquer Mademoiselle. De même chez Silvia. Idem pour Annushka. Ah, ce plaisir si doux ! Ces gentilles facilités ! Tout cet argent, ces tapis, ces fourrures et ces ivoires. Ah, les lustres de cristal et leurs petites bougies posées par nos gens de maison dans leur corolle de nacre ! Je m’assis donc comme je faisais partout, sans m’étonner, content de tout. Annibal avait bien organisé les choses. L’époque, il est vrai, nous était encore favorable.

« Bien ! » dit-il d’une voix forte.

Bien quoi ? J’avais pu me libérer. Me libérer ? De Toast. Enfin, pas seulement… d’autres choses, aussi. Ah bon… et desquelles ? De Silvia, par exemple. Silvia, une chose ? Hou là là… je jouais sur les mots alors qu’il me tendait une perche, allons, allons ! Soit. Alors quels genres de colifichets pendouillaient de ladite perche, hein ? Quelles baudruches ? Je n’étais pas descendu — que disais-je ? — je n’avais pas grimpé à pied dans la nuit noire ou presque, puis glissé tout du long comme deux fois v pour des nèfles. Et puis, comment allions-nous faire pour remonter ? Peut-être pas. Peut-être pas quoi ? Remonter. En voilà une bonne ! Allions-nous donc rester là et nous faire apporter des rafraîchissements ? Quelques fruits, aussi, histoire de grignoter. Pourquoi pas de ces dattes égarées sur la spirale ? Ah, la spirale… pas mal la spirale, non ? Fierté ! Honneur aux géomètres ! Surtout pour quelqu’un qui picore son confit de coing au miel en partant du bord de l’assiette à une vitesse constante de manière à tourner en rond pour finir pile au centre. Pure spirale d’Archimède dans les deux cas ! J’objectai qu’on me l’avait souvent reproché, enfant.

« Je sais, ô Scipion, fit doucement Annibal en penchant le torse, et aussi combien c’était injuste car tout ce temps le miel a coulé dans le creux de l’assiette. C’est là qu’il repose avec le jus de citron pour donner le meilleur de son goût. Mais c’était quand nous étions à table en cuisine et qu’on nous enseignait les bonnes manières pour quand nous aurions droit à celle de la salle à manger, la grande table rectangulaire au bout de laquelle siège Cornelia lorsque ton père est parti en voyage d’affaires. Mademoiselle, qui se contentait de la cuisine avec nous deux, voulait après tout notre bien. Maintenant, tu peux bien faire comme tu veux et revenir à la sagesse antique de l’enfance. Au camp, au bivouac de montagne, au beau milieu de la bataille navale, nous n’aurons pas ces facilités. Les semonces, les punitions, seront d’un autre ordre. Profite bien du temps présent. De grandes équipées nous attendent. Sache-le. »

Annibal avait marqué un point. Il n’y aurait pas de bataille navale et le bivouac, bien qu’alpestre, s’avèrerait d’un genre peu militaire, mais bon… « Tu vois, ajouta-t-il en souriant sans se moquer, eh bien, nous y sommes. Miel. Citron. (Il déplia le pouce puis l’index pour compter jusqu’à deux, le pouce pour le miel, l’index pour le fruit.) Tous ces après-midis à rêver sous le figuier, les petites assiettes préparées pour nous seul par la Twinton. Rien que nous sans surveillance. Il ne faut jamais l’oublier. »

Tope là ! Jamais !

Après quoi, Annibal enfin rasséréné, nous devions passer aux choses sérieuses. Et ces choses, enfin… la chose sérieuse, se rapportait aux sentiments que nous éprouvions pour les filles. Pas simplement à cela, d’ailleurs. La passion en était le vrai sujet, la chaleur de l’esprit qui monte aux joues. Et puis les filles, à proprement parler, se consomment au bordel, à côté des éphèbes, qui sucent mieux pour un prix fixe. Quel dommage d’ailleurs, on aimerait plutôt les séduire que les payer. Enfin… Annibal s’agita dans la bergère rien que d’y penser, et ses yeux, par un artifice de pur théâtre, brillèrent comme si on avait passé une bougie derrière deux orifices cerclés de cuivre. Nos amoureuses étaient des jeunes filles. J’avais déjà corrigé dans Toast à chaque fois que c’était nécessaire, je tiens à le préciser sans animosité ni condescendance envers Annnibal qui rédigeait comme un cochon, même beaucoup plus tard au faîte de sa gloire ses lettres au consul de Rome. Les jeunes filles avaient droit à un patronyme, voulait-il dire, et l’exaltation dont elles étaient la cause n’allait pas dans le sens de la lucidité. Aucune pondération n’était permise. Aucune fatigue. Et zou !

« Cet amour-là, lâcha tout à coup Annibal pour s’expliquer, a besoin de nous pour durer. L’autre, le désir charnel, est un artifice, une faim qui s’épuise d’elle-même, d’abord quand l’appétence est satisfaite, ensuite quand la vieillesse dessèche le corps tout entier. »

Les pieds d’Annibal s’agitèrent ; ses sandales glissèrent de droite à gauche sur le sol. Il laissa aller son dos dans le fond du siège. Ces généralités me donnaient des frissons. Je préférais de loin la taie froissée de mes oreillers, la tiédeur irrégulière de Silvia, parfois presque chaude et, puisqu’Annibal avait cru bon de rappeler le mouvement de la cuiller dans l’assiette, la façon dont je trempais le pouce dans le miel et l’index dans le cœur du citron sitôt Twinton le dos tourné. Il n’y avait là ni loi, ni impératif ni observance, pas plus pour le cou de Silvia aimé en dépit des appétences, que j’aimerai jusqu’à la vieillesse et longtemps après au-delà du tombeau, que pour mes doigts indiscrets séduits par les pots remplis de matières onctueuses et les fruits murs à la peau épaisse.

« J’aime Annushka », affirma-t-il. Puis, les mains à plat sur les bras du fauteuil : « Je l’aime d’amour. Et pourtant, je ne prétends pas la connaître, enfin… pas parfaitement. »

Moi idem avec Silvia. La redondance d’un côté ; de l’autre l’aveu d’ignorance.

« Tant mieux, tant mieux, répéta-t-il rassuré, je préfère que nous soyons à égalité sur ce point. »

Bien bien bien.

« Et… comment pourrions-nous faire ? Je suis à court d’idées. C’est pourquoi nous sommes ici. Quant au naufrage… pfft ! La barbe ! »

L’idée vulgaire d’un échange glissa sournoisement sous la voûte de l’antichambre. C’était à peine un bruissement d’ailes, presqu’une vapeur impure, mais elle glissa tout de même avec assez de netteté pour que les ombres de Silvia et d’Annibal se détachassent d’un côté, et celles d’Annushka et de Scipion de l’autre. Et puis, comme l’idée du troc était tentante bien que barbare, lesdites ombres osèrent furtivement épouser les formes floues et indécises de Scinnibal et d’Annipion circonvenant Annushvia et Sylnnushka, sur quoi une petite divinité des Enfers, un esprit mineur préposé au balayage des ordures ménagères qui ressemblait à s’y méprendre à l’homme de ménage du bordel de la via Consolare Pompea, repoussa ces créatures difformes dans un cul-de-basse-fosse.

« Je crois, dis-je en regardant disparaître ces funestes créations de l’esprit, que mieux connaître les originaux dont ils sont faits ne serait d’aucun secours.

— Je ne pensais pas aux bénéfices », renvoya Annibal qui avait pu être séduit par l’idée vulgaire.

Je le trouvai hâve et peu convaincu par ses propres paroles, bien qu’il s’efforçât de bomber le torse, comme si chercher ensemble des avantages impliquait une complicité qu’il condamnait d’avance.

« Et ceux qui viennent de tomber dans le trou, ces monstres, ces apparitions, ces traîtres, crois-tu qu’ils avançaient dans une direction dont nous aurions pu tirer parti, rien qu’un peu ? »

J’essayais de tirer le meilleur de cette situation embarassante. Vraiment rien de plus. Les oublier, faire comme si de rien n’était, risquait d’être pire que le déni.

Annibal fit signe qu’il ne le croyait pas plus que moi d’un curieux petit mouvement du pied, comme pour chasser un caillou de sa sandale. Le mélange des genres était une mauvaise chose, l’idée que nous pourrions nous dissoudre et fusionner une erreur. Il considéra que tout nous était déjà donné, que nous étions ce que nous étions sans mélange, que ces spectres d’indiquaient rien de bon ni d’utile, que nous ne ferions désormais qu’entortiller et désentortiller nos amours respectifs sans y toucher, en faisant des bruits innocents comme avec les papiers sulfurisés qui protègent les sucreries. Le premier ravissement passé, les délices et jusqu’aux affres feraient comme bon leur semble. Les bonbons, croquants à l’extérieur, fondraient tout seuls jusqu’au centre, doux, espiègles et moelleux. L’amour nous resterait un court instant dans la bouche jusqu’au bonbon suivant. Nos doigts s’agiteraient vainement à froisser chaque enveloppe le temps bien court de la dissolution.

« Comme je voulais le suggérer, comme j’essayais tout au moins de le faire, dis-je pour élever le débat, une fois le faucon lâché, il faut bien qu’il s’envole. »

Annibal objecta que je n’avais rien suggéré du tout, ni ça ni autre chose. Je répondis que j’avais tracé une ligne irrégulière du bout du pied dans la terre devant moi, laquelle, pour dire simplement les choses, signifiait que les dés étaient jetés. L’amour choisit toujours le chemin le plus long pour aller d’un point à un autre sans se soucier de notre avis. Et quand l’amour géomètre a pris son envol, rien ne peut l’arrêter.

« Quel rapport ? s’enquérit Annibal.

— L’amour évite d’aller droit au but.

— Mais non.

— Que si. Tellement, à vrai dire, qu’il s’embarasse d’inutiles bagages    et s’arrange pour reculer de la manière la plus embrouillée qui soit. Il va vêtu d’oripeaux et détruit tout sur son passage jusqu’à obtenir satisfaction.

— Et…?

— Exaucé, il minaude comme un vainqueur qui ne sait que faire pour chasser l’ennui une fois l’ennemi à terre, les traîtres châtiés et les honneurs rendus.

— Mmmh…

— Amour, froidement résolu à trouver les moyens d’exprimer sa conviction qu’il est dans le vrai, fait de son mieux pour…

— C’est donc, Scipion, qu’il est un despote !

— Pas moins ! L’amour est sans cesse satisfait de lui-même. Il impose sa loi aux autres et s’en exempte en tyran sans avoir à rendre de comptes.

— Quelle farce ! »

Annibal était déçu. Il se leva, chassa de son esprit de vagues souvenirs de lectures — celles imposées par nos maîtres aussi bien que les plus extravagantes, suggérées par Cornelia —, effaça mon dessin du bout du pied, tournicota autour de son siège, s’avança vers moi avec un rien de menace au fond des yeux. Puis, Dieu sait pourquoi, il me sourit, s’installa mollement de biais sur l’accoudoir laissé libre et passa une main dans mes cheveux pour se reposer de ses hésitations.

« Elles vont te perdre, ces boucles, mon ami. Fais bien attention. »

Et cette chaleur qui monte aux joues ? Nous étions descendu le long de la spirale pour en parler.

La première fois que je l’avais vue en enfant amoureux au bord de la mer, Silvia avait correspondu sans attendre à l’idée que je me faisais alors de la perfection. L’idée n’avait pas beaucoup changé depuis, soit que le visage et les manières de Silvia l’eussent définitivement fixée à l’instant précis de son apparition sur la plage, soit que l’idée eût été la plus forte et eût au contraire forcé Silvia à lui prêter la vivacité assurée de sa marche sur le sable, la blancheur de ses paumes et les mouvements félins de sa nuque. Comment savoir qui, de l’apparition terrestre ou du modèle idéal, avait fait le travail ? J’avais le sentiment qu’Annibal, qui avait connu Annushka dans des circonstances similaires, pouvait se poser la même question, ou, sinon la même exactement, tout au moins une variante qui faisait de la jeune fille au prénom slave tantôt une abstraction idéale parfaitement incarnée, tantôt un être périssable visité d’en haut.

 

Toast devait identifier le coupable. Les jeunes filles s’étaient-elles rendues conformes à nos attentes pour la simple et bonne raison que nos attentes les avaient-elles façonnées telles que nous les avions imaginées sans qu’elles eussent à participer le moins du monde ? Ou bien avaient-elles été manipulées par des forces supérieures avec lesquelles elles avaient conclu un pacte pour nous circonvenir ? Qui étions nous, d’ailleurs, pour nous laisser prendre avec autant de bonhommie ? Étions-nous plus naïfs que nous n’aurions été disposés à l’admettre ? Avais-je jamais été autre chose qu’un enfant amoureux ? Aux Enfers, il me semblait que non, que mon penchant pour Silvia m’avait au contraire toujours accompagné comme une seconde nature que telle ou telle expérience parfaitement contingente avait pour rôle de renforcer, de manière que cet amour, plus qu’une visitation d’en haut, prenait sans cesse les apparences d’un lent dévoilement intérieur, d’une progression de moi-même. J’espérais qu’il en était de même pour Annibal et que la tyrannie de l’amour lui paraîtrait enfin naturelle et intime plutôt qu’extérieure et imposée.

« Mais pas du tout… », objecta Annibal qui lisait souvent mes pensées sans beaucoup d’efforts, rien qu’en m’observant mon front ou le croisement de mes jambes, « … enfin c’est comme tu veux. »

Quelle paresse ! Voilà qu’il s’en mêlait en rapetissant la tâche, comme si nous avions été incapables de l’accomplir, comme si le remède était hors de notre portée. Même en cela il mentait, feignant assez mal l’indifférence, car ce qui serait dit plus tard après notre mort lui tenait à cœur comme il le montra à Rome en faisant disparaître les pièces à conviction, en payant pour qu’on témoignât faussement, en récrivant notre histoire à mon insu. Cela incluait indéniablement tout ce qui concernait « les jeunes filles » et la manière particulière dont nous avions été conduits à les aimer.

Ce que je voulais, moi, qu’il comprît dans l’antichambre, était ni plus ni moins que l’amour, croyant un bref instant au repos du vainqueur, se prépare en toute connaissance de cause à souffrir sans mesure, et que la souffrance qu’il s’inflige lui est consubstantielle. Aimer promet de grandes peines, et l’amour, fidèle à sa nature, tient toujours cette promesse-là. Nous n’en savions rien encore, et aucune introspection de nos sentiments n’aurait pu nous renseigner sur le chagrin, la désillusion, ou le désir de vengeance qui pourraient un jour les abîmer. Nous étions l’un et l’autre dans un état de pure béatitude. Même dans ce vestibule où il semblait qu’Annibal nous avait conduit pour devancer l’appel et observer les déchirements et les sanglots qui s’augmenteraient un jour d’eux-mêmes avec une déconcertante facilité, même là, nous étions aussi naïfs et comblés qu’on pouvait l’être à ciel ouvert, chez l’un ou chez l’autre, dans le confort rassurant de l’atrium.

« Il n’y a pas que cela, dis-je alors qu’Annibal lâchait mes boucles.

— Que quoi ?

— Que l’amour… l’amour tout seul. Il y a d’autres épreuves.

— Et…

— D’autres épreuves qui compliquent… comment dire… qui jettent le doute. L’amour, bien que nu, ne chemine jamais sans escorte. »

J’espérais le convaincre que la promesse de bonheur qui accompagne le sentiment amoureux, secourue par l’image de la personne choisie convenablement placée au centre du bien-être le plus parfait, avance avec des projets. Une fois assurés que notre amour est partagé, nous ne pouvons concevoir ce confort sans le décorer d’accessoires. Toutes sortes de résolutions et d’entreprises interviennent auxquelles nous voudrions que l’amour participe. J’y avais souvent pensé sans jamais lui avouer, après que Silvia m’eût promis de m’accompagner un jour à Rome et, une autre fois, de partir avec moi plus loin encore vers une destination assez vague qui laissait sous-entendre que l’air de la montagne nous ferait du bien à tous les deux. La première fois, je l’avais assise en pensée avec son air farouche, son dos droit et ses yeux merveilleusement clairs, dans un compartiment de train ; j’avais fait reposer sa nuque sur un petit carré de coton blanc fixé à l’appui-tête par du velcro. La deuxième, j’avais glissé ses pieds pédicurés dans de grosses chaussettes de laine, puis dans des chaussures de ski, et admiré avec elle la simplicité virginale d’une pente neigeuse merveilleusement blanche.

Mais, après tout, pourquoi ne pas renoncer et rester assis comme nous faisions maintenant ? Pourquoi chercher à tout prix un divertissement ? Annibal voulait qu’Annushka l’accompagnât partout, surtout à Rome, alors même que ses projets manquaient encore de précision et de maturité. Il était fort douteux qu’il fît en cela preuve de sagesse ; peut-être de courage, mais le courage est là pour surmonter la peur, et la peur, pour peu qu’elle dût être partagée avec Annushka, abîmait considérablement l’image si parfaite que l’amour lui en avait donnée. Annushka ne pouvait avoir la bouche sèche, ni trembler ; ses yeux ne pouvaient s’ouvir en grand autrement que sous l’effet d’une surprise délicieuse. Cette peur d’Annushka compromise dans des évènements fâcheux qui échapperaient un jour à la volonté d’Annibal, et en vérité à celle des petites gens qui prendraient son parti avant de le trahir, était encore imprévisible. Les Enfers ne s’en souciaient guère et n’offrirent rien, ce jour là, en termes de prophéties. Il aurait fallu travailler et dessiner nos projets avec plus de fermeté. Peut-être aurions-nous pu alors choisir une direction différente de celle qui serait bientôt prise. Nous étions trop jeunes — dix-sept ans à peine, je l’ai déjà dit deux fois —, c’est pourquoi je lui suggérai un échange dont nous pouvions tester sur place les bienfaits en restant tranquillement au frais avant de remonter à l’air libre (comment ? c’était une autre affaire).

Au lieu de déplorer que la fureur de la chair est insatiable et que la pureté abstraite de l’amour envisagé sous un angle cérébral exige sans cesse une contemplation, pourquoi, ô Annibal, ne pas tenter le contraire exactement ? Une fureur contemplative et une pureté gourmande… Et comment mieux le tenter qu’en décidant qu’il en était ainsi sans rien faire pour commencer, en restant assis dans nos bergères ? Personne, aux profondeurs, n’aurait pu déjouer cette amorce de stratagème.

Nous voilà donc tous les deux à nous dire que la fornication est rêveuse et la pureté de nos amours sans cesse en mal de renouvellement, que la chair est appliquée et le dévouement tumultueux. Non seulement cela, mais il semble même que nous en soyons vite convaincus par la seule force que nous prêtons à la nécessité de l’être. C’est un début. Nous rions. Un petit esclave noir, espiègle et trotinneur, apporte des dattes. Le préposé aux ordures ménagères qui, c’est certain, doit être le jumeau de l’homme de ménage du bordel de la via Consolare Pompea, disparaît à sa suite en courant, sans aucun doute pour aller détruire d’autres spectres. Les efforts que nous devons fournir réquièrent une abnégation plus grande encore que celle dont il faut faire preuve pour descendre à la W dans l’entonnoir et passer par le chas d’une aiguille. Si nous parvenons à nos fins, d’autres pourraient essayer de nous imiter. Mais nous ne voulons pas donner l’exemple. Comme deux fois v avec l’entonnoir, nous voulons être uniques et que cette exception fasse l’objets d’éloges et de flatteries que nous pourrons mépriser ensuite si bon nous semble. Car il faut faire preuve d’une telle insolence pour prétendre que la chair s’adonne à la méditation et que le sacrifice d’un cœur pur est intempérant, qu’il nous semble que tout est permis, notamment traîner la vérité dans la boue. Rien de plus naturel.

Nous voilà donc — j’y tiens — en pleine tempête, prêt à démâter. Le vent ici, ne se tait pas — que non ! — et nous insistons comme les sophistes, les rhéteurs et les habiles de toutes sortes, qu’il suffirait de laisser de côté les affaires courantes pour que l’humanité fasse un grand pas une fois la distinction entre amour et plaisir bien pensée. Nous sommes pris à notre propre jeu, les premières victimes de ce crime contre l’esprit qui consiste à inverser les rôles respectifs de la concupiscence et du désintéressement, de façon que les dattes apportées par l’esclave sont un repas de dupes et nos échanges d’une indigence indigne.

Le visage d’Annibal est auréolé d’une lumière tantôt verdâtre, tantôt rougeoyante. Une odeur de miel et de souffre s’échappe à chaque nouvelle parole. S’il m’observe avec autant d’attention, c’est peut-être que j’offre le même spectacle et qu’il subit les mêmes effluves. Comme nous avons pris la décision à la va-vite et que nous traversons une période d’intempérance, nous nous satisfaisons de toutes les erreurs, des grandes comme des petites. Cette différence de taille n’est d’ailleurs qu’une question de point de vue ; ce qui est infime aujourd’hui sera à ce point démesuré demain que nous auront l’air d’insectes devant le volume de nos inepties.

Cette satisfaction était tellement à l’opposé des sentiments qui nous avaient conduit tous les quatre à Vulcano qu’il aurait suffit d’un incident pour nous réveiller de notre torpeur sophistique. Mais rien n’advient jamais aux Enfers sinon la morne répétition du même, et le vestibule qui y conduisait ne déparait pas le paysage, les façons abruptes de ses habitants, le goût des fruits importés, l’odeur et la texture des matériaux volcaniques. Tant et si bien que ce banquet à deux nous profita, si j’ose dire, négativement (à en juger par ce qui arriva par la suite). Il permit de dresser une liste des poncifs sur la passion amoureuse nés de l’inversion dont nous étions si fiers. L’abnégation fornicatrice, la tentation béate… les créatures se succédèrent sans interruption sous nos yeux satisfaits, parées des habits les plus contradictoires, auréolées du plaisir qu’elles prenaient par cette incarnation à satisfaire une prétention très sotte en défilant sur le proscenium avec force déhanchements et regards froids. Elles nous considéraient soit de haut, soit de travers ; un mélange des deux leur donnait parfois un drôle d’air vide.

Je livre tel quel, sans fioriture, un aperçu de la procession.

L’amour absolu entre le premier, interprété par une prima donna défraîchie — on notera une inflammation de la cornée et de mauvaises jambes mal cachées par une tunique bleu pâle inconvenante. Cette femme, meurtrie dans son jeune âge, dont on devine sans peine l’ancienne beauté, s’est lamentée sans fin d’un amour déçu en s’adonnant au pire des vices pour glorifier cette passion solitaire : l’abstinence. Puis, lassée de sa fierté mélancolique et suivant les conseils d’une catin qui prenait d’importants pourcentages, elle s’est payé des mignons. Des petits mignons bien frais.

Rien de tel, bien sûr, pour augmenter la tristesse une fois le mignon consommé. Que faire ? Un nouveau mignon. Et retristesse. Alors quoi ? Un autre, plus mignon encore… deux, trois, quatre, une foule de choupinets. Bon… la triste créature est suivie d’un couple qui pénètre dans le vestibule d’un air absent pour introduire un contraste. Pas n’importe quel couple : un couple de jeunes gens parfaitement assortis, le genre de petits cocos dont on confie à son voisin de table qu’ils sont faits l’un pour l’autre, n’est-ce pas, mon cher ? La façon dont ils se prennent par la main, dont leur regard tout intérieur ne saisit qu’une chose : l’autre, c’est-à-dire soi-même puisqu’ils ne font qu’un ; leur manière de s’arrêter quand cet autre le veut et de reprendre la promenade si le désir de continuer s’affirme par une petite pression du doigt ; l’odeur de l’automne ; la lente migration des nuages ; le mimosa jaune vif qui coupe net le ciel bleu de prusse… Tout cela est simple et beau, d’une insouciance crispée prête à rompre. Ils laissent la place à l’amour de soi qui voyage seul et traîne derrière lui un coffre dont le poids l’oblige à réclamer de l’aide. Négrillon se propose et le renverse avec maladresse. Qu’y a-t-il dans cette grosse boîte que le jeune admirateur de lui-même fait sembler de cacher pour mieux révéler au public sa vaste collection ? Des effets plutôt communs dont la fonction est d’attiser les affres de la contemplation. Pas un seul miroir puisque l’espoir du baiser à soi-même à poser sur la surface réfléchissante dudit miroir inspire à force de répétition une quiétude proche de l’euphorie. Le miroir est dans l’âme, qui se passe d’accessoires. Quelques toges bien coupées, des affaires pour le bain, des crèmes, des onguents à base de résine, des huiles, un petit short. Vient ensuite un érotomane à l’air absent et fatigué. Les cernes sont jaunâtres, les mains molles, le dos voûté. L’œil perpetuellement inquiet s’est figé dans la contemplation de vastes espaces vides. Qu’y avait-il avant pour les remplir ? De charmantes attaches — poignets, chevilles —, des décolletés calculateurs, le galbe d’une hanche, et, puisqu’il le faut bien, des vulves de formes et de couleurs diverses, du rose pâle au brun châtaigne, l’obsessionnel sacrifiant l’inattendu sans hésiter. Les approximations le gênent, les malentendus lui font peur. Rien ne vaut tant à ses yeux que l’assurance d’une bonne débauche célébrée comme un office. Il s’enfuit, poursuivi par l’hermaphrodite.

Lequel s’arrête et s’expose avec pudeur. La poitrine juvénile, les cuisses presque athlétiques, le regard soucieux de ceux à qui la nature a joué un tour — nous sommes troublés, Annibal et moi, plus encore que nous n’oserions l’avouer. Le voilà qui s’assied, que ses lèvres s’entr’ouvent sur des dents toutes petites, que ses fossettes se creusent parce qu’il va dire quelque chose de drôle, qu’il pose par fatigue sa tête entre ses mains, la rondeur des muscles à peine soulignée par ce minuscule effort d’enfant. Que penser sinon que ses plaisirs sont difficiles parce que contradictoires, que la tentation est grande dans son âme d’accéder un jour à une béatitude jusqu’ici refusée, que… ?

4

 

 Silvia s’avança à son tour et une honte immense me saisit à l’idée que je pouvais l’avoir déçue. Je crus d’abord à un spectre — par indulgence pour moi-même, rien d’autre ne peut expliquer cette faiblesse. C’est simplement qu’elle avançait avec lenteur dans la pénombre. Sa tunique flottait inexplicablement autour des jambes et des épaules. J’avais osé ; la forme de son jeune corps, pâle, opaque et précieuse, venait me le reprocher.

 

 

L’apparition me fit craindre en ordre croissant la justesse de ses remontrances, l’annulation du projet que nous avions fait de monter à Rome pour nos dix-huit ans, l’exil, l’exécution du coupable. Nous étions après tout en haut lieu et une rétribution était possible, un jugement sommaire, ou plus simplement un coup du sort.

J’aurais voulu par lâcheté m’endormir dans des draps frais sous l’effet de la fatigue, d’une fumée aux vertus lymphatiques, de l’ennui ou de la satisfaction d’une journée durement menée à son terme, peu importait quoi du moment que j’eusse été une victime et qu’une cause extérieure eût contraint ma volonté. Je rêvais d’être lavé et songeur, ou alors perdu dans un vaste corps perclus qu’une bonne âme aurait pu prendre en pitié. Il eût été terrible que Silvia circonvînt Annibal et qu’ils me prissent sans façon par le bras pour m’obliger à quitter mon siège, à me tenir debout devant eux sans baisser les yeux de façon à faire la morale à un Scipion pris in flagrante, comme on fera plus tard aux pires moments de la déconfiture avec les petites frappes de la pire espèce, et même qu’ils l’eussent prévu avant notre départ de Messine. J’y pensai, tout à coup, dans un de mes rares moments de pessimisme. Pourquoi ne pas le craindre ? Le double jeu était possible, la fausseté, l’odeur de relent des coulisses. Tout l’était, ou peu s’en faut, les pires jugements et les pires infidélités plus encore que le reste. Ils auraient su comment mentir, prévoir ensemble la fausse disparition d’Annibal, profiter de l’absence de Mademoiselle Twinton qui ne nous accompagnait plus à Vulcano depuis un an déjà et me laissait volontiers grimper seul la paroi du volcan. J’en étais arrivé à cette confusion. Une formidable érosion des contours, non seulement du spectre, mais de mon ami, des bergères et des parois du vestibule, menaçait de s’étendre au sol au point qu’il semblait maintenant devenir sableux, fait d’une multitude de grains fins comme de la poudre. Nous vivions les uns sur les autres, le spectre, Annibal et moi, si proches que nous nous serions touchés à sortir les mains de nos poches. Je n’osai bouger et d’ailleurs ne bougeai point, saisi par la peur et le remords, déjà victime d’une rancœur envers l’ancien moi qui s’était ingénié un court instant à faire de Silvia une créature dont la pureté suscitait une vile gourmandise, prête à défiler avec les autres.

Tout cela était ma foi funeste — funeste et confondant, car, c’était vrai, on l’aurait mangée volontiers. Il eût été ridicule de s’en cacher. La voir, la voir habillée, provoquait un tremblement de l’esprit, un trouble, une délicieuse malfaçon des sens qui tous convergeaient vers la nudité pudique de son visage mignon à croquer lorsqu’il s’offrait au monde sans qu’elle eût rien d’autre à faire que sortir de chez elle pour déambuler librement dans Messine. L’odeur sucrée des joues, le duvet du cou, ses microscopiques plumules presque immatérielles, le vert doré de l’iris ; on se serait plaint à bon droit que d’autres joues, d’autres nuques et d’autres yeux ne les eussent point jalousés, péchant par placidité, manque de curiorité, et finalement, avouons-le, par sottise. On connaissait Silvia à la vue, à l’ouïe, au toucher, au goût, comme on connaît un jeune animal privé de parole. Ceux qui ignoraient tout de la saveur particulière de sa peau auraient pu la deviner à l’odeur. Son être social en était fait, tout autant que l’intime. La frontière entre les deux était si ténue, variable et incertaine, qu’elle exhalait parfois en public le parfum qu’elle réservait d’ordinaire à son père, une odeur simple de bon savon, de sorte qu’on lui trouvait là, au milieu de la foule, au bal, à un dîner, dans la montée d’un escalier, une franchise droite et spontanée par ailleurs insouponnée. En quoi elle dominait Alessia sur le chapitre aromatique. Alessia sentait le savon en présence de son papa et passait à la réglisse et au cuir de Cabochard pour la Twinton seule dès qu’il s’absentait pour voyage d’affaire, sans jamais oser le mélange. Silvia était retorse, moins tranchée. Fâchée, elle sentait l’ortie, même devant Tancrède qui s’en nourrissait et l’aimait, cuite, pour son goût de poisson. L’ambre m’était réservée sans qu’elle dérogeât jamais à cette règle. Elle régnait naturellement par les odeurs comme d’autres par les muscles ou la parole. Les imbéciles la jugeaient facilement superficielle. Il suffisait alors que Silvia ouvrît la bouche pour que ses petites imperfections de langue, ses hésitations, la ponctuation facétieuse de ses phrases trop longues, les fissent changer d’avis. Elle s’autorisait toutes sortes de commentaires, de notes, d’apartés, de parenthèses explicatives parfois difficiles à suivre, et le public qui l’aurait jugée idiote et ravissante l’instant d’avant la jugeait sans transition digne de leur attention, s’attardait aux détails d’une remarque qu’elle avait faite, retrouvait soudainement le fil conducteur de sa prose contournée. Précisément parce que Silvia imposait un silence de bienséance une fois sa sortie terminée et que tel ou tel qui avait tenté de suivre son raisonnement revenait sur un détail qui l’avait frappé sans pouvoir le rattacher à l’ensemble, comme on fait avec un trait de pinceau sur un tableau sans voir tout de suite quel rôle il joue dans la composition prise comme un tout, à cause de cela, le temps d’une question personnelle posée sur ce détail qui avait surpris, on la trouvait de nouveau ravissante et exquisément odorante.

 

Ce privilège d’être écoutée finalement sans trop d’efforts, comme si les contradicteurs avaient été frappés de mutisme, résultait d’un long processus d’exclusion des sœurs mort-nées dont il était défendu de parler, et d’autres, vivantes et moins belles, qu’on se gardait de trop montrer, mais aussi de révocations de nourrices, de destitutions d’officiers aux regards insistants, et d’ostracismes divers qu’elle avait vigoureusement approuvés, debout à côté de son père, un peu raide à cause de son jeune âge, mais sûre de son jugement.

Autrement dit, Silvia était superbement seule sur le devant de la scène : en ville, chez elle, aux Enfers, peut importait où, bien qu’elle prît à l’occasion des airs de femme perdue en mal de compagnie. Cette solitude qu’elle promenait à ses côtés comme une présence supplémentaire pénétrante et invisible lui donnait un air supérieur, l’air de ceux qui renforcent leurs positions sans s’abaisser aux calculs et aux faux-semblants, en laissant faire l’aura qui entoure leur corps et les précède de quelques secondes dans leurs déplacements. Ces sœurs mortes dans le ventre de sa mère, les autres, vivantes, qui n’avaient ni son charme, ni les faveurs de leur père, Silvia les ignorait sans méthode ni animosité, avec naturel, à n’importe quel instant de la journée. Elle passait la tête haute devant les urnes déposées dans le vestibule de la maison familiale, croisait froidement la cadette de retour de l’école, implorait les mêmes dieux que ses sœurs pour obtenir les mêmes faveurs, faisait les mêmes offrandes, prenait les mêmes repas, offrait un sourire à l’aînée, mais sans bonté. Il n’y avait là ni résistance ni obstruction dont le but aurait été d’empêcher le travail d’une passion trop forte ou d’un penchant naturel, soit pour la malveillance, soit au contraire pour la générosité. Silvia ne cherchait à contenir aucune passion pour la simple raison que rien n’aurait pu menacer ses prérogatives. Il aurait été inutile de combattre cette froideur et cette distance naturelles qui disaient à qui voulait bien s’en soucier qu’elle avait tous les droits. Il en était de même aux Enfers où elle jouait à la perfection le double rôle de l’ingénue un rien farouche et de la femme instruite des règles à suivre au séjour des morts. Nous la vîmes, Annibal et moi, glisser sans bruit de l’avant-scène vers le parterre, d’un pas leste et réfléchi, comme elle aurait fait chez elle, avec une parfaite maîtrise des convenances. Nous ignorions quelles formes il fallait respecter. L’idée même du protocole n’était-elle pas déplacée ? Les morts se soucient-ils de l’étiquette ? Silvia suggérait que oui, que l’étiquette comptait toujours et partout ; je sentis l’ambre de sa peau effleurer mes narines.

Contrairement à mes attentes, Silvia s’approcha donc de nous sans manifester d’animosité ni de surprise. Elle tenait à la main une tige de sureau dont elle avait fait un mirliton le temps de la montée. Peut-être avait-elle aussi nasillé un air le temps de la descente, une petite mélodie que j’espérai cordiale et légère. La fraîcheur de son teint, le parfum de l’ambre, le sac qu’elle avait pris avec elle en quittant la plage au pied de la falaise et qu’elle déposa à ses pieds dans la poussière, cette façon élastique de marcher quelle que fût sa destination, étaient du monde d’en haut. Comme une plante qui propulse au loin ses graines à des fins reproductives, Silvia projetait conseils et injonctions avec une violence infantile ; par exemple, au moment où elle entra dans le vestibule aux bergères, l’ordre de se lever. Nous nous levâmes, bien sûr, comme un seul homme (selon l’expression consacrée qui marque la spontanéité du geste commun, et non par complicité). Nous lui fîmes les honneurs du lieu, l’invitant à prendre place dans un troisième fauteuil apporté derechef par Négrillon.

Il fallait être fort, montrer qu’on l’était sans artifice, parler avant elle, tout cacher de notre conversation. C’était mon rôle et je me soumis volontiers à cette nécessité. Gardant assez mal le secret, encore étourdi de la liste des poncifs sur l’amour et le désir retournés l’un et l’autre comme de pauvres gants, je lui souhaitai la bienvenue. C’était curieux… je ne l’avais jamais fait. Silvia entrait chez moi comme elle faisait chez elle depuis toujours, sans frapper ni regarder les domestiques, à la différence d’Annibal dont Annushka pouvait éprouver la patience dans un hall d’entrée aux allures patriciennes et qui entrait sur la pointe des pieds là où il aurait dû pousser les portes d’un geste bref. Silvia traversait l’enfilade des antichambres, longeait les couloirs, poussait les rideaux d’une main ferme, entrait dans ma chambre et s’y posait, parfois près de la fenêtre qui s’ouvrait sur un aloès presque bleu, charnu et tranquille, ou alors sur le lit, mais au bord, en équilibre, les jambes croisées.

Ces façons si naturelles et comme immémoriales étaient inséparables de l’image que je gardais d’elle en son absence. Lorsque nous étions ensemble, parce que je l’avais rejoint près de la fenêtre ou au bord de ce lit, il fallait un effort immense pour que son port de tête, l’abandon enchanté de son regard qu’on eût dit causé par un sommeil surnaturel, fussent conformes à cette image. Toujours un détail troublait la ressemblance : un mouvement de la main vers une mèche échappée du peigne, l’effacement de son sourire suite à une remarque malhabile que j’avais faite. Cette deuxième Silvia, prosaïquement présente à mes côtés, moins parfaite pour être faillible et sincère, faisait preuve d’une certaine distance, quoique d’une distance fortuite, dénuée de mauvaises intentions, et dont j’étais seul responsable. La différence était troublante au point que je préférais parfois penser à elle que la voir vraiment. L’attente de sa venue, pourtant si douce, causait alors une peine. La Silvia reconstruite faisait preuve de tempérance ; elle semblait s’efforcer à une sobriété et même à une retenue des désirs pour éviter de paraître excessive. Il n’en était rien en réalité, le manque d’audace étant dévolu par la vraie non aux désirs mais aux espoirs, qu’elle considérait dans la vie réelle avec prudence, parfois même avec crainte. La Silvia façonnée par mes soins, la femme spectrale et lumineuse que je retrouvais assise à la fenêtre ou au bord du lit, parfois allongée sous les draps lorsqu’on avait raccompagné la vraie chez elle, était sage par solécisme, par l’emploi fautif d’un trait de caractère existant ailleurs dans son esprit, mais que j’avais déplacé à ma convenance en mauvais grammairien.

Silvia, je l’avoue, n’étonnait en rien. Si j’épiais ses écarts, de manière qu’un continent nouveau se dévoilait à l’improviste, où les manières autochtones faites de fautes de goût, d’erreurs de syntaxe, de dégradations des mœurs et de délicieux abus de langage, recelaient toutes sortes de petits bonheurs autant que de déceptions incroyablement diverses, si jamais une faiblesse ou une surprise trop fortes se dessinaient, tout rentrait aussitôt dans l’ordre. C’était, sur le champ ou presque, comme rester au coin du feu, ajouter une bûche, recevoir au Réveillon. Autant de choses simples desquelles nous sommes prévenus, bien qu’à peine, par la simple habitude, sans nous en rendre compte, sans que nous sachions que nous sommes sur le point de collaborer à notre insu à une transformation si radicale et si profonde que bien la comprendre nous plongerait dans l’effroi. L’inconnu restait calmement à la surface, bientôt dissous par cette propension à faire le mal comme le bien et à distribuer indifféremment l’un ou l’autre sans honte, à la manière de l’enfance, sans vraiment le savoir ni s’en soucier, sans que la différence soit toujours bien saisie. Et si jamais il n’était plus possible de nier cette différence après tout tranchée et intuitive, une autre habitude venait aussitôt se greffer sur la première et lui voler toute sa sève. Pire qu’une habitude : un endurcissement, une coutume qui nous fait croire, une fois passée la peur de nouveautés révélatrices, à un continu du Bien et du Mal qui va du plus petit au plus grand par ajouts successifs, par augmentations infinitésimales, de manière que les fautes et les dégradations dont nous sommes finalement responsables s’en trouvent excusées, le plus grand Mal, le mal absolu et sans pardon nous tombant en quelque sorte sous la main sans que notre culpabilité soit exigée.

Silvia pouvait par exemple suggérer que j’avais tort de faire si grand cas d’Annibal en toutes choses, ou en toutes circonstances, qu’il fallait être prudent et même, parfois, selon ses propres mots, l’envoyer paître. Elle ajoutait aussitôt pour se dédouaner que cela n’avait bien sûr — en insistant sur le sûr — aucune importance, qu’on pouvait être abrupt, surtout avec un ami, non pas parce que qui aime bien châtie bien — surtout pas, quelle vulgarité dans ces dictons populaires —, mais parce qu’aller se nourrir ailleurs, changer de pré ou d’enclos pouvait finalement apporter des avantages aux deux partis en cause. Elle continuait volontiers sur le thème champêtre, les voisinages difficiles et même les lois du sang. Et comme, à l’évidence, cette affaire de broutage, cette idée maladroite de se nourrir sur la racine, de mâcher à quatre pattes les fruits tombés trop mûrs dans le champ du voisin était tout à fait ridicule, comme trop y insister pouvait laisser soupçonner qu’Annibal en deviendrait une bête, pourquoi pas une vache des alpages, comme il fallait se défaire de cette image inconvenante, Silvia suggérait qu’il n’y ferait qu’un court séjour avant de rentrer sitôt fait dans son giron, de revenir à son emploi, à sa société, à son lieu naturel, autrement dit à son Scipion qui, bien sûr — comment le nier ? —, toujours l’accueillerait. « Faire paître », « mener paître », « paître de son plein gré », et même « paître les chèvres », Silvia hésitait, passait d’une expression à l’autre, contredisait la force de la punition infligée par un petit sourire en coin pour dire finalement qu’il n’en serait jamais avec Annibal comme il en avait été avec le berger poussé par Dieu savait qui du haut la falaise. Elle se sentait confuse, et pour éviter que plus de mal encore ne fût révélé par cet avilissement, par ce déshonneur et cette abjection de l’homme qu’on réduit par quelques mots à l’état de bête, elle souriait avec les joues et réduisait l’abjection à une simple plaisanterie. Ce n’était pas seulement les joues. Tout le corps de la vraie Silvia — non pas de celle que je retrouvais seulement en pensée sous les draps, mais de celle qui s’était assise pour de vrai au bord du lit — participait à une destruction de la lente montée du mal résultant du rejet innocent d’Annibal. J’assistais impuissant à une dissolution de ses effets. Tout son corps disait à présent qu’elle regrettait cette remarque innocente et plus encore la liste des commentaires et des digressions qu’elle avait suscitée. Pour bien la pardonner, il suffisait de rappeler à ma mémoire combien la tendresse de ses joues résistait au centre, sous les pommettes, sans jamais fléchir, de même celle des fesses, fermes et souples comme de jeunes tomates. La douceur de la peau sur la partie postérieure du genou, en arrière de l’articulation, celle du lobe de l’oreille, qui lui ressemblait étrangement, bien qu’on pût serrer doucement le lobe entre ses doigts alors qu’il fallait pincer le creux poplité pour goûter le même velouté… autant d’étonnements. Lesquels nourrissaient un désir insatiable doublé du sentiment que rien de ce que je connaîtrais ensuite avec d’autres — et il ne manquerait pas d’y en avoir puisque le monde, imparfait, penche toujours en faveur du surnombre — ne me paraîtrait aussi digne du nom d’amour.

En son absence, j’avais en tête le catalogue des différents aspects de son épiderme. Seule sa présence réelle troublait l’exactitude de ces variations. Sa peau, contre la mienne, devenait soudainement uniforme ; en caressant le cou, on eût aussi bien serré le poignet, où elle était plus fine, que saisi le talon, où elle l’était moins. La première fois que je renversai Silvia sur le lit, je lui dis d’ailleurs combien la disparition de ces écarts était troublante, combien sa peau, toute sa peau, du front aux orteils, était égale et sans faute lorsque nous étions réunis, combien son corps était à mon contact un et indivisible, recouvert d’une enveloppe exclusive, douce partout comme celle des jeunes enfants qui sentent le lait sous les pieds et les aisselles.

« J’en parlerai à mon cheval », avait-elle répondu. J’avais ri de bon cœur de cette autre facétie animalière, aussi déplacée que la suggestion qu’Annibal pût être transformé pour son bien en bovidé ruminant et herbivore, en paisible animal des alpages, mais seulement parce qu’elle avait ri la première en me laissant volontiers passer un bras sous ses jambes pour la soulever du lit. Je n’y avais réfléchi qu’après coup dans un moment volé aux obligations scolaires — une affaire de plusieurs années. C’est ce « J’en parlerai à mon cheval » qui avait agité en moi la toute première idée de Toast. Laquelle, je l’avoue, me vint comme suit.

Il faisait presque tiède. J’étais assis à mon bureau à faire du grec. Les pas d’Annibal claquaient sur le carrelage du couloir. Toujours pressé, le fils d’Hamilcar, même les jours où il venait à moi par la porte. Je me dis que lorsqu’il entrerait sans frapper, comme il faisait toujours, ses premiers mots seraient une fois de plus « Excuse moi. Tu travaillais ? » Cette fois-ci, je répondrai « J’écris Toast ». La décision prise, je griffonnai cette première phrase sous le titre pour le prouver : « J’en parlerai à mon cheval ». Annibal jeta un œil distrait sur la feuille sans faire de commentaire. Ce n’est que beaucoup plus tard que je devais la remplacer par « Annibal m’attendait au cratère ». Tout le temps qu’elle resta couchée sur le papier en haut de la première page, terriblement seule, d’une pathétique stérilité, il en fut de Toast comme d’un projet contradictoire, bien trop proche du rire de Silvia, et comme domestiqué par sa dictée. Il fallait rayer ce cheval d’un coup de plume pour avancer. Je le fis un jour de pluie qu’Annibal sacrifia notre routine.

Il m’avait fait dire qu’il ne passerait pas ; à peine le messager était-il reparti que j’avais déchiré la feuille. J’avais marché machinalement jusqu’au bordel et j’y avais bien sûr retrouvé Annibal qui hésitait entre deux jumelles. « Je prends celle de gauche », avais-je dit à peine arrivé dans la salle où les filles défilaient par paire les cheveux défaits, sans sandale, ni tunique, pour s’approcher de qui faisait signe. « J’aurais bien voulu les deux », protesta Annibal qui n’avait pas remarqué ma présence. Comme il allait se plaindre, et pour qu’il comprît enfin à qui il avait affaire, j’avais prononcé la phrase de Silvia. En quoi je l’avais simplement déplacée ; elle conservait tous ses droits dans un lieu de fornication. Grâce à quoi je me moquai gentiment de la petite trahison de mon ami et, du même coup, sauvai Toast d’une impropriété. Car jeter aux orties l’habitude que nous avions prise depuis si longtemps de nous retrouver chaque soir avant de retourner chacun dans ses pénates en était une. Nous faisions, avant de nous séparer, un état des lieux, une liste des projets menés à bien et de ceux qui n’étaient rien d’autre que des velléités ou, au mieux des esquisses. Nous tenions les comptes. Prétendre qu’on s’adresserait à une bête après s’être satisfait d’une chair parfumée subtilisée par jeu ne pouvait, certes non, servir d’introduction, tout au plus de répartie.

Je pris donc mes jumelles, l’une pour le plaisir, l’autre pour le repos, rien de plus, un peu pour me moquer, un peu pour le punir. Une bête, après tout, aurait bien pu s’intéresser à des ébats qui avaient un faux air d’écart de conduite et à la pause qui suivait, immaculée et proche de la quiétude dominicale. Je l’envoyai paître à ma manière, si l’on tient vraiment à cette tournure de phrase, mais en disant que je m’entretiendrais avec une autre bête de son mécontentement, je ne manifestai rien de plus qu’un désir de soigner sa déconvenue par un trait d’humour.

Silvia, qui venait nous rejoindre aux Enfers, apportait donc avec elle deux réconforts. D’une part, je ne l’avais point déçue ; elle ignora le défilé. Par ailleurs, elle considéra Annibal à la légère, comme moi le jour de la phrase au cheval. Toute cette affaire de désescalade, de fruits et de mauvaise digestion sentait la farce. Elle fit remarquer que nous étions descendus l’un après l’autre le long d’une spirale d’Archimède et qu’une spirale d’Archimède est ni plus ni moins la courbe tracée par un point en déplacement uniforme sur une droite, laquelle est à son tour en rotation uniforme autour d’un autre point. Pour illustrer sa remarque, elle dessina sur le sable un mouvement semblable à celui de ma cuiller jouant avec le confit de coing au miel dans mon assiette creuse. Comme il était beau d’en observer à présent la pure forme géométrique, débarassée des odeurs du fruit, de la pâte liquide du miel, du bruit régulier du couvert en métal frottant contre la porcelaine ! Comme le sable des Enfers convenait à cet exercice de géométrie ! L’aire sableuse balayée par le rayon, définie pour des angles positifs, n’avait pas la dureté de l’assiette posée sur la table de la cuisine ;  le doigt tendu de Silvia n’avait pas la nervosité des doigts du jeune Scipion qui tenait son couvert d’enfant comme une arme dans la pièce au chaudron.

Elle s’amusait à perfectionner cette rotation, tournait avec le doigt comme j’avais tourné tant de fois la cuiller dans l’assiette creuse, comme les filles de cuisine tournaient la pâte de coing, inlassablement, à l’aide un long bâton lisse évasé au bout. Son petit sourire enjoué était curieusement déplacé dans des lieux aussi austères. Le front plissé de Négrillon lui reprochait cette fantaisie. Quelques ombres, autour, accablées de soucis, se pressaient contre nous, désapprouvaient notre visite. Nous n’étions pourtant pas descendus, jeunes, vivants et pleins d’espoir, poussés par l’errance ou l’incurie. Méritions-nous donc un blâme ? Nous étions venus sans armes, le temps que l’aube caressât Vulcano d’un long souffle rose et que le soleil le recouvrît d’or fin et de safran, à la seule fin de parler au frais, loin du désordre, et de prendre conseil. Quelle opprobe méritions-nous ? Quel déshonneur ?

Mademoiselle nous aurait reproché d’avoir abandonné Annushka sur la plage. Elle aurait aussi bien passé outre à la punition méritée, et bien qu’aucun mot ne fut prononcé eu égard à cette faute dont chacun était responsable au même titre qu’Annibal, Silvia effaça du bout du pied la spirale qu’elle avait dessinée sur le sable. Les petits grains anthracite collaient à ses orteils ; elle se leva sans prendre la peine de les essuyer.

Nous étions d’accord que la visite avait fait son temps, que la Twinton pouvait s’inquiéter bien qu’elle ne surveillât plus nos excursions à Vulcano depuis des mois, et qu’il fallait donc maintenant remonter.

 

5

 Une agitation inquiète avait transformé le port quitté l’avant-veille au lever du jour. Non… même cela est faux, même cela est indigne. Il faut plutôt dire que le trouble était démesuré et péchait par orgueil. Les hommes couraient en tous sens le long de la jetée. Ceux qui s’étaient assis à califourchon sur les murets à hauteur d’appui ou en tailleur à même le sol pour discuter par petits groupes, les enfants mollement allongés sur les nasses, les femmes, tous auraient pu se lever d’un coup pour prendre part au tumulte. Leur calme avait l’aspect finaud des fausses apparences. Acclamations, trépignements… partout l’agitation des jambes et des torses, le bouillonnement saccadé de la foule stupéfaite qui s’emporte, se défait, tombe, reprend son souffle, tend le poing, relève la tête. De loin, depuis la barque, les feux épars faisaient comme un vol de lucioles. À quelques mètres du quai, les flammes éclairaient les facades des premiers palais comme fait le soleil en plein jour. Une fois qu’on avait débarqué, l’odeur du bois brûlé et de la poix fondue montait aux narines. À peine Annibal avait-il posé un pied à terre pour nous amarrer que ses gens avaient accouru pour dire qu’on avait retrouvé le géniteur de Scipion mort en début d’après-midi. C’est ainsi qu’on appellerait désormais le bienfaiteur de Messine, que dis-je ? de la Sicile, des provinces et de Rome, le père de la République, sous ce nom seul qu’on devait à présent le connaître pour ma plus grande peine sans que j’eusse rien fait pour mériter l’honneur d’être le fils de cet homme. Il aurait été facile de rappeler que je me satisfaisais d’escapades ridicules pour mon âge et qu’il était temps que la surveillance de Mademoiselle se relâchât. Annibal se retourna pour répéter les mots que je n’avais pas entendu ; il y avait au fond de sa surprise le plaisir d’être le premier à m’apprendre qu’on avait assassiné mon père.

Un coup de hache avait suffi ; cette grossièreté était pire encore que le simple fait de sa mort. Annibal ne demanda aucune explication. Nous en aurions bientôt plusieurs, conflictuelles et contournées, entre lesquelles il faudrait choisir, toutes aussi brutales que cette première annonce sans artifice, données par des hommes mieux informés et moins enclins aux débordements, satisfaits de l’explication médicale qui fait du foie le siège de la vie terrestre, et qui gâcheraient bientôt leurs forces à échafauder des conjectures pour donner un sens à cet acte. Annibal savourait seul cette douce satisfaction que l’on prend à causer une peine dont on n’est pas responsable par le simple emploi des mots qu’il revient à un ami plus qu’à quiconque de prononcer. Il guettait une réaction, et je pris mon parti de ne rien montrer d’autre que de l’impassibilité face à l’émotion désordonnée de la foule ivre et sale. Quand l’irréparable n’est ni le fruit du hasard ni le reflet d’une fatalité consignée dans un livre, mais plutôt la conséquence d’un calcul secret ou d’un coup de tête dont personne n’a la moindre idée, on aurait envie de se coucher tôt avec un verre de vin ou une tasse de chocolat, sans compagnons penchés autour du lit, sans pas feutrés qui montent l’escalier, sans conseils ni pleureuses, sans battant de fenêtre qui cogne contre le torchis du mur. Simplement l’épaule de Silvia pour un rêve léger sans conséquence ; et puis se réveiller tôt au terme d’une nuit sans souffle, aller aux bains, prévoir des représailles au moment apaisant du massage, un châtiment équitable qui ne renonce à l’excès. Rien à lire, ce qui donne du repos, et pas plus l’excuse du hasard facétieux. L’action. L’action seule.

J’aurais été bien ingrat de me plaindre et ne me plaignis pas. Annibal faisait magnifiquement son devoir. Qu’il le goûtât comme une nourriture humaine, terrestre et politique, né d’une adversité qui tombait à pic, qu’il estimât déjà l’ampleur de ses effets, n’enlevait rien à la gentillesse dont il fit preuve. Sa générosité était celle des enfants qui offrent un réconfort à ceux qui souffrent devant eux d’un mal invisible. C’est que ce mal sans trace, tout d’un coup, les inquiète. Je n’avais pas chancelé, j’étais sans colère, mon sang était clair alors que l’air autour s’épaississait ; les haleines sentaient la peur et le souffre. Annibal dit simplement, comme si la nuit avait été claire et Messine endormie, « allons d’abord chez moi ». Toast, tiens, aurait pu commencer par ces mots.

 

 

C’est vertueusement et par charité envers le peuple qui s’épatait lui-même sans mesure avec son tintamarre que nous nous y rendîmes tous les quatre. On nous suivit jusqu’à sa porte avec force pleurs, claques au front et chutes à plat sur le sol. Ma mère nous y attendait, apaisée par les conseils de madame Annibal. Quel spectacle que ces deux mères éplorées! Je dis cela sans moquerie. La gratitude, au contraire, me fait parler. Elles étaient assises côte à côte, chacune dans son gros fauteuil, encadrées par un dais placé très haut à la manière d’une frise de scène pour qu’on pût apprécier comme au théâtre la douleur de l’une et la compassion de l’autre, choses humaines par la façon dont elles creusent le visage et amolissent les mains, divines par l’impuissance qu’elles impriment de force sur l’iris et la pupille. Leurs yeux rougis, leurs lèvres sèches, le lourd fardeau posé si vite sur leurs épaules — tout disait que nous n’étions qu’au début d’une longue douleur, que notre deuil à tous prendrait des formes inattendues. Les soupçons, d’abord, puis les coupables, la punition, enfin… Tout fermenterait en bon ordre, même après le châtiment, et la douleur publique gonflerait au son d’une musique orgiaque et tumultueuse.

Les frères d’Annibal avaient rejoint leur mère et s’étaient rassemblés à ses côtés comme si on avait fait monter cette femme sur un trône et qu’il avait fallu déposer à ses pieds l’arsenal des vaincus. La fierté méritée par les faits d’armes brillait dans leurs yeux, la joie d’avoir obéi aux commandements audacieux et rempli les missions les plus difficiles, la renommée née de la ruse et de la discipline. Ils auraient pu détruire Messine avec son coupable sur le champ si on leur en avait donné l’ordre, par abnégation, fierté, et amour de la patrie. Rien n’aurait permis de prédire détresse ou remords ; le feu qui les consumait était celui d’un courage sans mélange. Ces enfants, plus âgés que nous de cinq ou six ans, avaient déjà fait la guerre, perdu des proches, vu mourir à leurs pieds leurs meilleurs camarades, achevé par l’épée ceux qui souffraient trop et qu’on n’aurait pu sauver. Il était noble à leurs yeux de hâter une belle mort en parfaisant les blessures des siens. Les amis de Scipion, son oncle et ses frères, arriveraient plus tard ; il semblait qu’un reproche nous était déjà fait d’avoir à les attendre. Ils lambinaient inexplicablement, alors que les frères d’Annibal avaient accouru, la jambe ferme et légère, le pied souple. Ces jeunes guerriers ne daignaient pas poser leur regard sur Cornelia ; j’étais seul à le soutenir. Impavide et même réfractaire, pareil à celui des statues, il évitait le mien et se posait sur ma tête, au milieu du crâne, là où Annibal avait dit deux jours plus tôt qu’une flèche risquait de me prendre pour cible. La Discorde aurait pu s’avancer parmi nous, les Furies, d’autres divinités encore, emportées par la colère, mais sans doute était-il trop tôt, et l’amitié dont Annibal faisait preuve en ces moments de stupéfaction apaisa bientôt les esprits. Ce fut elle, en tout cas, qui lui donna la force de rappeler à chacun quelle en était la valeur, et que si la peur révèle les âmes viles, le courage le peut tout autant s’il n’est contraint par la raison. Nous pensions tous deux à nos familles, aux fêtes d’anniversaire, au sépultures, aux anciennes douceurs cueillies avec les filles de cuisine, aux voluptés délicieusement grossières du bordel.

 

Selon toute vraisemblance, on avait assassiné Scipion père pour l’exemple. Tout au moins m’infligeait-on cette pauvre explication à la va-vite comme un remède d’appoint. Chacun la répétait servilement en guise de condoléances. Aurais-je dû m’en satisfaire ? Comme la patrie est ingrate ! Comme elle jugeait petitement ! Quel manque d’imagination, aussi. Le Scipion qui venait de disparaître aimait le luxe et n’avait que faire des lois somptuaires récemment votées. Il les jugeait hypocrites et ridicules. Il pensait le plus grand mal des oligarques qui se félicitaient en public de l’ascension des hommes de la plèbe et préféraient la simplicité des coutumes locales aux fastes de l’Orient. La vraie patrie était bien sûr dans les lois justes, le rôle du faste de convaincre le peuple de leur légitimité. Il avait au fond du cœur la nostalgie de la Grèce et cela était mal vu. Si on l’avait dépêché dans l’autre monde sans qu’il pût se défendre, payé un pauvre diable incapable de comprendre la portée de son geste, c’était bien sûr pour m’exposer. Scipion l’ancien disparu, Scipion le jeune passait en première ligne comme un vase de réserve prend sa place sur la rangée de devant, à l’office, après la casse. Silvia proposa cette métaphore le soir de notre retour de Vulcano, avant de refermer la porte de sa chambre. Annibal, qui nous quittait pour la nuit et repartait chez lui après nous avoir raccompagnés, l’approuva en me serrant contre lui. Puis il dit quelque chose comme ce vase-là sera de fer. Il fallait bien sûr qu’il fût question de métal pour sauver une remarque étrange et mal avisée. Rien de plus empressé qu’un domestique pour s’assurer que jamais la vaisselle neuve ne viendra à manquer. Silvia m’avoua par la suite qu’elle avait voulu mettre à l’épreuve celui qu’elle appela à cette occasion « l’ami Annibal », autre manière de dire  condescendante qui s’échappa incontinent de sa bouche sous l’effet d’un philtre, d’un souffle malencontreux, que sais-je ? sous l’effet d’une force ou d’un principe étrangers. Comment l’expliquer autrement ?

Nous ouvrîmes la fenêtre. Le corps de l’assassin supplicié était exposé au premier étage du palais du sénat, attaché à un pilier de bois par une corde de chanvre passée autour de la taille et des épaules. L’écho de son râle ne nous avait pas quitté et l’on entendait les passants tardifs hurler des obscénités à l’attention du cadavre. Silvia dit quelques mots encore, j’ai oublié lesquels exactement, mais je sais qu’ils me frappèrent parce qu’ils contrastèrent brutalement avec la simplicité de ceux qu’elle avait prononcé après la chute du pâtre (une simple injonction suivie d’une question). Les images recueillies pour signifier son mépris de la vindicte populaire n’avaient ni forme ni couleur. À force de rétractations et de retournements, elles étaient comme écrites sous une mauvaise influence dans le but expresse de me plaire. Elle aurait pu aussi bien les réserver à un usage public sans intériorité ; elles auraient pu servir les besoins d’une chronique objective. Ce que j’aimais à ce moment-là de Silvia, debout devant moi dans la pénombre de la chambre contrariée par les feux de la place d’armes, ce qui me la rendait désirable, bien plus que son intelligence ou son intégrité, tenait tout entier dans le mouvement de sa tête et la souplesse de son buste, lesquels me disaient qu’il aurait été inutile de la faire surveiller, que ses mots, pour être corrigés et sans naturel, m’encourageaient malgré tout à lui faire confiance et, partant, à la paresse. Les heures que je passerais avec elle seraient naturelles et tempérées, celles qu’Annibal envisagerait bientôt pour lui-même politiques et militaires. Annibal avait un projet ; nous étions quant à nous victimes d’envies velléitaires. Cette opposition de la volonté mâle et de l’inconséquence puérile, dont nous ignorions tout encore, changeait d’intensité à notre insu maintenant que Silvia s’amusait à se moquer de la foule avec un vocabulaire qui soulignait l’insignifiance de ses actes, alors qu’Annibal avait à peine caché derrière des mots contraires qu’ils avaient l’importance des petites choses destinées à la manipulation. Annibal saurait bientôt quoi faire de la médiocrité du peuple. Il suffisait à Silvia de s’en amuser et de me proposer la moitié de son dégoût. Au moment où nous nous approchions tous les deux de la fenêtre, ses propos avaient l’effet d’une drogue calmante, la mémoire des mots d’Annibal celui d’un dangeureux poison. Il n’était pas question de choisir autre chose que notre indolence, moins encore de s’opposer aux premiers calculs du fils d’Hamilcar. J’oubliai presqu’aussitôt avec quelle belle prestance Annibal avait parlé de la République, du destin et de l’amitié, de quelle habile manière il avait cousu les trois fils ensemble et présenté à l’assistance une étoffe au tissage serré que seul un irresponsable aurait pu vouloir déchirer. Il nous avait lié pour l’éternité, tout au moins pour l’éternité que devait durer la République, pour le bien de Cornelia et de sa propre mère, pour la gouverne de l’assistance, pour que le peuple à qui tout serait répété par les sycophantes sût enfin de quoi il devait en retourner. Il avait dit que nous étions liés par des forces auxquelles nous devions nous soumettre sans jamais nous plaindre, que nos rôles respectifs étaient écrits et que nous devions être fiers de ce destin bicéphale, signe non seulement que nous n’étions qu’un en dépit de deux corps, mais que, plus généralement, la République ne comptait point d’étrangers et n’avait que faire de la vaine opposition des indigènes et des apatrides, que tous seraient d’égale valeur au vu de ce qui serait écrit plus tard de sa grandeur : esclaves, homme libres, soldats, sénateurs, généraux, pâtres, femmes, mendiants.

 

 

Silvia, semblable en cela à une pure abstraction — le Temps, l’Avenir — tellement sa force était surhumaine et descendait profondément en moi avec des mots choisis, offrait à mes sens un idée si précise de ce que nous deviendrons ensemble sans d’autre effort que celui offert par l’intuition que nous nous appartenions, elle s’y déposait corps et âme avec un tel naturel, par un simple mouvement des paupières et une exagération involontaire de ses fossettes entre chaque phrase, que j’en oubliai un instant la mort abjecte de Scipion, la douleur maladroite de Cornelia et la stratégie d’Annibal.

Je regardais avec elle ce corps exposé. Comme il était curieux d’observer à quel point la bêtise du peuple et les calculs des patriciens l’avaient abîmé ensemble au terme d’une fausse entente. On l’avait traîné sur la place publique après une délibération de quelques minutes, pas si loin, en fin de compte, de la rue du bordel. Les jumelles avaient vu la foule se presser accoudées à leur fenêtre. Avant qu’il ne fût déchiqueté, les gardes avaient fendu et repoussé la meute haineuse à coups de lances, hissé le corps mourant sur leurs épaules pour l’attacher par la taille à une colonne nue et simple comme un tronc. Une mort pire encore était promise à quiconque oserait s’en approcher.

Qu’avait-elle conclu de cette épreuve ? Quelle leçon avait-elle tirée de cette triste journée ? Elle mit un certain temps à répondre et cette lenteur m’était pénible. Comme toujours, Silvia tenait à la franchise, et comme la franchise de ce soir-là n’était pas belle à entendre, elle posa ses mains sur mes épaules pour la laisser s’exprimer d’elle-même, lui prêtant sa voix à contre-cœur.

« Laisse donc faire Annibal, soupira-t-elle, laisse le faire, lui et ses frères. » Comme je m’étonnai de ce conseil et que Silvia paraissait elle-même contrariée de l’avoir donné, elle en proposa un deuxième plus simple encore, qui résultait de l’autre : « occupe-toi de Cornelia ». Elles s’accouplèrent, ces deux suggestions, sans même se concerter, par acoquinement. Annibal et sa tribu feraient comme bon leur semble après qu’un discours bien senti eût dit tout le contraire. J’aurai pour ma part soin que la peine de Cornelia soit apaisée. Je l’étancherai comme une soif légitime le temps qu’Annibal devienne, comme aurait dit Mademoiselle, comme aurait approuvé Alessia, sa petite protégée arrogante et hautement parfumée, a man-about-town.

Quelle horreur, quand j’y pense, quelle pauvreté après ce dont nous avions été témoins aux Enfers. Mais Sylvia, qui voyait clair dans mes pensées, regarda en direction du cadavre, le troisième en deux jours après Tancrède et Scipion père, ajoutant sans attentre, les cils agités plus que nécessaire, qu’il fallait que Scipion fût patient. Et tandis que les deux conseils forniquaient dans ma tête malheureuse, l’indulgence pour les calculs d’Annibal s’essouflant à pénétrer ma compassion pour Cornelia, Silvia, toujours pratique, toujours soigneuse, referma la fenêtre.

Nous nous embrassâmes chastement au bord du lit, comme nous faisions autrefois, enfants, au bord de l’eau. Sa bouche se fit toute petite et difficile pour taquiner les lèvres du jeune Scipion. Sa jolie chair était serrée contre ses dents de manière que je dus la chatouiller aux aisselles pour qu’elle l’ouvrît de nouveau et que le bout de sa langue apparût, plutôt rouge foncé que rose pâle. Je gardai une main posée dans le creux de son bras, une autre en équilibre sur sa jambe. Elle déglutit à peine, on aurait dit qu’un minuscule sablé avait passé la porte de sa bouche sans même effleurer ses dents. Un souffle infime s’en échappa, fait de sucre et de vin cuit. Ses yeux restaient ouverts, aucun mot ne fut prononcé et elle resta quelques instants en équilibre au bord du lit, cherchant le revers de la couverture du bout des pieds, les orteils nerveusement recroquevillés, le talon décidé, la cheville souple. Quand elle eut trouvé l’ourlet en satinette, elle glissa une jambe sous la couverture, puis deux. Je sentis tout près de nous s’échapper la fraîcheur du drap de dessous protégé du soleil de la journée par la courtepointe, les rideaux, les persiennes, les murs épais. Ses jambes l’avaient libérée. Le coton blanc ne sentait rien, pas même le repassage, il s’offrait nu et sans mesure au parfum de Silvia, mélangé de sueur, abîmé par la fumée qui s’épaississait encore, là-bas, dans les rues étroites de Messine. Blanc comme une nappe neuve, sans pli ni froissure, comme un petit carré de jardin recouvert de neige, le drap reçut son ventre tout collant par la chaleur et lui rendit généreusement un peu de sa propreté. Silvia restait sans bouger, la tête posée de côté sur la toile immaculée, les bras tendus, les mains glissées au frais sous l’oreiller dont nous savions maintenant qu’il serait le sien pour ma première nuit d’orphelin à côté d’elle. Je poserais ma tête sur l’oreiller voisin, sur une joue de coton blanc gonflée de plumes d’oie, moins bien remplie que celles du bordel de la via Consolare Pompea dont le confort touchait à la perfection, mais plus propre, sans cheveux ni griffures. Nous resterions là tous les deux à écouter la musique qui serait, nous l’apprendrions bientôt, la musique de la défaite de Scipion et de l’ascension d’Annibal, les cris allant decrescendo, puis, sur le coup du matin, le silence pusillanime de ceux qui veulent rejeter sur autrui la responsabilité de leurs actes et ne trouvent personne, chacun étant à lui seul toute la foule rassemblée, coupable des crimes du voisin.

Quelle douce fraîcheur à fleur de peau, et aussi dans la chair cachée dessous, dans la matière même de Silvia qui passait en grace ses sœurs, les mortes comme les vivantes, et les jeunes filles au service de sa maison, une chair si changeante que je crus cette première nuit de deuil avoir la fantaisie d’un inconstant, allant des bras de l’une aux jambes de l’autre, satisfait de toutes, curieux de la suivante, sans souci du forfait. Il n’en était rien, bien sûr, puisque Silvia était une et indivisible et mon gazouillis à son unique personne entièrement consacré en dépit de cette apparent morcellement. Le sommeil gagnait mon front, mes jambes et jusqu’aux yeux. Je songeais que je me lèverai le lendemain en grand désir de vite retourner au lieu où j’avais eu tant de plaisir la nuit précédente, que tous ces chatouillements, trémoussements et éparpillements factices de Silvia en plusieurs jeunes femmes étaient faits pour mon plaisir, que Silvia elle-même les avait voulus. Rien de plus léger que cette manière de ressusciter l’instant d’après sous les caresses d’une Silvia différente de l’instant précédent, inconnue, remuée par d’autres soucis, insensible aux peines antérieures, sans souvenir des injustices passées. Je goûterais cette joie jusqu’à la fin, conforté par les mots de mille Silvia différentes, indéfiniment réfractées, bues parfois à la régalade, sans toucher le bord des lèvres ni le pavillon de l’oreille, parfois au contraire dûment mordillés par fantaisie.

J’ignorais encore combien il serait difficile de les réunir, de reconstruire une Silvia pleine et entière, faite d’une seule matière, inféodée à sa propre autorité, sans autre souci que d’être elle-même en dépit des circonstances les plus volatiles et les plus tragiques. Mais là, dans l’intimité de sa chambre de jeune fille qui avait encore l’odeur de ses dix ans, où l’on aurait trouvé naturelle la présence d’un jouet, où les crayons bien taillés dépassaient d’un petit pot en métal posé sur le bureau dévolu aux devoirs, où seul le valet de nuit de son père avec son ceintre galbé et son porte-ceinture signalait une présence masculine, il aurait été impossible de soupçonner l’ampleur de cette difficulté. Silvia entrait dans cette chambre, en ressortait, la traversait, démultipliée par ses actions et ses mouvements, tour à tour assurée, péremptoire, fragile. J’en avais été tant de fois le témoin involontaire. Son corps disait toujours mille petites choses contradictoires ; aujourd’hui en particulier qu’elle aurait voulu y rester seule avec moi en dépit des interdictions, que ces interdictions étaient légitimes, que la mort d’un père est une chose terrible qui l’autorisait à me garder près d’elle avant que Cornelia pût reprendre ses droits, qu’il était naturel qu’on cherchât malgré tout à l’en empêcher. Mais le coussin qu’elle avait posé sur ses genoux pour reposer ses coudes, la boîte à timbres qu’elle tripotait machinalement en disant chacune de ces choses, le fauteuil dans lequel je m’étais finalement assis pour l’écouter réciter ces assertions et ces démentis, leur donnaient une stabilité d’autant plus forte qu’elle leur était encore extérieure. Son père avait choisi ces meubles, ces colifichets, ces articles de bureau ou de toilette, elle les auraient un jour en héritage au détriment de ses sœurs. Ces objets de maison, parfois pratiques ou insignifiants, prendraient alors un sens et une force particulière, ils s’embelliraient d’un prestige que nous ne pouvions soupçonner le jour de l’assassinat. Ils nous rappelleraient sans prévenir les fausses intermittences de nos passions, leur réappartitions sous d’autres formes, leurs difformités, et leur prêteraient la régularité tranquille des choses matérielles et contingentes. Mieux que l’amour lui-même et la peur de mal tenir nos promesses auraient pu le prévoir, la boîte à timbre serait l’image la plus fidèle du lien qui se reserra encore un peu plus le jour de cette mort injuste, simplement parce que Silvia, ne pouvant rester les mains vides, fatiguée de les agiter, s’en était saisie pour les calmer avant de se rasseoir seule au bord du lit et de me regarder avec des yeux qui me suppliaient sans mesure de penser exactement la même chose qu’elle. Lorsque j’aperçus la boîte posée sur le manteau de la cheminée dans la chambre d’hôtel où elle devait retrouver Annushka après la chute d’Annibal, c’est cette peur-là qui me sembla ridicule et non pas la fébrilité des mains dont elle n’avait pu contenir les petits mouvements saccadés. Ce qui était resté inchangé, à l’image de la boîte qu’elle avait prise dans sa valise, c’étaient précisément cette demande de promesse et l’adjuration d’un soutien, accompagnées de la peur panique de ne pouvoir ni tenir la promesse ni assurer la protection. Si Silvia avait emporté le coussin, l’inquiétude dont elle avait été victime le jour du meurtre aurait fait le voyage avec elle jusqu’en Suisse. La boîte à timbre qui prenait la lumière rasante du soir filtré par les voilages dans sa chambre de la pension Geist des Waldes portait dans ses bosselures toutes ces peurs trahies par la succession répétitive des assertions et des démentis.

Je me levais donc de la petite bergère pour la rassurer et nous nous allongeâmes à nouveau côte à côte sur son lit. C’en était fini des mensonges, la complicité des domestiques serait désormais inutile, nous pouvions rester indéfiniment où nous étions, dans cette position horizontale des enfants repus, des amants et des défunts, sans d’autre raison que notre envie d’être au frais ensemble. Scipion père, Cornelia… il importait peu désormais qu’ils eussent un avis. Annibal en aurait un, bien sûr, différent de tous les autres, comme à son habitude, un avis dont il ferait grand cas et qu’il se permettrait sans rougir de rappeler à ma mémoire aux moments les plus inattendus : dans une lettre un rien prétentieuse envoyée de Rome, et beaucoup plus tard encore le jour où je le sauvais du froid meurtrier d’une congère au fond des Alpes. Trop facile de s’offrir comme ça du repos et même — il aimait le mot — facultatif, comme certains arrêts d’autobus. Pourquoi cette facilité, commenterait Annibal pour se botter les fesses plus que pour me réprimander, alors qu’il faut au contraire garder la tête froide ? Ce fut là, à n’en pas douter, un des effets les plus remarquables du décès du vieux Scipion. Cette idée qu’il devait à tout prix voir en grand et réaliser des projets lui tourna la tête dès qu’il mit le pied hors du bateau qui nous ramenait tous les quatre à Messine, dès qu’il sut pour mon père, dès qu’il prononça les mots qui disaient qu’il était mort. Ce fut l’affaire de quelque minutes. Le fait de les dire lui insuffla comme un désir de vengeance, la peur d’être un simple spectateur. La présence de ses frères dans la petite pièce où le conseil devait délibérer, hautains, sûrs de leur fait, à peine matures et déjà couverts d’honneurs, ne fit qu’attiser cette peur et ce désir. Le fils d’Hamilcar nous quittait déjà. Lorsque nous fûmes rentrés, Silvia et moi, et qu’il fallut nous confronter à ses tout derniers mots — ce vase-là sera de fer ­—, nous eûmes le pressentiment d’un grand désordre et que tout serait contrarié.

À moins d’être un rustre, le vainqueur qui entre au foyer du vaincu n’hérite pas d’une tâche facile. La peur d’humilier, d’être brutal, ou simplement de mal faire, peut-être même le simple souci des convenances, tout compte. On a bien trop d’exemples d’étourderies et d’imprudences. Que ferait donc Annibal ? Et surtout : serait-il à la hauteur de la tâche ? C’étaient là des questions bien difficiles.

 

6

 

Voyez un peu : à peine, ô oui à peine Scipion avait-il appris l’affreuse nouvelle et passé le pas de ma porte qu’il se précipita aux pieds de sa mère. Cornelia se pencha sans toutefois bouger de son siège et caressa les boucles de son fils devant tout le monde, le dos courbé et tendu, le front baissé en hommage à la douleur. Ton ange est terrible, Cornelia, ou quiconque t’intima de risquer un tel geste alors qu’une assemblée s’était réunie dans l’antichambre où circulaient en désordre affranchis, domestiques, amis, frères, esclaves fidèles et nombre d’ambassadeurs improvisés, chargés par leur bonne conscience de missions consolatrices.

Ma mère n’osait lui tenir la main en public. Elle était assise sur le trône voisin, quelque peu distante après l’avoir soutenue tout le temps que la foule avait pris à s’agiter, se rassembler, passer de la plainte aux hurlements pour dire haut et fort sa peine et sa détresse. On lisait la désapprobation dans son regard froid. La belle main de Cornelia s’attarda dans les boucles le temps que Scipion contînt ses pleurs ; puis il se leva d’un seul bond, d’un coup sec des reins, comme une bête échappée d’un collet. Les doigts, surpris, restèrent un instant suspendus avant de regagner les genoux maternels pour retrouver le brocart nerveusement froissé tout l’après-midi sous l’emprise de la peur. Cornelia tortillait les fils d’or entre ses doigts, les enroulait autour de l’index, les coupait avec l’ongle du pouce, confectionnait une boulette, tour à tour roulée et écrasée, puis la laissait glisser dans les plis de sa robe comme un caillou le long d’un filet d’eau. De petites pelotes avaient coulé le long de l’étoffe jusqu’à ses pieds ; un chausson, de temps à autre, sortait son nez pointu de sous le tissu pour les balayer d’un mouvement circulaire et les rassembler à l’ombre.

Que dire de plus ? Une fois debout, Scipion n’avait l’air ni désemparé, ni soucieux, ni même vraiment triste. Il portait cette mort fièrement comme une couronne de lauriers ; ses larmes étaient plutôt d’atermoiement. Que faire ? Voilà ce que disaient ses yeux rougis, et une sorte de fureur informe donnait à leurs pupilles une profondeur démoniale. Il ordonna qu’on tînt conseil sans attendre. Les deux femmes se levèrent d’un même mouvement ; nous les suivîmes côte à côte le long d’un couloir qui menait à une pièce plus petite. Je pris la main de Scipion dans la mienne. Elle était moite, inhabituellement faible. Il la laissa aller mollement dans ma paume comme un morceau de chair sans muscle ni ossature, à la manière d’Annushka l’avant-veille. Je repliai les phalanges, les rassemblai au-dessus du pouce et pressai la main pour qu’elle retrouvât sa volonté. Scipion l’avait abandonnée en cadeau, elle resta sans vie le temps qu’il nous fallut pour atteindre le cabinet où nos mères nous attendaient.

Que disais-je alors à mon Scipion qu’il ne manquerait pas de consigner un jour dans Toast ? Car j’espérais sincèrement qu’il me ferait cet honneur, et bien que j’eusse alors prononcé le mot avec ironie, il fit son chemin à voix basse dans mon esprit sans rien perdre de sa valeur le temps que dura notre petite étreinte : honneur.

J’avais oublié les hésitations de l’avant-veille. Je disais à voix haute qu’il fallait laisser aller sa peine comme elle venait. Je ne suggérai rien de plus, croyez-le bien, en pressant comme un fruit trop mûr ses doigts ramollis par la douleur, sinon — mais Scipion le savait déjà — que cette façon de se laisser aller avant d’entrer dans la chambre où des décisions importantes devaient être prises cachait des hésitations. Ce qui était une bonne chose. Surtout pas de fausses prophéties, erronées pour être hâtives. Surtout ne pas se laisser aller à l’idée illusoire de l’Homme Accompli. Il fallait être neuf, bien sûr, au vu des circonstances, mais aussi accepter les compromis nécessaires à l’accomplissement d’une tâche, les scories, toute sortes d’impuretés imprévues, les dégâts collatéraux. Que faire d’autre ? La vertu première est la patience, voilà où je voulais en venir avec cette pêche toute tendre au creux de ma paume qui menaçait de durcir d’un moment à l’autre. Nous allions ensemble droit devant comme nous l’avions fait de nombreuses fois sans réfléchir, mais cette fois-ci, Scipion se confiait à moi d’une curieuse manière. Son pas était ferme, son regard terni, son teint pâle, tout son corps allait de l’avant avec confiance quoique sans projet aucun, sauf cette main qui gisait seule dans la mienne avec indifférence. Elle se laissait porter et s’alourdit au point que je dus faire un effort pour la tenir.

Nous entrâmes, enfin, dans cette petite chambre baignée par la lumière de l’après-midi finissant, une lumière épaisse, dorée, saturée de pollens et de poussière, qui passait comme une voleuse par la fenêtre entr’ouverte et tombait généreusement sur les deux femmes, auréolait leur visage, les enfermait dans un sarcophage commun aux bordures éphémères. La chaleur était encore forte, comme si un incendie brûlait la ville au dehors. Le vacillement des couleurs sur les murs blancs pouvait y faire penser. Mes frères, qui auraient voulu aller jusque là, qui ne reculaient d’habitude devant aucune extrémité, en auraient volontiers souligné les bienfaits purificateurs. Le vent qui aurait pu l’attiser se tut et nous sûmes alors tous les quatre que la foule n’avait pas osé. Elle avait épargné Messine et s’était contentée d’un cadavre.

« Je parlerai la première », dit Cornelia. De toute évidence, personne ne lui avait donné ce conseil. Je laissai la main de Scipion. Nous nous assîmes pour l’écouter.

Cornelia affirma sans détour que ce jour était terrible et qu’une charge solennelle incombait à son fils. Elle la décrit laconiquement comme imposée par le destin, sans donner de détails qui auraient pu susciter des questions et l’embarasser. La volonté de Scipion était désormais soumise à cette fatalité. Il parut satisfait de ce jugement sommaire. Le contentement qu’il manifesta à l’écoute de ces paroles rajeunit un peu son visage fatigué. Ses yeux fixaient la bouche de sa mère dont les lèvres exangues et presque immobiles étaient caressées par un léger tremblement. Ce que vit Scipion dans ce sourire était ni plus ni moins un espoir. Il ne se lasserait jamais, plus tard, de consulter une Cornelia pour le raviver, comme mademoiselle un petit Larousse Anglais-Italien en cas d’hésitation après une vie, ou presque, à Messine. Maman en dictionnaire de poche, qui aurait pu y penser ? Toujours à portée de main jusqu’à son dernier souffle. Toujours fiable, toujours satisfaite qu’on voulût tourner ses pages. Cette nouveauté me troubla ; jamais Scipion ne s’était soumis à ses paroles, aux excès de ses sourires forcés, et pas plus, en règle générale, aux recommandations maternelles ni au sens littéral des mots par elle prononcés.

Je m’inquiétai de cette attitude imprévue, désapprouvai, traduirais comme suit ma réticence pour la postérité puisque Scipion me fait des générosités en me donnant parfois la parole :

C’est l’histoire d’un jeune homme audacieux qui parle à un autre. Il lui dit comme il peut, avec des mots simples, cette fois-ci à voix basse, que sa ville natale est un bien précieux, d’une valeur telle qu’il serait vain d’en chercher une autre qui l’éclipserait. Inestimable est le mot qu’il hésite à prononcer pour dire qu’il serait contradictoire plutôt qu’impossible d’en partir. Le jeune homme assis à ses côtés, audacieux lui aussi, mais avec quelque réserve, ne répond pas, croyant inspirer le souffle d’une sagesse maternelle et antique. Le premier s’y reprend néanmoins à deux fois pour mettre à mal cette satisfaction, s’attend à entendre en sourdine des mots qui disent au moins la gêne qu’il y a à écouter de si basses flatteries. Mais Scipion, bercé par les louanges, persuadé que la mort de son père le délivre d’un poids, écoute encore et encore, bercé par cette lecture publique qui s’adresse en tout et pour tout à trois personnes en dépit de la petite multitude rassemblée dans la salle du conseil : lui-même, une autre mère qui n’ose contredire, conduite par la vertu des humbles, et son fils Annibal, là présent, qui voudrait se fâcher et dénoncer l’indignité en reprenant la main de son ami. Laquelle gagne — ô malheur — en légèreté, se défait de l’étreinte et s’échappe.

Mais que faire face à une femme convaincue de la valeur de sa solitude, déjà heureuse de châtier la chair, grisée d’orgueil, animée d’une fougue malhabile et désordonnée ? J’enrageai de perdre face à un si piètre ennemi. Voir Scipion s’abaisser, s’enivrer de ses paroles mielleuses et impies me mettait au supplice. C’était comme s’il avait mieux valu que Scipion mourût lui-même par le fer, ce jour, que d’être allé en secret à Vulcano avec sa bande sans la surveillance de Mademoiselle, et qu’il lui fallait à présent se repentir d’une minuscule inconduite. Comme il était bas, contrairement aux apparences, de décréter que Scipion devait instamment quitter sa ville natale, sa province, les siens, s’éloigner de Silvia, partir sans elle. Le goût de ces mots choisis en dépit de la vérité devait rester longtemps dans nos bouches bien qu’une tierce personne les eût prononcés. Nous allions les répéter pour nous-mêmes dans la solitude de nos chambres, des trains et des halls d’hôtel pour mieux nous convaincre que quelqu’un avait osé les prononcer en public. C’est cette manière officielle, froide et légaliste de Cornelia abîmée par le veuvage qui leur donnait l’amertume de la bile, si bien que son haleine, longue et tiède, s’échappa jusqu’à nous qui respirions l’air du soir gâté par la fumée des brasiers.

Scipion n’était plus lui-même. Je compris, en voyant son visage s’éclairer et sa main quitter la mienne pour se poser sagement de son tout son poids sur le bras du fauteuil, que notre amitié était durement mise à l’épreuve, que ces mots terribles de Cornelia étaient un poison. Je pensai sitôt, en regardant les boucles du fils dont je ne savais plus si je devais les chérir ou les détester, que le danger cesse avec la cause, de manière que la mort de la bête signifie la mort du venin. Mais non. Faire assassiner Cornelia eût été pire encore. Il était trop tard, le poison faisait son chemin, le visage de Scipion était celui d’un enfant gâté. Je fus surpris par sa laideur, et que sa grâce naturelle pût s’abîmer si vite et disparaître sans bruit à cause de mots stupides et désordonnés. L’unique ride de son front, celle-là même que Silvia avait si gentiment creusée avec quelques défaveurs passagères, s’estompa comme un cercle à la surface de l’eau, la peau de ses joues rosit, la pomme d’Adam disparut. Un Scipion de dix ans était assis à côté de moi, qui n’avait pas encore visité Vulcano en secret, ni mené la vie dure à Mademoiselle à l’occasion de promenades au grand air, ni retiré ses chaussures en pleine montagne, ni volé sa première barque, ni manqué renverser sur lui un chaudron plein de gelée de coing bouillante, ni brutalisé Alessia par jalousie. Nous revenions à des approximations, à une jalousie mesquine de Scipion qui avait jugé Alessia encombrante et l’intérêt que lui portait Mademoiselle déplacé.

Comme j’avais mal ! Comme mon cœur se serrait de rage et d’amertume ! J’aurais tout donné sans compter pour l’emmener loin trouver un refuge.

Enfin, Scipion se leva. Suite à ce lever, croyez-le : pas la moindre réaction dans l’assistance, une Cornelia plutôt satisfaite, mes frères les seuls prêts à sortir l’arme du fourreau. Le regard de la femme d’Hamilcar (comme aurait dit Scipion) était ferme, d’un bleu presque tendre, posé sur les mains de son amie qui froissait à nouveau le tissu de sa robe. Il glissa vers les épaules de ses fils, fermes comme le bronze, prêtes à donner toute leur force aux biceps et aux avant-bras, lesquels n’attendaient rien tant que de l’impartir aux paumes qui serraient la poignée des glaives. Chacun se contenait, ou alors y aurait-il eu une quatrième victime dans cette petite chambre de rien où nous étions réunis pour réflechir, discuter, considérer les conjectures, les objections et les inconvénients inhérents à chacune. L’oncle de Scipion père fit enfin son entrée, une entrée discrète malgré tout remarquée quant à la prestance et au grand âge. Quelques proches, négligeables, opposés comme Scipion aux lois somptuaires, mais par goût de l’imitation, le suivaient. Cornelia leur fit un petit signe de tête et ils la rejoignirent, exactement comme mes frères avaient rejoint notre mère installée sur le trône voisin. Je ne suis pas certain que mon Scipion prêta la moindre attention à ces mouvements, pas plus d’ailleurs qu’à l’arrivée de ceux qui seraient un jour allongés à ses côtés dans l’hypogée, qu’aux regards des tiers ou qu’aux orteils de mes frères, militairement alignés sous les sangles des sandales, somptueusement pédicurés, les seuls qui auraient pu quitter l’estrade aux trônes et entrainer à leur suite mollets, cuisses, bassins, torses et tout le reste dans un mouvement contrôlé de furieuse vengeance. Je songeai comme ça, en passant, sans doute pour me consoler de la distance affichée par Scipion, combien nous étions loin de notre départ en bateau, loin de Vulcano, de la jolie petite crique que nous avions choisie pour nous reposer, de la nage et du vin et des baisers volés. Et comme j’y songeai en ce moment où l’avenir se jouait cartes sur table et où nous avions encore le pouvoir d’infléchir ce qu’on appelle si bêtement le cours des choses, bien que la simple idée d’un cours indique implicitement toutes sortes de précisions quant aux déviations, aux barrages et aux opérations de filtrage desdites choses nommées alors que ce cours-là va droit devant sans se soucier du détail, comme j’y songeai, je regardai au hasard par la fenêtre ouverte et vit qu’il faisait nuit. Personne ne semblait l’avoir remarqué. Peut-être allions nous laisser le père de Scipion jusqu’à l’aube avec les esclaves qui gardaient la porte de la chambre funéraire ; peut-être allions nous répondre à Cornelia que le destin de son fils pouvait être différent, que nous risquions l’aveuglement à ne pas lui demander son avis. Nous n’étions encore qu’à deux jours du voyage à Vulcano, du vent gracieux, de la descente au tombeau, assez proche, somme toute, de ce premier essai à quatre voix. Je regardai Silvia, puis Annushka, debout à côté de mes frères, ne trouvai rien dans leur regard qui pût infléchir l’action dans un sens ou dans l’autre. Répondre, ne pas répondre, personne ne savait quoi faire. Tous pensaient au jeune homme bien né, bien éduqué, vertueux par certains côtés, un peu trop studieux pour l’être tout à fait, partagé entre le zèle et la paresse. Les vainqueurs exhalent une odeur forte, difficilement supportable, ils puent, c’est attesté, et Scipion sentait bon le savon. Même en cette nuit de feux, de sueurs et de plaies fétides, il semblait sorti d’un bain. Enduit et pommadé, tenu assis sur son siège par une force invisible qui n’était peut-être rien d’autre que la fatigue du voyage et de la descente dans la cheminée, Scipion ne disait rien. Était-il trop savant ? Hésitait-il à se confesser ? Craignait-il des représailles ? Et puis, d’un coup d’un seul, je me dis : après tout, mais qui donc est Scipion ? Qui est-il vraiment ? Qu’est-ce que Scipion sinon quelqu’un qui se réveille, s’habille, vaque à quelques affaires mineures, passe un petit moment agréable via Consolare Pompea, passe voir si sa mère va bien sur le chemin du retour, consulte son père sur les affaires du Sénat, prend les auspices et voue le tout en fin de journée à une chute brutale sur les pages d’un cahier. Je veux dire, vous l’aviez compris, à une descente verbeuse dans le tas de feuilles posées sur son bureau. On aurait dit ni plus ni moins un homme qui tourne en rond et agite une crécelle.

Le plus âgé de mes frères observait Annushka faire comme si Silvia avait été absente. Elle ne répondait ni à la nervosité de ses mains, ni à ses regards. Je vis qu’il approuvait sans ostentation bien qu’avec fermeté cette impassibilité d’Annushka face aux supplications silencieuses de son amie. Ses orteils gigotaient de plaisir sous leurs lanières de cuir et, comme pour ne noter de cette satisfaction que ce que la fratrie toute entière, pareillement togée et sandalée, désirait comme un seul homme et rien de plus, à savoir un effacement pur et simple de la mascarade, il frappa soudainement le sol d’un petit coup sec de la semelle.

Silvia s’arrêta aussitôt de la chercher des yeux. Le discours de Cornelia était fini. Quelqu’un ouvrit la fenêtre. Nous entendîmes le chant des pleureuses.

Scipion quitta la pièce d’un pas régulier, sans même m’accorder un regard ni refermer la porte. Un de mes domestiques s’en chargea pour lui dans cet ordre : d’abord le coup d’œil furtif et inquisiteur des petits espions payés rubis sur l’ongle pour voir dans quelle direction s’échappe le coupable, puis la main anonyme qui tire la porte contre son embrasure comme une camériste repousse le tiroir d’une coiffeuse contre sa butée. Sans déparer, sans bruit.

Scipion, tout à coup, n’était plus là.

                                                             FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

 

DEUXIÈME PARTIE

 

1

Rome avait suivi l’affaire, puis s’était invitée au mariage. Elle avait d’abord observé les événements mineurs entre la promesse et la célébration sans manifester de gêne. Les fiançailles, après tout bienvenues, avaient été trop longues plutôt qu’inutiles. Les familles des futurs époux y avaient tenu ; la foule les avait approuvées le jour où elles avaient été annoncées. On avait insisté en haut lieu sur la pérennité des institutions religieuses, la dignité des sacrements. Le matin de la cérémonie, comme à Mahón dans l’île de Minorque, les gens du peuple étaient venus lancer des grains de riz sur le parvis — ouvriers, domestiques, serveurs de café —, mais aussi les rentiers et les notables. Les cadres du parti et deux collègues du sénat s’y étaient rendus à part en délégation. On commençait à vouer un culte à la vitesse ; l’inquiétude cédait la place à l’impatience. Rome avait tourné autour des futurs époux pendant des mois, la presse avait pris note de leurs allées et venues, dévoilé le nom des hôtels où ils étaient descendus en remontant vers le nord, émis les réserves d’usage. On s’était autorisé quelques moqueries innocentes, puis on avait photographié Annuhska et Annibal côte à côte sur les marches pour être certain que le fait était avéré. Quoi de moins sûr… Les gémissements du Vésuve, la terre chancelante du Frioul qui avait détruit des clochers et des bâtisses plusieurs fois centenaires, creusé des tranchées profondes de plusieurs mètres dans les rues des villages, et puis la pleine lune de la veille au soir, rouge avec des reflets d’or et un halo vaporeux comme une brume de chaleur : voilà qui avait abusé les esprits. Chacun était sorti d’une réclusion collective sans qu’un mot d’ordre eût été prononcé. On s’était tu, puis on avait hurlé, sans transition. Dans les quartiers San Lorenzo et Testaccio, mais aussi à Ostie, près de la plage, on avait égorgé des prostitués des deux sexes, dont deux jumelles de quinze ans, et exhibé leurs corps avant de les brûler. Des pleureuses s’étaient présentées pour donner à leurs funérailles un air convenable. Il y avait eu des bastonnades, des arrestations, quelques disparitions. Le fiel avait déjà un goût ordinaire, les punitions brutales tenaient lieu d’oracle pour celles, plus bestiales encore, qui allaient suivre. Hors les murs, la République voulait s’enorguellir de conquêtes africaines.

Tout ce temps-là, Annushka s’était consacrée aux ablutions, à la cosmétique végétale, au lèche-vitrine et, le midi, pour contredire les effets des soupers mondains lourds et arrosés, aux tiges de fenouil cru trempées dans le jus de citron. Elle était encore la belle jeune fille de Messine, gracieuse et attachante. On lui pardonnait sans façon ce prénom curieusement slave, prononcé parfois avec difficulté. Bien qu’il y en eût de substitution auquel elle ne prêtait qu’une attention distraite, on revenait toujours à celui du baptême par plaisir du chuintement, en oubliant volontiers qu’elle le devait sans doute à un sacrement orthodoxe. Elle portait des jupes coupées juste au dessous du genou, des escarpins français à talon bobine qui lui donnaient de l’avantage, et répondait à ces prénoms-là sans sourciller. On cherchait son approbation le temps d’un baise-main, ou alors baissait-on les yeux comme un vaincu devant une idole païenne du temps de Vladimir sans apercevoir plus que ses exquis mollets de nageuse. Avec quelle facilité on l’appelait Francesca ou, mieux encore, Béatrice, pour la dire plus Italienne encore, comme si Annibal avait pu se satisfaire d’un amour platonique ou souffrir une impuissance inavouable qui l’aurait expliqué.

Cette onomastique fantasque et sociale n’avait rien de savant. Quelle farce ! se disait Annushka les jours où elle se réveillait de bonne humeur. Ou alors, si la soirée avait été longue et les enjeux décisifs : quel ennui ! On parlait beaucoup de son avenir dans les milieux autorisés. Que disait-on ? Que son ascension n’aurait rien d’artificiel ni de prosaïque. Elle serait bien différente de la montée progressive d’un fluide dans un tuyau de laboratoire. On lui prêtait au contraire les allures d’une apothéose brusque et fatale. La manière faible de considérer son apogée conduisait à prédire une beauté plus parfaite encore pour son visage, une grâce que la maternité rendrait ardente et joyeuse ; la manière forte à lui accorder des pouvoirs telluriques, obscurs, aux conséquences imprévisibles.

Annushka avait vingt-deux ans. Habituée aux mœurs des soldats aussi bien qu’à ceux des officiers, sensible à la hiérarchie, aux grades, aux honneurs, héritière d’un père sage et amoureux, elle observait ces manières mondaines comme une pantomime de mauvaise facture. Aux bals, aux réceptions, les mots venaient toujours en dernier lieu ; on les ajoutait dès que les mouvements du buste et des jambes penchaient vers l’outrance, de façon qu’une simple phrase pût tempérer l’effet des rodomontades et les courbettes trop appuyées. Mais parlez donc, intimait Annushka, dites quelque chose, qu’on en finisse. On lui répondait alors par obéissance instinctive. Devant ces épaulettes et ces poitrines décorées d’étoiles et de barrettes, enluminées d’or et de vermeil, Annushka gagnait par contraste une pâleur virginale, mensongère pour qui connaissait les anciennes voluptés de Messine, mais tout aussi convaincante pour les débutants de ces cercles politiques qui se seraient satisfaits indifféremment de vierges ou de femmes publiques.

On croisait ces petits novices aux dîners auxquels Annibal conviait ceux qu’il jugeait utiles à son avenir — un avenir qu’il devinait à la fois brillant et précaire, et confondait volontiers avec celui de la République. Souvent, Annushka se trouvait placée à côté de ces jeunes hommes arrogants et calculateurs. Lorsqu’ils lui faisaient face, leurs regards s’égaraient sur ses épaules en direction du décolleté. Annushka les observait faire et les ignorait aussitôt. Elle marquait son indifférence à leurs propos puis demandait, subito forte, à vrai dire pour occuper son esprit, si vraiment l’Éthiopie serait conquise avec des bombes à l’arsenic. « Oui, lui assurait-on, avec des grenades à l’arsine et des bombes à ypérite… — Ont-ils des chevaux en Abyssinie ? » continuait-elle subito piano. Question bête. On lui souriait alors avec des dents blanches et carnassières, et l’image d’hommes à la peau brun foncé monté sur des canassons éflanqués flottait en suspens au dessus de la table pour qui voulait bien s’en emparer.

On resservait du champagne. Annushka le jugeait singulièrement fade, l’aurait volontiers donné à boire à ces chevaux d’Afrique qu’elle imaginait blancs et fougueux pour contredire l’auditoire. Par dépit, une sorte de venin sucré lui montait au cœur ; elle cherchait Annibal des yeux pour se faire pardonner son manque de sociabilité. Elle aurait dû charmer ces hommes au lieu de les ignorer, leur dire combien elle admirait la guerre, combien, si elle avait pu, si seulement l’État autorisait les femmes, elles aussi, à … Elle l’aurait dû pour le bien de l’homme auquel elle était lié pour la vie, ignorant que sa réserve était en réalité ce qui les amusait le plus tant elle était contraire à leur idée de la slavité. Une slave tiède et impassible leur semblait contradictoire ; l’oxymore « malicieu-sement naïve » convenait à la description de ce paradoxe. Au moins n’était-elle ni païenne ni bolchevique.

Aux vestiaires, elle glissait son écharpe dans la manche de son manteau, une habitude d’écolière qu’Annibal lui avait maintes fois reprochée. D’où lui venait-elle ? Annushka avait toujours eu des précepteurs ; les plus fidèles avaient été enterrés avec son père. C’étaient eux qui cachaient leur foulard dans la poche de leur veston les mois d’hiver où l’on se couvrait d’ailleurs si peu, juste assez pour affronter un vent léger et bienfaisant. Il y avait à cela une raison. C’était parce qu’il leur fallait traverser la place aux quatre fontaines tôt le matin pour aller donner leurs premiers cours au centre-ville, le soleil à peine levé et sans café pour ne pas manquer le bus de six heures. Lorsque la vie avec Annibal lui semblait trop compromettante, elle pensait à ces hommes studieux qui restaient debout à attendre leurs deux élèves dans le hall d’entrée de la villa d’Hamilcar. Elle s’y rendait avec l’approbation des deux familles, la sienne et celle d’Annibal, pour étudier avec lui plutôt que seule à la maison, et les recevait elle-même comme si Hamilcar en personne lui avait demandé cette faveur. Ils n’osaient s’asseoir bien qu’on leur eût présenté un siège. La jeune Annushka venait les chercher pour prendre son cours la première, les autorisait à se défaire d’un vêtement, demandait qu’on leur apportât une boisson chaude dans la bibliothèque. Lesquels d’entre eux pouvaient être à présent inscrits au parti ? Elle envisagea le plus maigre dans ce rôle, celui qui lui avait appris le grec, et se félicita aussitôt d’avoir laissé son étole dans les mains d’un préposé qui n’aurait pu commettre de faute sur le chapitre des convenances pour la simple raison que la tenue du vestiaire de la résidence de l’ambassadeur de France était exemplaire, mais aussi, s’avoua-t-elle amusée, parce que les cristaux des lustres renvoyaient la lumière en la décomposant en minuscules rayons verts, bleus et jaunes, et qu’elle sentait une liberté nouvelle, parfumée et sereine, guider ses pas sur le dallage en damier noir et blanc. Seule, elle aurait pu commettre une faute, plier maladroitement l’étole comme une Annushka de douze ans trop habillée au lieu de la tendre négligemment au préposé, ou alors fourrer son sac dans la poche de son manteau pour circuler les mains libres. Maintenant qu’il y avait toujours un chauffeur, une femme de chambre, une épouse de ministre rompue à toutes les bienséances, des plus triviales au plus complexes, l’Annushka de dix ans son aînée pouvait s’en remettre au tourbillon gracieux et feutré qui indiquait quoi faire sans que personne fût jamais obligé de le lui dire. Il suffisait de suivre le mouvement général et de se laisser aller de temps à autre à l’une de ces petites inconvenances dérisoires qui vous protégent à jamais de la vulgarité des imitations parfaites.

Pour toutes ces raisons, mais aussi par lassitude, elle n’avait pas remarqué qu’Annibal visait un petit groupe réuni près des portes-fenêtres et lui faisait signe de les rejoindre au jardin où il faisait plus frais. Puis, sans l’avoir voulu — elle aurait préféré s’attarder à son aise sans le surveiller, loin du buffet, sans parler à personne, pour mettre au point ce qu’elle allait dire à Silvia le soir-même —, elle le vit faire au moment où il s’y attendait le moins.

Annibal avançait vers ces hommes d’un pas qu’on eût dit de pieds nus, comme s’il avait marché sur le sable, quoi qu’il portât des richelieus dont l’impeccable laçage en z soulignait l’élégance naturelle de sa jambe, mieux que les souliers à rubans ne soulignaient celle des ripatons du très hexagonal Louis-François-Armand de Vignerot du Plessis (une toque de Mademoiselle Twinton, très portée sur les souliers fait main et la mode française), dont un portrait décorait le vestibule de la résidence de l’ambassadeur. Quelle drôle de réminiscence dans ce lieu fermé que la féroce Twinton n’aurait daigné fréquenter, dont elle aurait dit avec un mépris mâtiné de fausse surprise si on le lui avait décrit comme Scipion lui décrivait autrefois les réunions du sénat auxquelles son père l’emmenait parfaire son éducation, « ah bon !  », répétant tout de suite un ton plus bas à la façon d’un ballon qui se dégonfle, « ah bon…».

Annushka observa la manière dont les pieds d’Annibal se posaient l’un devant l’autre sur le damier, légèrement tournés vers l’extérieur comme pour une invitation à une danse de salon, des pieds curieusement maniérés, si peu romains en ces moments de froids calculs politiques. Annibal la vit faire un pas dans sa direction, un pas décidé et autoritaire, contraire au sien. Il aperçut dans son regard  le dédain pour la fatuité, les perruques, les rubans aux couleurs fades paresseusement diluées à l’aquarelle, l’élégance surranée, le mépris des gens droits pour le goût de l’Ancien Régime qui régnait sans faute sur les salons de l’ambassade. Il s’arrêta tout net le temps de glisser un dernier mot à l’oreille de l’homme dont il voulait se défaire pour rejoindre son groupe, rassembla ses mollets comme s’il allait claquer des bottes militaites l’une contre l’autre et s’en abstint. La précaution, toujours. Trop tôt. Pas ici. Plutôt demain dans la rue avec les autres pour la gouverne du peuple et donner l’exemple. Il approuvait sans ostentation le jugement d’Annushka, lui offrirait le soir même la vision d’extrémités distales hâlées et pédicurées, régulières comme celles qui dépassent des toges des empereurs et des chefs militaires. Annushka vénèrerait une fois encore ses orteils inflexibles et soignées, les cheveux défaits, assise au pied du lit.

Le fait était que la France au nord-ouest des Alpes, et l’Italie, de l’autre côté, suivaient encore des chemins divergents. Annibal sentit une fois de plus à quel point sa jeune épouse savait lui rappeler par un seul regard les obligations afférentes à sa condition de fasciste puîné en mode ascensionnel. Il fallait se défaire des scories d’une jeunesse dorée, gâtée par des lectures trop paisibles et bien intentionnées, des lectures — comment dire ? mais oui, disons-le rondement —à la Cornelia. Annibal se laissa aller à cette fantaisie sans fondement. Comme si Cornelia, avant son veuvage, avait eu le pouvoir occulte d’amollir Hamilcar sur la question des ouvrages à recommander à son fils. Ne passait-elle pas en douce à Scipion des ouvrages bien peu moralisateurs, et même celui où il était question de W poussé de force dans l’entonnoir ? Ne savait-elle pas que Scipion les refourguerait en douce à son ami et que ni Scipion père ni Hamilcar, dans leur immense condescendance d’hommes publics honorés et toujours fraîchement rasés n’y prêteraient la moindre attention ? Ils étaient bien plus intéressés par l’éloquence, la vigueur physique, le respect dû par les femmes et les subalternes, toutes sortes de petites illusions faciles parfumées à l’encaustique et au savon.

Mais bon, Annibal se plut à le penser en regardant Annushka le juger impassiblement de loin, pour se donner une contenance et rendre à Cornelia un peu de ce pouvoir qu’elle avait perdu maintenant qu’il était loin. Annushka ne lui disait pas toujours quoi faire, même lorsqu’elle avait raison. Autant en profiter. Et puis, puisque des alliés étaient nécessaires, il fallait chercher ex abrupto, de l’autre côté de la montagne, le concours de ceux qui avaient déjà échangé les fausses délicatesses de la vieille Europe contre les rigueurs irrécusables de la nouvelle. Quelle drôle d’idée, se dit Annibal le temps d’une introspection instantanée qui, pour une fois, ne lui était pas entièrement favorable. La mère de Scipion n’aurait jamais conseillé son père sur les questions éducatives. Chaque famille conservait sur ce point un droit de regard. Pourquoi venait-il d’y penser ? Peut-être pour s’affranchir à bon compte des plaisirs procurés par les lectures dangereuses qu’il avait partagé en secret avec Scipion. Voilà que la responsabilité de son éducation incombait maintenant à son frère de sang. Pourquoi pas ? Il y avait là une sorte de vérité ; une vérité enfouie aux atours mensongers, mais une vérité quand même qu’il aurait voulu sortir de l’ombre et prendre dans sa main pour l’observer de près comme un objet précieux. Et encore… Peut-être les livres avaient-ils finalement bien peu compté et l’amitié de Scipion s’était-elle réduite à une simple présence aux moments opportuns, à une odeur, au timbre de sa voix, pour se cristalliser en une injonction bien simple. Il fallait aller vers le Nord, ni plus ni moins. Monter, durcir. Où donc avait-il lu cela ? Dans quel ouvrage viril et courageux ? Ou alors dans quel regard lancé par Scipion assis à côté de lui au bord de l’eau, le regard porté aussi loin de Messine qu’il était possible ?

Annushka s’avança pour le rejoindre au jardin. Comment s’appelait donc ce jeune homme qui lisait pour elle les classiques dans le texte, la remerciait en grec d’avoir demandé qu’on lui préparât un café, ce précepteur différent des autres, choisi par Hamilcar, qui lui expliquait comment Homère aurait appelé les petits gâteaux de Messine que Mademoiselle Twinton avait posé pour eux sur une assiette avant qu’Annibal ne vînt prendre son tour ? Quelle gentillesse. Quelle perfection dans ces manières si peu continentales. Elle avait suspecté un soupçon d’ironie dans la manière dont il avait prononcé ces mots, comme s’il avait tenu à éviter toute méprise sur son compte et craint qu’on l’accusât d’anglomanie, comme s’il avait en réalité désapprouvé ces façons. Avait-il été sincère en jugeant la gouvernante ? S’en était-il moqué ? Annushka hésitait encore. Lorsqu’elle lui avait avoué qu’un de ses jeux préférés était d’emmener ses amis à Vulcano par le bateau du matin et de grimper en plein soleil jusqu’au cratère, qu’un jour ils s’aventureraient à descendre au fond avec des provisions pour la journée, c’était sûr, ils le feraient, le jeune homme avait souri et rappelé que les Romains voyaient là l’une des portes de l’Enfer. « Évidemment ! avait-elle répliqué sans la moindre hésitation, évidement… c’est pour ça ! »

Mademoiselle Twinton savait tout de ces escapades dont Scipion était l’instigateur. Annushka s’était vantée par imposture d’exploits dont elle n’était pas responsable. Elle n’aurait pu faire la moitié des choses extraordinaires imaginées par Scipion allongé sur son lit, la tête ivre de lectures, les mains refermées sur la couverture cartonnée de son livre d’images comme sur un garde-corps en fer. Mademoiselle les rapportait ci et là sur un ton plutôt admiratif en ajoutant les détails qui pouvaient les rendre crédibles. Annushka n’aurait pu partager les secrets dont cette gouvernante providentielle était devenue la gardienne. Elle n’aurait osé dire que Scipion père recommandait haut et fort de faire comme les Romains d’autrefois, qui prenaient la culture grecque pour seul modèle. Par peur des critiques ; par précaution, qui sait. Par peur qu’on pensât qu’elle l’approuvait ouvertement dans cette affaire des lois somptuaires. Laissons-lui le bénéfice du doute. Annushka saurait quoi faire, plus tard, pour s’affranchir de ces petites faiblesses. Les mensonges et fabulations destinées au précepteur n’étaient rien de plus que de modestes forfanteries, et même en vérité des rêveries aux vertus décoratives, le genre d’histoires que les enfants racontent aux adultes pour le plaisir de les raconter plutôt que pour le plaisir de tromper.

Les mains du précepteur étaient parfaitement manucurées, leurs doigts un peu raides se posaient en biais sur les pages du cahier d’exercices pour les aplatir, inflexibles, exigeants, à peine plus épais que ceux d’Annushka à douze ans. « Alors, comme ça, mademoiselle, vous partagez votre gouvernante avec d’autres ? Tenez… », avait-il exigé non sans espièglerie en faisant glisser le cahier sur la table de manière que la nouvelle page lui fît face dans le bon sens, « … traduisez. » Annushka avait eu de la peine à comprendre ses instructions. Le jeune homme dont elle ne pouvait se rappeller ni le prénom ni le nom de famille avait expliqué cette phrase en détail pour lui donner des pistes sans jamais se départir du grec. Annushka l’avait comprise bon an mal an et traduite sans faute dans leur langue commune d’étude pour la leçon suivante, ce qui prouvait à l’évidence qu’elle était une élève hors pair.

Exprimé en grec, le fait qu’elle partageait cette gouvernante avec d’autres lui avait soudainement paru étonnant. Anormal. Elle se faisait cette réflexion pour la première fois. Il avait fallu que l’apprentissage d’une langue étrangère lui dévoilât cette bizarrerie ; et encore aurait-elle eu du mal à dire en quoi elle consistait. Peut-être en ceci : Mademoiselle était à eux quatre, avec une préférence marquée pour Scipion, un faible pour Silvia qui aimait le jeune homme inflexiblement, une affection un peu moins tendre pour l’ami Annibal qui aimait Scipion d’une autre manière encore, de sorte qu’Annushka se trouvait déplacée à l’extérieur du cercle par manque de place, en équilibre sur son périmètre. Peut-être l’étrangeté n’était-elle rien de plus que ce diminuendo. Elle en avait conclu que Mademoiselle lui était malgré tout dévouée, mais sans spontanéité.

« Comment dit-on ‘anormal’ en grec ? » avait-elle demandé au cours suivant dans l’espoir de trouver une explication. On peut dire αφύσικος (contre nature, affecté) ou ανώμαλος (irrégulier, difforme) avait écrit le jeune homme pour le plaisir d’inspecter ces mots sur l’une des pages volantes destinées au nouveau vocabulaire et de savourer avec elle leurs particularités graphiques, comme s’il avait dessiné des figures plutôt qu’orthographié de vraies paroles faites de vraies lettres. « Ce qui convient le mieux, voyez-vous », dit finalement le précepteur, qui avait observé Mademoiselle Twinton à l’œuvre chez les Scipion et jugé de la différence avec laquelle elle se conduisait d’une maison à l’autre, « ce qui convient le mieux au vu de la situation présente, insista-t-il, est bien sûr επικράτηση. Ce n’est pas l’anormalité qui est en cause. Rien ne joue ici contre la nature, bien au contraire. Vous le savez en réalité mieux que moi : une situation ancienne donne à Mademoiselle de l’ascendant sur vous tous, une certaine autorité. Elle exerce une domination. Voilà un mot important qui devrait vous servir. » Il l’avait souligné par deux fois, d’un couple de lignes parallèles parfaitement droites, aussi exemplaires que la spirale d’Archimède tracée par Scipion dans son assiette de compote de coing. Il avait ajouté après une courte pause, pour satisfaire au devoir de dire toute la vérité : « Il y a aussi Alessia… », d’abord sans rien ajouter. Annushka avait plissé les yeux et le précepteur avait précisé sur le mode élusif qu’il s’agissait avec elle d’une histoire plus ancienne, d’une histoire qu’il avait qualifiée de différente pour insinuer l’air de rien qu’elle avait eu son importance, mais que Mademoiselle aimait pourtant moins Alessia qu’elle ne les aimait tous les quatre séparément, qu’il ne fallait pas en douter, qu’Annushka pouvait continuer à ignorer Alessia comme on ignore une toque chez ceux auxquels on tient. Et puis, en partant, alors qu’Annushka allait refermer la porte, il avait conclu pour tout remettre en ordre :  « Vous verrez que les Grecs nous sont bénéfiques en toutes choses. Alessia, elle, ne l’a pas encore compris. » Ils l’étaient également dans l’esprit de Scipion père, et le jeune homme aux mains enfantines aurait répondu exactement ce que l’homme plus âgé répondait à l’objection attendue que les Romains n’avaient d’autre choix qu’imiter ceux-là faute d’autre modèle : « Il n’y a là aucune facilité, bien au contraire ; choisissez en tout la difficulté ». On réprouvait Scipion l’Ancien pour ce genre de répliques, sans doute tout autant que le jeune précepteur pour son arrogance savante, bien qu’ils eussent des vues opposées sur ce qu’il en était du bien public, du rôle des institutions et du contenu proprement grec de chacune.

C’est à lui qu’elle devait son goût pour la délicatesse, les énigmes, les difficultés grammaticales. Ce jeune homme était à vrai dire si différent d’Annibal et de Scipion que ce goût devait chez lui rester scolaire, alors qu’avec nous, avec nous deux réunis ou séparés peu importe, j’insiste sur l’insignifiance de cette distinction, ce goût serait devenu mondain, subjectif et même un peu vulgaire, notre préférence pour l’action et son constat dans des annales respectables prenant le dessus sur les difficultés intellectuelles. Il était drôle de voir que son appartenance à une classe inférieure se manifestait par une imitation maladroite et inversée de particularités propres à chacun, les forfanteries de Scipion prenant naturellement chez lui la place des impairs d’Annibal. On reconnaissait l’impudence de l’un dans l’assurance de sa voix de petit maître et les impairs de l’autre dans le bégaiement inattendu qui le faisait rougir. Paradoxalement, le précepteur de grec était fier de choses qui auraient mortifié Scipion et se révélait maladroit là où Annibal manifestait plutôt une aisance arrogante sans s’apercevoir le moins du monde de l’inversion dont il était victime.

Son corps tout mince, ses épaules rentrées, son petit foulard chiffonné à la va-vite qui faisait une boule dans la poche, voilà à quoi pensait Annushka en se dirigeant vers le jardin de la résidence de l’ambassadeur de France, un corps pour lequel elle n’avait senti ni attirance ni dégoût, entièrement dévolu à la sustentation d’un esprit studieux et réglé qui ne descendait aux Enfers qu’avec des phrases.

Annushka, le front nu et la nuque droite, traversa le salon avec un air de mépris pour ce pédagogue infinitésimal, un mépris incompréhensible aux gens qui durent s’écarter pour la laisser continuer le long du chemin inconsidérément large, élyséen, qui menait au jardin où Annibal l’attendait. À la campagne, elle aurait traversé le champ du voisin en croquant une pomme volée ; au Farnèse, elle partait retrouver son jeune époux sans compter les victimes.

Là, dans le jardin planté d’acacias, elle s’avança vers le fils d’Hamilcar avec une bonté naturelle au fond des yeux, le genre de bonté qu’on répand sans compter sur les membres d’une même famille considérés en groupe, mais sur laquelle elle avait laissé retomber un voile au centre duquel se découpait nettement la figure d’Annibal et laissait la fratrie dans l’ombre. On se retournait sur son passage, on oubliait un instant Annibal, ses frères installés à une table sous l’acacia le plus haut, les trois, du plus jeune au plus âgé, et Hamilcar lui-même, debout derrière eux, qui souriait des yeux sans ouvrir la bouche, ses vieilles mains fatiguées au repos sur un dossier. Chacun put juger sur pièces que l’ambassadeur avait invité chez lui un couple dont l’habileté politique pouvait trahir un mépris pour les niaiseries des amoureux du bien public sans pour autant condamner tout à fait cet amour pour la seule raison qu’il lui était favorable dans les circonstances présentes.

Indéniablement, le fils d’Hamilcar convenait à la jeune femme qui s’avançait avec une grâce sévère et malicieuse vers ceux qui devaient l’aider à monter en grade, au point que cette bonté, pour lui être naturelle, semblait à l’évidence être née d’un calcul d’intérêt. Lequel ? À vrai dire rien d’autre que celui d’avoir épousé un homme sommé par les plus hautes autorités de plaire au destin. Et quelle forme avait donc le destin dans la résidence de l’ambassadeur de France ? La forme d’une intransigeance prometteuse, d’une exigence de fer qui ferait que les boutiques de coiffeur, les quais inondés de soleil et les gouttes de sueur aux tempes changeraient de camp.  Les magazines avec photos couleur en pleine page, les frissons sympathiques offerts par la mousse du savon en suspens sur les joues, l’eau parfumée qui lave la dernière brûlure du rasoir, la promenade subséquente au bord du fleuve, tout cela aurait une allure bien différente, soit qu’on se ferait raser sans joie pour la forme, soit que l’eau parfumée satisferait pareillement les gens infréquentables qu’on évitait de croiser dans la rue, soit encore que le fleuve le long duquel on se promenait volontiers après un passage chez monsieur Sandro, le coiffeur de Messine, serait couleur de sang et les quais partout surveillés.

Annushka rejoignit Annibal comme si les gifles et les coups de pied ne passaient pas la cour récréation et que le rôle des maîtres était encore de veiller à ce qu’ils fussent donnés en petite quantité. Le soleil, bientôt, serait bas, elle passerait un peu d’eau tiède sur son front avant de retrouver Silvia, après quoi elle pourrait dormir d’un seul trait, non pas parce qu’elle aurait, comme on dit, la conscience tranquille, mais parce qu’elle aurait enfin vu son amie.

Cinq ans, se dirait-elle en fermant les yeux. Cinq ans depuis Vulcano. Quel bonheur de pouvoir enfin lui parler de vive voix et de tenir ses mains. Et puis, prendre des nouvelles de Scipion et de Cornelia, voilà qui comptait aussi, les recevoir au compte-goutte, comme si Scipion et sa mère se consommaient maintenant à toutes petites doses, jamais trop de l’un ni de l’autre, un peu du jeune homme en mode poétique, un rien de la mère amorçant fièrement son déclin. De son côté, elle finirait par avouer des choses plutôt banales dont Silvia devait bien se douter, rien qui aurait pu expliquer son silence, rien qui n’en dît trop sur la manière dont Annibal s’éloignait le moins possible des promesses qu’il avait faites, ni au prix de quels compromis. Qui Annibal avait-il sacrifié pour rester ainsi droit dans ses bottes, pour qu’Annushka pût regarder tôt le matin sa tête endormie posée de côté sur l’oreiller, la bouche entr’ouverte, les lèvres disjointes, à peine écartées par une main invisible, mais sans jamais rien découvrir de l’homme, comme si son âme s’était vidée par le bas ? Pas un mot, ni un souffle, ni une plainte qui l’eussent trahi. Annushka vivait encore dans l’ignorance, Rome se moquait éperdument des vérités comme des mensonges et Silvia n’obtiendrait d’elle aucune confession.

Annushka dormirait la fenêtre grande ouverte après un bain froid, sans chemise de nuit, sans oreiller, sans couverture. Elle n’entendrait pas la clé d’Annibal buter à plusieurs reprises contre la serrure au petit matin.

 

   2

Annushka regrettait encore de n’avoir pas suivi Silvia le jour où ils étaient partis tous les quatre pour la Punta dell’Asino. Elle l’avait laissé marcher seule en direction du volcan, convaincue qu’elle reviendrait assez vite, imaginant qu’elle retrouverait Scipion et Annibal sans grande difficulé et que les garçons la congédieraient pour régler seuls ce qu’ils appelaient avec tant de prétention « l’affaire du naufrage ». Silvia avait évité les explications. Elle avait l’embrassée, puis elle avait tourné le dos, marché droit, fait quelques signes évasifs de la main. Sa silhouette était devenue toute petite ; finalement, un buisson l’avait cachée. Annushka avait remarqué tard dans la nuit qu’elle était partie avec son sac.

Ils n’étaient donc pas retournés à Messine comme ils étaient venus, tous ensemble, avec le bateau qui les avait fièrement conduit, ni la première nuit, ni le lendemain matin. Il avait fallu attendre une nuit de plus. La lune avait recouvert la mer d’un voile argenté, même là où l’eau, près des rochers, avait rosi. Le bêlement des moutons l’avait empêché de dormir. Elle avait rêvé du pâtre par bribes, à son corps écrasé, malmené par les vagues.

Le matin, au réveil, les bêtes s’étaient regroupées au bord de la falaise. Elle avait regardé comme elles en direction du large, mais rien n’était venu, ni héros, ni dieu, ni pêcheur, ni barque vide. Elle avait trempé ses pieds dans la mer ; son reflet était incertain bien que l’eau fût à l’étale. Elle avait bu lentement ce qui restait dans la gourde et entamé les dernières tranches de pain par petites bouchées, calculant que l’attente pouvait être longue. La nuit était tombée. Elle avait cru voir un corps bouger dans l’eau claire près des rochers, un drôle de clapotis l’avait forcée à se lever d’un coup, les moutons s’étaient mis à bêler plus fort que la nuit précédente, à moduler une affreuse jérémiade. Elle avait pris peur, était partie dans la direction prise la veille par Silvia, mais beaucoup plus vite, sans jamais se retourner, trébuchant sur les cailloux et les racines, effroyablement seule, sans laisser derrière elle une amie qu’elle aurait pu retrouver en revenant sur ses pas. Elle s’était sauvée par instinct, comme on fait pour échapper à une présence, un monstre, une ombre ; et puis elle était retournée à son point de départ et s’était accroupie au bord de l’eau.

Elle aurait pu mourir de faim, ou alors de soif, tout au moins y avait-elle pensé. Scipion n’avait-il pas dressé un terrible portrait de l’île la première fois qu’ils étaient partis, au point que Mademoiselle avait pris peur au moment du départ et posé le pied maladroitement dans le fond de la barque ? Elle était d’ailleurs montée la dernière, comme si elle s’était réservée le droit de changer d’avis au moment où l’on quitterait le débarcadère. N’avait-il pas prétendu que Vulcano était un endroit dangereux, qu’il fallait du courage et de vrais amis pour s’y aventurer, qu’y aller seul était une folie, que tout là-bas semblait baigné par l’azur, mais que l’ivresse de s’y aventurer pouvait s’avérer fatale ? L’inventaire des risques dressé par Scipion, contrefait et factice, plein d’exagérations, lui semblait aujourd’hui plus familier qu’à l’époque, presqu’attendu, et même vrai. Il avait dit savoir des choses dont personne n’avait la moindre idée, pas plus son père que les juges ou les prêtres. On reconnaissait dans cette liste nombre de motifs coutumiers transformés par les approximations velléitaires de l’adolescence, un goût prononcé pour les contrefaçons et les difformités. D’une manière ou d’une autre, à force de doutes et d’atermoiements, Annushka avait elle aussi pris connaissance des dangers et des imperfections de Vulcano. Ce qu’elle en savait au moment où elle partageait Rome avec Annibal n’était pas très différent ce qu’avait prétendu Scipion des années plus tôt, ni du souvenir qu’elle en garderait lorsqu’elle en serait réduite à errer sur les routes. Transformé en colpoteur de pacotille, Annibal vivoterait tant bien que mal de la vente de petits pachydermes en bronze, devancé sur les routes du Nord par une Annushka chaussée de mauvaises sandales d’été achetées pour rien à San Remo. Ces rôles mineurs d’antiquaire ambulant et de femme déchue ne changeraient rien à l’affaire. Ils auraient l’air de petits bourgeois ruinés, de héros misérables. Un lecteur compatissant pourrait y voir l’image de leur destin, une juste rétribution, et même, mon Dieu, une leçon de l’Histoire.  Ces vulgarités générales importent peu. Vulcano resterait pur et entier, tel que Scipion l’avait reconstruit dans sa tête d’enfant précoce à force de rêves prémonitoires, avec l’aide des gravures de l’encyclopédie paternelle.  Le Vulcano authentique de Scipion est tout ce qui compte,  et force est de constater, comme le faisait Annushka debout devant Annibal dans le jardin aux acacias (une variante limitrophe de l’Annushka du voyage en bateau),  que le ciel, là- bas, descendait parfois en pluie tiède jusqu’à toucher terre sans pour autant apaiser le volcan. Le moindre signe pouvait tromper : l’éclosion miraculeuse de l’eau alors qu’il faisait chaud à mourir, le mirage l’instant d’après, l’ombre d’un cyprès, arbre de cimetière, bien qu’aucun homme n’y fût enterré sinon peut-être par la poussière accumulée au hasard sur un corps épuisé par la marche. Pas un citron à mordre, pas un seul fruit mûr. Les faucons qui tournent inlassablement dans l’air chaud, l’attente comme une fièvre, pour voir quoi ? Le bord du cratère noirci par la lave séchée, sale comme une bouche mal débarbouillée, voilà quoi, sans végétation aucune, infertile, sec, hostile aux meilleurs hommes, sans pitié pour ceux qui parviennent exténués à y poser le pied.

On rêvait, là-haut, une fois penché au bord du trou — Scipion l’avait appris, visité par quelque demi-dieu ou ectoplasme —, on rêvait soudainement d’une barque à fond plat, d’une route, d’une charrette pour repartir vers la grève. On priait pour une goutte, une orange, un coin d’ombre, ou alors qu’une figure humaine apparût pour être pris en pitié. On aurait voulu s’évanouir, se réveiller dans son lit.

Scipion avait été si formidable et convaincant la première fois que l’idée lui était venue d’emmener les autres, et par la suite tout le temps des préparatifs, qu’il avait réussi à présenter l’échappée de manière à susciter la ferveur de chacun. Soudainement, il était plus difficile de croire que ces demi-dieux et ces ectoplasmes n’existaient après tout que dans son imagination, que de croire qu’ils étaient là de plein droit pour faire peur et les mettre à l’épreuve. On voulait que Scipion prît la mesure de ces dangers et les affrontrât résolument pour briller en public. Il devait faire preuve de force d’âme, de fermeté dans son audace, en particulier pour le compte de Mademoiselle qui jugeait pourtant ses excès ridicules.

Les trois autres partis, Annushka avait souffert de cette attente solitaire. Elle avait ressassé sans jamais s’en rassasier vraiment chacun des motifs de l’injonction à la bravoure et à l’action : le dépassement de soi, la soif de savoir ce dont on est capable, l’idée que rechigner revient un jour ou l’autre à regretter. Silvia n’en avait rien dit lorsqu’elle l’avait laissée seule sur la plage ; elle était partie en quelque sorte pour donner raison à Scipion, mais sans excuse, sans dire pourquoi elle approuvait cette manière de remiser si innocemment les jolies facilités de Messine, ses douceurs protectrices, ses indulgences.

Aujourd’hui qu’elle était à l’abri, que cette étrange conduite de Silvia était passée depuis plusieurs années et qu’elles s’étaient réconciliées à force de ruminations, de pardons, de bouderies et de rabibochages épistolaires, le souvenir qu’elle en gardait était celui d’une mésaventure. Elle avait transformé en inconséquence une inconduite jugée déloyale dans de courts instants de fureur, et retourné une affaire pleine de signes révélateurs jusqu’à en faire une parenthèse. Aucun évènement particulier n’avait scellé ce rétablissement, aucun incident dont on aurait pu dire pour le justifier : « voilà qui prouve que toute cette affaire de Vulcano n’était qu’une bévue, comme il aurait été dommage qu’une amitié ancienne en souffrît ».

 

Mademoiselle Twinton n’avait fait aucune remarque, plutôt amusée par l’idée qu’on pût désirer visiter les Enfers. Annibal, qui voulait maintenant de son côté, pour de toutes autres raisons, que rien, mon Dieu surtout rien, ne fût compromis par ce voyage adolescent aux Profondeurs, avec ses enfantillages, son lyrisme scolaire et son rappel livresque du supplice de l’entonnoir, Annibal, quant à lui, se réjouissait qu’Annushka n’y vît que du feu. Un feu pâle, certes, mais du feu quand même. Il craignait à bon droit que quelqu’un ne décidât de l’attiser au moment le moins opportun et s’amusât à rappeler l’épisode pour se moquer. Des précautions devaient être prises pour empêcher le pire. La présence de Silvia à leurs côtés lui semblait souhaitable et même nécessaire, bien plus que celle de Scipion, trop agité, à sa manière trop sûr de lui. Silvia avait pour elle le sens de la mesure. Il lui parlerait, remettrait tout dans l’ordre, rendrait à Scipion ce qui lui était dû par son intermédiaire : le sens du devoir, le goût du danger. Il avait donc suggéré à Annushka de la faire venir seule à Rome.

Que dire, d’ailleurs, de Scipion ? Que dire de sa joie si grande, de l’agitation bienveillante qui l’entourait, enfant, de son plaisir à affirmer pour le simple plaisir de le faire — ceci, cela, ou leur contraire —, toutes choses abîmées par un meurtre indécent et les volontés impossibles d’une mère sous l’empire de la colère la plus froide ? Scipion était seul à présent, bien plus efficace à Messine que partout ailleurs. Plus utile qu’à Rome. Il suffisait d’attendre et Scipion se mettrait au pas comme les autres. Il viendrait plus tard. C’était Silvia qu’il fallait convaincre. Et pour la convaincre, il fallait contourner Scipion, faire comme s’il était excusable de le négliger, laisser de côté l’idée que la souffrance permet de se mieux connaître. Convaincre Silvia qu’on pouvait quand même se faire plaisir, qu’il n’était pas si difficile de passer outre la compassion, les pauvretés de toutes sortes, la sympathie pour ceux qui peinent sous le joug, sans compter les défunts qui nous rendent tristes et fâcheux, tout le bavardage de l’entonnoir pour dire les choses en quelques mots, cela devait pouvoir se faire. L’idée que c’était possible, que Silvia pouvait un instant me résister ne pouvait aller seule, bien sûr que non, il lui fallait des complices pour faire son bonhomme de chemin, et quoi de mieux comme acolyte de premier choix que l’oubli pour aller bon train le long de routes mal famées ? L’oubli de quoi, me direz-vous ? Il y a tellement de choses qu’il faudrait mieux soustraire à la mémoire…

Mais l’oubli de Scipion père, bien sûr. L’idée que la mort n’est rien de plus qu’un diktat ordinaire de la nature auquel personne, décidément, ne peut se soustraire, bien que la peine infligée à ceux qui restent soit tout aussi naturelle selon les mêmes critères. Quoi de mieux trouvé que faire son deuil ? Comme on fait son lit : bien bordé, les draps tirés pour effacer les plis, les deux oreillers côte à côte avec un espace entre les deux. Le deuil fait, le sommeil mérité revient comme la peste. Voilà qu’on se réveille reposé le matin, comme si de rien n’était, comme si la douleur avait été une fumée.

Annibal avait laissé le mot s’échapper une seule fois : orphelin, à l’occasion d’une réception où il avait été question de savoir quel parti Scipion allait prendre sur toutes sortes de questions politiques et militaires, sur l’extension du territoire de la République, la puissance maritime, la sécurité côtière. Rappelons pour être précis que j’avais décidé de rester à Messine et qu’Annibal avait demandé à ce propos, assez content, finalement, que je me satisfasse de la province : « Alors, comment va notre orphelin ? » Non pas directement à Silvia, ni même à Annushka, ménageant adroitement nos amours, mais à quelqu’un de notre entourage. Ce mot m’avait été répété. Continuons sur le mode impartial et affirmons que Scipion, le jeune fils de Scipion l’Ancien, possédait maintenant une connaissance par ouï-dire de cet écart de conduite. Comme tous les mots qu’il refusait d’entendre de la bouche de Silvia, parce qu’ils compromettaient sa probité et son innocence, parce que ces sons affreux faisaient des taches et des ecchymoses, orphelin lui rappelait le veuvage de sa mère, et c’est par cette fissure, d’abord imperceptible tant Cornelia avait feint l’impassibilité lorsqu’il lui avait également été rapporté, que la méchanceté des propos d’Annibal lui était apparue. Scipion n’avait après tout perdu qu’un seul parent ; en demandant des nouvelles d’un orphelin, Annibal avait dénié à Cornelia non seulement le droit de donner tout son amour à son fils, mais le droit d’exister à ses côtés, le droit d’être sa mère.

Quel excès, mon Dieu, quel excès ! Quelle petitesse, aussi ! N’avais-je pas, moi, le devoir d’être fier de ce père odieusement assassiné ? Un lâche dont on avait pu obtenir une seule information avait frappé son crâne avec une hache, une bête analphabète dont on avait coupé la langue pour rien. Peut-être pour le plaisir. On ne saurait sous-estimer la valeur du sens pratique dans le choix des hommes de main et la valeur politique de l’habileté dans les affaires d’intendance. Il eût été inutile de le promettre aux porcs sauvages, de lui coudre l’urètre, de l’enduire de miel, aussi avait-on simplement livré le sourd-muet à la foule pour obtenir le calme. Le père d’Annibal aurait-il défendu à son fils d’afficher une quelconque fierté après sa mort ? Aurait-il eu raison d’exiger retenue et continence dans son testament ? On disait que le fils d’Hamilcar me reprochait mon orgueil. Quel orgueil ? J’étais au contraire impassible. J’étais sorti de la salle du conseil la tête haute ; j’avais persuadé Cornelia de reporter mon départ pour Rome. Ma fierté avait plutôt les atours d’une réserve. Mon père était tombé le torse en avant. Il s’était retourné et allongé sur le dos pour regarder le simple d’esprit qui lui avait pris la vie, lequel, surpris par l’horreur de son geste, s’était accroupi pour prendre sa tête dans ses mains et pleurer sur son front comme une femme. C’est dans cette posture modeste et dérisoire qu’on s’était emparé de lui, en le tirant par les épaules pour l’arracher à sa victime.

Mais bon, quoi qu’on en dise, cette idée absurde et malveillante de l’orphelin orgueilleux avait fait son chemin dans l’esprit d’Annibal, toujours à l’affût de semonces et de réprimandes, puis, sous l’influence de paroles ambigües et de clins d’œils indiscrets, dans celui de ses frères, de ses protégés, de ses agents.

Pouvait-on juger un ami orgueilleux sans que l’amitié en souffrît ?  La question avait finit par se poser. Fatalement. Comment aurait-il pu en être autrement ? Toujours les questions… Annibal ne savait trancher, ni même comment introduire le sujet dans la conversation afin que d’autres pussent donner leur avis, retourner la chose, la maîtriser tant soit peu. Il fit donc comme il faisait toujours en pareilles circonstances, prétendit dans le jardin de l’ambassadeur qu’Annushka voulait poser une question à ces gens qu’il avait rejoint pour élargir à la va-vite son petit cercle d’initiés. Je crois qu’il n’osait en vérité interrompre une conversation déjà ancienne à laquelle on ne lui demandait pas de prendre part, mais dans laquelle il projetait de s’immiscer par une sorte d’acte de bravoure. Pis encore : il présenta Annushka à ces hommes carnassiers, à ces petits miliciens en délégation sous le prétexte qu’elle voulait leur conseil à propos d’une énigme morale. Elle voulait les tester. Tester quoi, je vous le demande ? Leur connaissance. Quelle blague. Sur qui ? Sur des baudruches. Comme quoi les crétins, souvent, sont utiles, car Annibal comme on dit, réussit son coup et en profita, avec une certaine lâcheté, pour faire son enquête et prendre des renseignements sur chacun.

On me rapporta donc qu’après orphelin, Annibal avait insisté sur cet autre mot. Il voulait savoir — mon Dieu, quel ridicule — si quelqu’un qui avait perdu son père dans de si détestables circonstances, qui n’avait rien vu de la plaie affreuse qui abîmait la tête du défunt puisqu’on avait reconstitué son crâne, lavé les cheveux collés par le sang et refait la frange bouclée qui tombait sur son front en l’épaississant avec une pâte faite d’un mélange odorant de miel et de coing pour le présenter parfumé aux proches, alors que lui, Annibal, avait vu quelques heures plus tôt, le temps que Scipion fils prît un bain, le crâne informe et souillé, le visage méconnaissable, les yeux figés dans la pâte rouge et noire échappée des os brisés qui recouvrait tout son visage, et patati et patata… Annibal voulait savoir, disai-je donc, si un fils auquel on a présenté une dépouille artificielle ne souffrait pas moins que quiconque avait vu une affreuse bouillie, presqu’au moment du coup fatal, sans qu’un repos préalable lui eût été accordé. Si, par exemple, une flèche avait percé le crâne du père de Scipion, le spectacle aurait été supportable pour les yeux, mais aussi pour l’âme, bien que les deux nuits qui avaient précédé le retour de Vulcano eussent été épuisantes. Imaginez, insista Annibal dans le jardin de l’ambassadeur, que l’avant-veille de ce jour terrible, deux personnes s’embarquent avec leurs promises respectives pour aller régler une vieille affaire, un peu comme dans un conte ou une parabole — et n’avons-nous point besoin aujourd’hui, amis, de paraboles ? Imaginez que l’assassinat ait lieu, tiens, le jour de leur retour… imaginez que… Annushka l’interrompit et demanda avec calme, sans ménager de transition, pour aller directement au plus simple, si un homme doit refuser son amitié à quiconque ressent une fierté imméritée.

Pensez au fils de cet homme malmené par le destin. Pensez à sa douleur, considérez qu’aucun dédommagement n’est possible, que sa souffrance augmente inconsidérément au lieu de s’atténuer de manière qu’un travail de deuil serait la pire des trahisons. Tout au moins faut-il s’abstenir de commencer par là, de recommander le calme ou le retrait. Peut-être, un jour, l’éclat et la réputation d’un nom remplaceront-ils la douleur infligée par la perte après l’avoir apaisée. C’est possible. On ne sait trop comment, d’ailleurs, et s’il n’y a pas là une autre forme d’injustice, mais bon, tant pis. Avançons. En attendant la solution, que faire d’un tel orgueil si c’est celui d’un ami ? Comment en juger, hein ? Comment ? Que faire ?

L’homme le plus jeune, qui portait un costume noir et dont Annushka remarqua la pâleur et les ongles rongés, affirma qu’il n’y avait pas là de l’orgueil, mais plutôt un sens du devoir. « Cet homme servait-il la République ? » demanda un autre. « Quelle différence ? » entonna un troisième. Les hommes qui la servent, leur famille et leurs orphelins doivent être jugés selon d’autres principes. L’homme plus âgé qui avait proposé cette réponse s’était adressé directement à Annibal ; il se tourna vers Annushka pour observer si son commentaire avait produit un effet. Il portait des gants en veau velours bleu ciel. Comme Annushka observait son visage, il sortit de sa poche un mouchoir pour tapoter son front bien qu’il fît frais dans le jardin. Puis il l’y remis en le chiffonnant. Il aurait pu le replier, et le geste aurait d’ailleurs été conforme à la régularité de ses traits. Au contraire, il le froissa. Hum… hum… Mieux encore, se dit Annushka, il le bouchonna comme on bouchonne du linge pour faire des faux plis, à vrai dire bien plus qu’il n’était nécessaire, de peur de passer inaperçu. Car Zeferino — c’était son nom — ne craignait pas le moins du monde qu’on sût qui il était. Au contraire, il voulait qu’Annushka reconnût sans effort celui qui froisse son foulard le temps d’une attente dans le vestibule d’Hamilcar, qui félicite Mademoiselle Twinton pour ses scones siciliens et les baptise d’un nom homérique. Il voulait qu’Annushka, la jolie fille au prénom russe qui tournait déjà la tête du petit Annibal au grand dam du fabuleux Hamilcar, reconnût sans attendre l’apologue réservé et sévère de la langue grecque, le précepteur Zefirino Arculeo.

Zeferino expliqua, pour abonder dans le sens des propos du jeune homme pâle aux ongles rongés, qu’un homme qui sert la République, issu d’une famille qui la sert depuis des générations, doit être jugé selon une loi qui fait que l’humilité inhérente à la hauteur de sa charge apparaît fatalement aux redresseurs de torts, aux démocrates, aux libéraux et à toutes sortes de petites gens, comme une forme particulièrement odieuse de suffisance.

Cette réponse fut donnée à la grande satisfaction d’Annibal. Elle tomba comme un couperet. Il n’y avait plus rien à ajouter, le cercle d’initiés se fit tout de suite plus petit, et comme le murmure des conversations s’estompait et que les frères d’Annibal se levaient de leur siège pour saluer ceux qui partaient, on se promit de se revoir dès le lendemain. On était, dans ce jardin frais et parfumé, loin des soucis et des opportuns, non pas tant parce qu’on était entre soi qu’à cause du nectar versé par les paroles de Zeferino. Deux ou trois des hommes qu’Annibal avait rejoint reprirent leur place dans la salle de réception, exactement comme si Annibal en avait fini avec eux et que le discours de Zeferino qui peaufinait encore, rhétoriquait et penchait même en direction de la versification, les avait rassurés sur ce qu’ils leur restait à faire pour satisfaire leur nouveau maître. Annibal fit savoir à Annushka que c’était bien le cas en esquissant un petit sourire rassurant, un demi-sourire de connivence qui signifiait qu’il était arrivé à ces fins plus rapidement qu’il ne l’aurait cru. Celui à qui il avait donné la parole leur offrait à présent une sorte de récréation oratoire. Zeferino raffinait ses propos sur le mode argumentatif quoique sans lourdeur, reposant sa coupe vide sur un plateau, en attrapant une nouvelle, refusant impassiblement de minuscules pruneaux enroulés dans un ruban de lard maigre caramélisé. Ses machoires carnassières et impassibles laissaient couler les mots d’une façon à la fois impériale et soumise, ses yeux exigaient l’attention du petit auditoire avec une sorte de réserve exaltée et puis, sans prévenir, sûr de son effet, le précepteur d’autrefois fit signe avec les mains qu’il avait fini. Ou presque.

Grandi par son mépris du pruneau au bacon — dont mademoiselle, tiens, se serait sans nul doute moquée — Zeferino prit le temps de conclure avec froideur qu’il était sage que Scipion restât seul à Messine. Annushka comprit à cette remarque qu’Annibal avait recruté son ancien précepteur. Elle l’avait pressenti instinctivement avec le bouchonnage du mouchoir de coton ; cette remarque le confirma comme un document confirme la nécessité d’une inculpation. Ce n’était pas seulement que Zeferino l’avait accompagné à Rome, ou qu’Annibal était monté le rejoindre, ni même que le sieur Arcuelo l’avait précédé pour résoudre à sa place des questions pratiques d’intendance et d’organisation. Zeferino était là où était Annibal — dans la même ville, au même hôtel, derrière la porte, dans la voiture de devant, à la table voisine. Zeferino était rémunéré pour obéir aux ordres. Annibal s’adressait à lui de manière laconique, parfois à l’aide de gestes minuscules, d’un mouvement de tête, en levant le doigt, en regardant furtivement de côté, sur quoi Zeferino s’esquivait ; ou bien Zeferino quittait-il les lieux ostensiblement pour qu’on remarquât au contraire qu’il devait fausser compagnie, en raclant les pieds de sa chaise sur le parquet, en toussotant. Annibal approuvait cette manière de faire. Annushka aurait bientôt le loisir de constater que la minutie des détails par lesquels se manifestait cette complicité artificielle de circonstance lui donnait souvent un aspect comique. Comme un vieux couple, Annibal et Zeferino se parlaient peu, ou alors donnaient-ils leur avis l’un sur l’autre en public en parlant rapidement à la troisième personne pour souligner une particularité banale observée par tous depuis longtemps. « Il prend volontiers une coupe de champagne de trop, one too many comme disent nos amis anglais », ou alors « Il fait les choses tellement vite qu’il finit par devancer l’avenir ». Au contact d’Annibal, Zeferino avait acquis toutes sortes de tics qu’Annushka ne lui connaissait pas. L’un de ces tics consistait à pousser le cuir de ses gants entre chaque doigt de façon à les ajuster, pour le seul plaisir du geste plutôt que pour assurer le confort de ses mains. Zeferino insistait en massant chaque creux de sorte que ses doigts aux ongles coupés ras butaient au bout contre la couture et que ces gants dont on devinait l’extrême qualité semblaient finalement être de la mauvaise taille.

Pourquoi donc était-il sage que Scipion ne quittât point Messine ? De quelle sagesse était-il question ? Cet avis aurait eu un sens différent si Annibal avait fait la remarque. On aurait pu y voir l’expression d’une sollicitude. Dans la bouche de Zeferino, qui répétait à l’évidence ce que son maître avait dit en une autre occasion, la bienveillance se transformait en arrêt comminatoire. Il retira ses gants et les glissa dans la poche de sa veste. Pourquoi s’était-il donné la peine de prendre des gants en plein mois d’août ? Ils faisaient maintenant une bosse dans la poche de droite, comme autrefois le foulard qui protégeait de la fraîcheur du matin, fourré à la va vite dans la poche d’un pauvre caban rapé le temps de traverser l’interminable vestibule de la villa d’Hamilcar. Zeferino n’avait pas pris le temps de les plier correctement. Il avait attrapé une nouvelle coupe de champagne pour effacer cette bévue et faire comme si de rien n’était. Annushka s’amusait à regarder cette protubérence grotesque. C’était comme si Zeferino n’avait pas eu le loisir de laisser ses affaires encombrantes au vestiaire, comme si son petit boulot d’homme de main le privait du privilège de l’élégance et qu’il avait dû aller directement au jardin contre sa volonté, pressé par le temps et les ordres, malmené par son pauvre destin. Annibal parlait à voix basse avec un autre acolyte sur le départ, et Zeferino haussait le ton d’une manière intempestive. Annushka tira les gants de sa poche pour trinquer avec lui d’un geste lent et familier, comme si la vie intime de môssieu Arcuelo n’avait pour elle aucun secret et qu’elle avait le droit de le fouiller. Elle rabattit le revers de la poche du bout des doigts, presque d’une caresse. Puis elle dit d’un même mouvement, en se penchant vers son oreille comme pour une confidence le temps d’une première gorgée, satisfaite de la qualité du champagne français qu’elle n’aimait pas, et tout autant pour souligner la nécessité de se soumettre aux convenances et de goûter patiemment au luxe qui leur était offert : « Vous savez, il y a un vestiaire ici. Nous allons rester encore un moment. L’ambassadeur reçoit jusqu’à pas d’heure ».

 

Des corbeaux passèrent au-dessus du jardin, sans un cri, sans même un bruissement d’ailes, parfaitement silencieux. Annibal, occupé à des affaires plus pressantes, aurait voulu interroger un prêtre qui pût tirer à sa place la conjecture ou le présage. Il laissa partir le dernier homme avec lequel il avait conversé quelques minutes à voix basse et observa le ciel d’un air sombre. C’était un ciel dégagé et sans nuage. Chaque oiseau se détachait avec une grande netteté du fond bleu nuit — une netteté sans compromission, propre au découpage, chaque bête semblait-il de l’épaisseur d’un carton, identique à l’oiseau voisin par la forme et la taille. Seuls les vols étaient différents, tantôt linéaires, tantôt en plongée, lents ou rapides. L’ensemble donnait un sentiment d’errance et de confusion, lequel était faux, Annibal le savait. Les corbeaux n’hésitent en rien, ou bien font-ils semblant pour confondre leurs proies ; mais là, découpés au ciseau, lancés à l’aveuglette au-dessus de la résidence de l’ambassadeur, ils semblaient perdus et réfractaires aux règles. Errants. Annibal avait besoin d’appui et de réconfort en plus de l’obéissance. Pourquoi cette confusion supplémentaire, décourageante  et inutile ?

« Ils sont comme ça tous les soirs depuis plus d’un mois dit l’ambassadeur en posant une main sur son épaule. Puis-je vous emprunter Annushka quelques instants ?  »

Un mois et personne n’avait rien fait, se dit Annibal en observant Annushka s’éloigner lentement au bras de l’ambassadeur. Son cou sortait du col de la robe avec mollesse et semblait pourtant s’en échapper. La tête de l’ambassadeur se tournait vers elle de temps à autre, s’approchait de son oreille pour y glisser on ne savait quelle confidence mondaine et le cou d’Annushka n’en était pas moins souple. Les mots de l’ambassadeur l’indifféraient, elle regardait droit devant elle, tendait une main, baissait la tête en signe de reconnaissance. Sans doute riait-elle aussi ; comment expliquer autrement les petits mouvements saccadés de ses épaules ? L’ambassadeur l’encouragait en prenant son coude au creu de sa paume pour soulever imperceptiblement son bras comme si Annushka avait été un mannequin articulé à présenter à une assistance, un objet de luxe non seulement doué de beauté, mais qui plus est pourvu d’une intelligence intuitive lui disant qui féliciter, qui éviter, qui saluer sans que l’ambassadeur eût à donner d’explications. Ou alors, comme si elle avait été un objet qui en portait un autre au creux de sa paume, de culte et de vénération — une relique, pourquoi pas ? puisqu’Annushka gardait la main ouverte sans manifester d’autre intérêt que celui qu’on porte à la présentation des preuves d’un supplice. Elle allait d’un coin du salon à l’autre comme un papillon change d’arbre ou de muret, passant d’une branche morte à la pierre voisine, se confondant par mimétisme avec une feuille ou une ardoise, vert tendre mais gris l’instant d’après, couleur automne, ou bien prune comme une cerise trop mûre, presque noire. Les corbeaux, eux, étaient au contraire d’une noirceur sans mélange ni artifice. Debout dans le jardin, Annibal les regardait prendre à droite, puis à gauche, se regrouper, disparaître derrière le toit, revenir seuls ou par groupes de deux, se poser en couple sur les branches les plus hautes. Et soudain, l’un deux, seul au contraire, plus encore que les autres — Annibal ne put s’empêcher de remarquer la distance qui le séparait de ses congénères — s’accrocha à la branche la plus basse. Pour dire quoi ? s’inquiéta Annibal en s’approchant. Annushka était seule elle aussi, pour un court instant seulement, la tête posée sur un cou délicieusement souple comme une porcelaine sur son piédestal, cherchant l’ambassadeur de droite et de gauche sans l’apercevoir, l’ambassadeur soudainement absent, appelé à une autre tâche, ayant peut-être trouvé une Annushka plus souple encore, plus intuitive, plus directe, Annibal ne savait que conjecturer. Il n’en était rien. Bien évidemment, l’ambassadeur revenait à elle, ne l’avait pas quittée plus d’une minute le temps de souhaiter la bienvenue à un retardataire, avait laissé l’empreinte de sa main dans le creux de son coude, à peine osseux, recouvert d’une chair tendre à la peau mate, merveilleusement articulé, fait pour être repris incontinent par cette main avertie qui soulèverait son avant-bras une fois encore le temps qu’Annibal observât les corbeaux.

Loin des soucis d’Annibal s’assombrissant seul au jardin, Annushka gagnait en indépendance, offrait à l’ambassadeur l’illusion du pouvoir en lui prêtant de nouveau ce bras si délicieusement nu, ferme et sans bijoux. Elle s’adaptait à tous les styles, civils et militaires, aux anciens, aux jeunes, aux femmes et aux hommes indifféremment, adoptant leur manières pour quelques minutes, intéressée tour à tour par la peinture, l’architecture, les voyages, la politique, la guerre, le yoga, s’effaçant faussement, forçant l’admiration, toujours avec cette paume mollement ouverte qui semblait dire « j’accepte jusqu’à la merde tant vos petitesses m’indiffèrent ».

La nature manucurée du jardin lui avait déplu, elle lui préférait une végétation moins policée. L’inquiétude d’Annibal lui pesait, qui accompagnait toujours son vain sentiment de réussite. Scipion aurait pu la dissiper. Il lui aurait suffi de s’asseoir sur un banc à côté d’Annibal et d’écouter le silence pour y découvrir une musique infime faite de bruissements semblables au murmure des étoffes portées sans ciller par ceux qui choisissent de rester immobiles, peut-être par sagesse, sinon par ennui ; la laine, le serge ou le coton frémissant alors, mais à peine sur ces corps sages et disciplinés, comme aujourd’hui les ailes des corbeaux las, vaincus par la chaleur. Il se serait assis et aurait convié Annibal à le rejoindre, à se poser, à réfléchir rien qu’un peu. Croiser les jambes, lisser le tissu, regarder l’autre faire, imiter son recueillement.

En s’approchant de l’arbre, Annibal aperçut Zeferino assis tout seul à l’écart. Il lui fit signe de rompre. L’homme repliait ses gants correctement et répondit silencieusement qu’il l’avait compris. Zeferino ne croyait pas à la science augurale, seulement à la valeur littéraire des textes grecs qui en faisaient l’exposé. Voir Annibal se fourvoyer aussi misérablement l’aurait fait rire s’il avait été seul chez lui ; il aurait pu en parler avec sa femme, quoiqu’avec discrétion, s’en moquer en passant, trouver un autre sujet de conversation pour passer outre. Mais là, non… non non non, il coupa court à cette conversation intime avec lui-même et quitta les lieux sur le champ sans afficher de contrariété.

 

3

 

 

Le pacte conclu à la sortie de l’enfance sans plume ni encrier, signé avec les yeux au moment où les hanches d’Annushka commençaient de s’offrir une ampleur jusque là insoupçonnée précisait qu’Annibal ne quitterait Messine qu’en cas de nécessité absolue. L’absoluité était à prendre au sens strict, « au sens philosophique », avait-il précisé plus tard vers l’âge de quinze ans, entre sa première fréquentation des pré-socratiques — Thalès, Anaxagore et tutti quanti — et sa visite inaugurale au bordel de la via Consolare Pompea. Qu’il dût rester au chaud sur place devait être confirmé par les augures, rien de moins. Cette promesse solennelle faite à voix haute les pieds dans l’eau valait autant que le contrat de mariage signé dans un tout autre genre de pur silence à l’âge adulte. Il fallait savoir prendre correctement les auspices. Ceux qui s’offraient d’eux-même n’étaient pas moins difficiles à déchiffrer que les présages sollicités par les experts de la science augurale. Annibal avait appris à observer le vol des milans et des hibous avec mon père. Il connaissait leur chant mieux encore que les devins réunis en collège, pouvait se flatter d’avoir dénoué des difficultés considérables quant à la tessiture de leur miaulement et l’orientation des deux pointes de leur queue taillée en accent circonflexe. Peut-être était-ce pour en savoir plus sur ce que l’amour lui réservait qu’Annibal s’était rendu au bord de l’eau en catimini, par prétention autant que par naïveté, pour deviner, comme disait la Twinton, toujours pragmatique, what’s in store. Parce que l’amour lui semblait quelque chose de fuyant et d’insaisissable, jamais le même, comme l’eau d’Héraclite, et donc — avait-il conclu — à la fois pur et souillé, de manière que ceux qui s’immergent dans ce qui semble fatalement le même fleuve se laissent berner par des eaux différentes,  agitées et plusieurs fois duplices. Les considérations sur l’irréversibilité de ce devenir surviendraient cinq ans plus tard, mais peu importe. Annibal les portait déjà en lui, par précaution, ou alors les avait-il fourrées pêle-mêle dans une valise mentale rangée au fond d’un placard, prête à être ouverte aux moments propices. Pour l’heure, les rougeurs du ciel coloré par l’éruption imminente du volcan, les couleurs de confiture qui tachaient le ciel de longs fils carmins et oranges…  Peut-être y avait-il là matière à réflexion, aussi le très jeune fils d’Hamilcar s’était-il dit qu’il fallait risquer le coup.

Annushka avançait le long de la plage. Annibal était resté assis sur le sable au bord de l’eau, non loin d’ailleurs, j’en prends note, de la cale d’où nous partirions un jour en direction de Vulcano. Comme elle s’était mise à courir pour faire semblant de lui échapper, il comprit à regarder l’ondulement inhabituel de son bassin qu’une action, même feinte, doit s’accompagner de volupté pour prétendre à la perfection. Cette lascivité, décente et impromptue, avait, de plus, l’avantage de la candeur. Annushka n’aurait pu commettre l’erreur de s’en faire un mérite, comme si elle avait œuvré pour l’obtenir. La souplesse du mouvement, le lancé des jambes, ferme et ingénu, soulignaient la toute nouvelle rondeur de ses hanches. Annushka n’y pouvait rien. Annibal se leva et courut la rejoindre sans feindre son désir d’y parvenir coûte que coûte, aussi naïf qu’un preux. Devant Annushka encore essoufflée, il prétendit pouvoir parler à son aise ; elle se moqua des palpitations de ses tempes et de la respiration agitée qui secouait son torse de haut en bas. Vite reposés, les chevilles caressées par les algues, ils avaient fait ce serment sans prononcer aucun mot, le regard posé sur le large comme s’il avait été à portée de main. Annibal s’était souvenu que le miaulement du milan finit parfois par un tremblement et que l’accent circonflexe dessiné par sa queue s’accentue lorsqu’il se cambre pour fondre sur sa proie par le côté droit relativement à l’observateur. Ils avaient regardé la ligne d’horizon, couleur de sang, et puisqu’Annibal avait promis non sans forfanterie de l’atteindre si un présage l’y obligeait, Annushka avait tout naturellement racourci la distance qui les en séparait avec quelques mots rassurants sur les illusions d’optique. Sur cette ligne aussi familière et inoffensive qu’un rebord de fenêtre, elle aurait pu poser ses petites affaires de toilette avant de rejoindre son lit et, rassurée par le tissu à fleurs des champs de son baise-en-ville s’il en avait eu un mais il était trop tôt, s’accouder et rêver à quelque expédition menée par un Annibal aux jambes assurées et au torse enfin droit. Elle avait dit « nous irons », et même, en reprenant sa respiration malgré la régularité de son souffle, parce qu’il fallait bien sûr jouer aux jeunes amants éperdus, «nous irons, évidemment».

Après quoi, elle avait noté dans son journal qu’il ne fallait jamais refermer la main sur son amour, ni désirer un bonheur tranquille, et encore moins croire que tout, déjà, a été soit dit, soit fait. À quelques années de là, elle traduirait en grec ces injonctions en guise d’exercice sous la houlette du fastidieux Zeferino.

Dans les jardins du palais Farnese, son nom lui était revenu sans même qu’elle eût à réfléchir. Maintenant qu’Annibal bombait le torse en public plus qu’il ne l’aurait fallu depuis qu’il était devenu un cadre important — depuis deux ans, le compte était vite fait — ce passé fragile et cristallin, revenait par petites touches : un nom, une couleur lui donnaient forme, comme si cette posture de fierté le forçait à réapparaître alors qu’il y avait plus à cacher. C’était parfois un passé plus ancien qui reprenait ses droits, celui du bord de mer, tantôt gris, tantôt bleu, parfois celui dans lequel Mademoiselle avait pris ses fonctions sous ce nom impersonnel. C’était aussi, à d’autres occasions, un passé qui n’adviendrait que beaucoup plus tard quand Annibal aurait tout perdu, la guerre, la fierté et jusqu’au quant-à-soi. Ce passé-là était bien différent. Sûr de lui et même un peu prétentieux malgré la défaite, il donnait un bruit sourd et mat, sans l’écho délicat des sussurations balnéaires glissées dès l’enfance dans les oreilles d’Annushka.

Le Temps était retors, au sud comme au nord, au point de s’offrir des progrès dans le futur, tantôt par sauts de puce, tantôt par des bonds prodigieux de plus de dix ans. Lorsqu’Annushka les voyait en rêve peiner tous deux le long des routes de campagne pour fuir chacun de son côté jusqu’à Venise, lorsqu’elle s’imaginait en plein après-midi attendre une lettre d’Annibal dans son fastueux hôtel des Alpes suisses, elle prenait peur, ne savait laquelle des deux choses viendrait en premier, le pauvre exode tout poussiéreux ou l’hôtel aux hautes fenêtres palatiales. Elle n’avait pourtant rien demandé, si consulté les oracles, ni fait confiance aux diseuses. Alors, bien sûr — que faire d’autre ? — elle prenait aussitôt refuge en pensée sur la plage où il s’étaient fait un serment, revenait à Messine, au merveilleux vestibule de la villa d’Hamilcar, et même au jour de la mort du père de Scipion où elle n’avait su que faire des beaux regards suppliants de Silvia.

Un mois plus tôt, il y avait eu des expéditions punitives dont on ne lui avait épargné aucun détail, bien qu’elles fussent à quelques jours près contemporaines de son mariage. Les fidèles d’Annibal avaient pris part à la dernière, la veille de la cérémonie, sur la plage d’Ostie. Comme elle demandait à la cantonnade, en observant chacun de ces jeunes hommes l’un après autre, si oui ou non, tranchons l’affaire, l’amitié pouvait se perdre au cas où l’ami s’avèrerait orgueilleux, elle hésitait à chaque visage : lequel d’entre eux avait administré l’huile de ricin ? Lequel avait traîné sur la plage jusqu’au petit matin, donné les coups de bâton ? Lequel avait fait brûler vive les deux jumelles du bordel de Palestrina, deux petites blondes dont chacun avait d’ailleurs vanté les mérites comme d’autres avaient vanté ceux des jumelles de Messine ? Pourquoi pas le plus maigre, qui répondait sans hésiter que l’amitié s’accomode de tout, ou bien celui qui se rapprochait d’Annibal pour lui glisser un papier dans la main et ne semblait pas avoir écouté sa question. C’était celui qui avait proposé que les hommes qui agissent pour le bien public ont droit à un jugement particulier, c’était Zeferino. Annushka le soupçonna d’abord à cause du regard qu’il porta sur elle, puis sur ses gants ; elle le vit comme on voit une tache de gras sur un cuir clair. Cette paire qu’il semblait ne jamais quitter, ce petit sourire froid, ces tempes frémissantes sous l’effort d’un discours qui se réduisit d’ailleurs à deux phrases avant que les autres s’esquivent et que Zeferino s’y remette avec, il fallait l’avouer, un certain brio — tout le trahissait. Encore un peu plus de morgue, à cette occasion. Surtout aucun regret. Il dit pour le bénéfice de ceux qui étaient restés, en observant ses mains : « puisque nous sommes dans la résidence de l’ambassadeur, il faut donner la réponse en français. Va detto in francese : les justes sont libres de faire comme ils l’entendent. » Puis il ajouta à l’adresse d’Annushka qui s’était abstenue d’un commentaire : « vous ne croyez pas ? »

Ce soir-là, aux pieds nus d’Annibal, Annushka se laisserait aller à une confession. Elle penserait à ses sœurs tout le temps des aveux — ses sœurs plus réfléchies qui se moquaient tout haut de ces aventures extravagantes dont Annushka disait parfois quelques mots au moment du goûter, croyant qu’un volcan pouvait intimider des jeunes filles. La nuit passée seule à attendre Silvia, le meurtre impuni, une traversée presqu’à la rame… elle n’avait oublié aucun détail, et comme elle reconnaissait avec fierté qu’ils avaient bu allongé sur le sable le vin volé à la cave, la plus jeune des trois avait pouffé de rire avec un rien de condescendance et beaucoup d’envie.

Elle parlerait comme on parle à son bien-aimé, dans une langue qui ne souffrerait aucune imperfection, sans peur des charmes qui avaient brûlé son enfance, sans regret pour les lèvres trempées dans l’eau sombre, avec toute l’inquiétude prodiguée par les instants de bonheur dont on craint à rebours qu’ils n’aient pas été partagés, tout au moins pas autant qu’on le voudrait. Elle serait assise sur le tapis, pencherait la tête en arrière pour la poser au bord du lit sur lequel Annibal se serait allongé pour l’écouter. La flamme de la petite bougie vascillerait à peine. Par manque de vent. Pas la moindre brise, jusqu’à l’aube. Un seul souffle, celui d’Annushka, qui reprendrait au début par souci de perfection, parce que la chronique doit être précise, respectueuse des détails, des points de vues divergents, des souvenirs qui l’alimentent et la font souvent mentir. Comment faire autrement ? Un seul souffle sans autre prétention que celui de rappeler ses choix à Annibal, ses devoirs, ses engagements quant à l’avenir qui les précède avec une vitesse insoupçonnée depuis quelques mois au point qu’il faut courir pour le rattraper, boire frais, reprendre haleine, signer un contrat, un accord, un pacte, au bas d’une page à peine déchiffrée, souvent entre deux réunions, sauter dans un train, dormir une heure à peine, monter les escaliers, parler à une foule nombreuse debout sur un balcon, dormir dans un lit trop petit, se rappeler ce qu’on y a promis les bras levés et le sourire aux lèvres, un sourire ferme et tenace, mais le sourire est bien sûr obligatoire car nous sommes au moment où il faut que l’optimisme se manifeste de cette manière. Ne perd pas ton beau sourire, voilà ce que dirait Annushka allongée aux pieds d’Annibal, ou plutôt l’homme pressé allongerait-il ses jambes un peu plus de manière que ses pieds pendent dans le vide, et Annushka les masserait-elle en disant cela exactement, que le sourire est obligatoire, même à Ostie quand on bastonne, même à Palestrina quand on fait tirer par les pieds deux fillettes de quarante kilos chacune, deux cousines, arroser leurs cheveux d’essence et les regarder se consumer par le haut sur la place du marché, tourner en rond autour des éviers désespérément secs où l’on vide le poisson tous les mardis matin, hurler, demander pardon à la Madonne.

Temps du supplice : une heure et dix minutes. Pourquoi si longtemps ? Parce qu’Annibal n’avait pu empêcher son factotum de faire ce qu’il aurait d’ailleurs pu exiger de n’importe quel subalterne, à savoir : mettre le feu, l’éteindre avec une couverture pour que ça dure encore et recommencer avec patience, par petits bouts, comme on fait avec des pétards de mauvaise qualité avant de passer aux feux d’artifice. Après une heure de ce petit jeu-là — vas-y que j’te grille les sourcils, vas-y que j’t’arrose les pieds, vas-y que j’te jette l’allumette dans la culotte —,   l’intendant des places publiques avait vidé le bidon sur les deux petites et lancé son mégot sur le filet jaunasse qui partait de devant ses chaussures jusqu’à la flaque au pied des éviers en se reculant d’un coup sec, et ça avait pris feu, inévitablement. D’un seul coup. Flac !

 

4

L’éléphant, d’une hauteur d’environ dix centimètres, tout en ivoire, avec une selle à pommeau de bronze pour le confort du cornac, avait les petites oreilles de la race asiatique. Annibal ignorait encore que je le lui donnerais en cadeau et plus encore qu’il en ferait bon usage. Non seulement je lui offrirais ce premier exemplaire, mais les autres aussi sans mesure jusqu’au dernier. Nous n’avions pas la moindre idée des retombées de cette générosité, de son ampleur, des failles qu’elle allait creuser dans notre destin commun, des bras de mer, des ruisseaux, des filets d’eau qu’elle dessinerait pour nous. Une flaque, au détour d’un sentier, l’un de ces sentiers que nous prendrions enfin seuls, sans les recommandations de Mademoiselle, délicieusement et terriblement seuls, sans l’aide de quiconque, sans nos amours à nos côtés, sans rien d’autre qu’un pauvre petit sac rempli de provisions, une flaque d’une remarquable propreté, sans feuille ni terre qui l’aurait défigurée, reflèterait un jour ce destin. Je l’observerais le premier, le visage d’Annibal penché au dessus du mien l’observerait aussi, et je continuerais à marcher avec son corps hissé sur mes épaules jusqu’à une ferme de haut alpage. Nos visages fatigués, nos yeux vitreux, le bonheur de s’être retrouvés seraient certis un court moment dans cette eau pure, bordée par le givre humide et une mousse rase cuivre et or.

Pour l’heure, la bête était au repos, la trompe entièrement déroulée entre les pattes antérieures, les pavillons à peine écartés. Elle me regardait faire, sagement posée sur mon bureau à côté de l’encrier. On aurait pu penser que la selle était un bouchon et que l’éléphant était vide, conçu pour accueillir un parfum ou une pommade. Il suffisait de le soulever pour s’en dissuader. La sculpture était lourde, plutôt faite pour servir de presse-papiers, et c’est sous ses bonnes grosses pattes que je glissai celles de mes notes qui devaient rester là en détention provisoire. Captivité délicieuse pour les aperçus et fragments indécis dont je ne savais encore s’ils mériteraient un jour leur place dans Toast. La suggestion la plus prophétique, rapidement griffonnée, aussitôt confiée à l’éléphant élu, était indéniablement celle-ci : Nul n’aurait su dire à quoi son visage avait pu un jour ressembler, à supposer qu’un accident fût responsable de ses difformités. La note resta plusieurs années au repos sous le pied droit. Le silence animal, toujours inquiétant par son impassibilité, avait valeur d’assentiment. Je l’ignorais encore à l’époque. L’aspect monstrueux dudit visage qu’il fallait cacher sous un masque par égard pour les enfants, les épreuves conjuguées de la laideur et du déni des apparences, voilà qui devait fatalement réapparaître au grand jour, et le poids du bronze fut en l’occurrence celui de la patience. L’histoire, sinon la nature, enseigne que l’homme n’est pas né pour le bonheur mais plutôt pour la lutte, que le pire serait la réalisation de tous nos projets, qu’une satisfaction universelle conduirait à une béatitude imbécile. Le pachiderme approuvait la doctrine selon laquelle le meilleur des mondes doit être perfectible, le corps fermement appuyé sur le sol, la trompe rangée entre les pattes. La créature difforme dont la description sommaire était à l’abri sous sa patte dévoila plus tard combien le châtiment de la chair, porté à cet excès, l’avait élevée au-dessus du monde animal, et même, comme elle osa le confier à Annushka, que cette condition d’affreuse laideur la rapprochait des ectoplasmes des Enfers, des héros et même — allez, dans un moment de délectation morose — des dieux.

Je regardais par la fenêtre passer les daims, point trop sauvages — on les aurait dit aguerris par quelque épreuve —, et les cygnes, plus lumineux encore la nuit tombée. Cornelia les avait fait venir à grands frais ; les chats errants de Messine, hirsutes et câlins, les observaient avec application. On se serait cru sans cesse, chaque soir, à la belle saison, alors que Rome, au nord, était paraît-il pluvieuse de nuit comme de jour, balayée d’éclaircies trompeuses. Avec ce bestiaire devant moi de l’autre côté de la fenêtre ouverte, les pas d’Annibal qui ne résonnaient plus sur les dalles, Silvia partie rejoindre le couple légitime à des fins stratégiques, avec tout ça bien mélangé et, en sus, l’éléphant qui eut bientôt droit à la compagnie d’un deuxième pachyderme inversé (corps de bronze, selle et pommeau d’ivoire jaune), j’étais devenu, quoi de plus naturel ? circonspect. C’était toujours le moment de croire qu’on entendait quelqu’un marcher, que Silvia ne tarderait pas, que le petit esclave moricaud laissé par Annibal à son départ viendrait avec des fruits — attentes moroses, insatisfaites depuis des mois. Je glissais de nouvelles fiches sous le premier éléphant. Le deuxième, c’était curieux, avait l’air de souffrir de langueur, une maladie qu’on attrape paraît-il aux Indes. L’artiste avait rendu cette fatigue en creusant exagérément les cernes et en agrandissant exagérément les yeux. Il y avait de l’exactitude dans cet excès, comme si la bête avait été transportée loin de chez elle, forcée à des tâches trop lourdes. Plus je pensais à cette douleur animale, et à celle, humaine, des hommes défigurés ­— soldats taillés par l’épée, pâtres tombés des falaises — plus j’étais persuadé que j’avais eu raison de rester à Messine. Des seconds, surtout, les affreuses coutures cachaient l’ancien visage qui avait pu un jour séduire. Les soldats, au moins, pourissaient sans sépulture sur les champs de bataille. Et puis, on ne m’avait rien proposé au-delà ; à force de manipulations, on m’avait même empêché de rejoindre le continent. J’en étais finalement satisfait. Toute cette agitation du Nord aurait fait rire si elle avait été inoffensive. Cornelia, impuissante, n’était pas en peine d’y répondre par des moqueries, ou alors par des dépenses incongrues et inutiles, parfois dans le registre animal, mais aussi bien du genre végétal ou minéral. Non seulement les cygnes et les daims, mais aussi des allées de platanes et de cyprès mesurées en vestres pour plaire à Annushka, bordées de bancs sculptés façon rocaille, comme si cela avait pu la décider à revenir, des pierreries orientales montées à grands frais sur les vases et des portiques ridiculement imposants. Elle mourrait bientôt, vaincue par l’aigreur, honteuse de son petit Scipion calé derrière son bureau. J’attendais, moi, que les circonstances fussent enfin favorables à ses prophéties. Et puis, le jeune esclave à qui j’avais appris à lire depuis le départ d’Annibal, si agile de ses jambes, toujours à courir la tête baissée, toujours prêt à servir, m’apporta sans prévenir une troisième bête.

Escamoteur, acrobate, prestidigitateur, il avait jeté les poires blettes de la veille, débarassé les assiettes sales sans faire de bruit, arrangé des fruits neufs sur une coupe pour le petit-déjeuner. L’aube se levait, une brise tiède soufflait sur la terrasse ; il y avait sur la table à côté de ma tasse un nouvel éléphant en bronze, la trompe levée dans les airs, les oreilles écartées. De la même taille que les deux précédents, avec des défenses d’ivoire et une selle défaite qui glissait avec élégance le long du flanc gauche. Où l’avait-il trouvé ? Je ne le sus jamais, pas plus que je ne pus apprendre où il avait déniché les deux précédents, ni d’où venaient ceux qui suivirent. J’aurais pu tenter la persuasion, l’amadouer avec d’autres livres puisqu’il aimait tant la lecture, le forcer dans mon lit, le menacer avec la cuisson, le feu, le dénoyautage. Rien n’y aurait fait, aussi le laissais-je œuvrer en toute tranquilité. Il se tenait droit devant moi, à peine courbé en vue d’une exquise révérence à laquelle il n’aurait d’ailleurs jamais consenti, vite esquissée mais pour le plaisir de la moquerie, fier, fier et conquis tout entier par le verbe, plein d’un feu impassible, insensible au destin. Il lisait les classiques dans la bibliothèque de mon père. J’avais ordonné qu’on le laissât feuilleter tout son saoûl. Je pensai parfois l’envoyer faire de l’espionnage à Rome, me dissuadai le soir-même de prendre cette décision. J’y réfléchissai quand même la nuit, le réveillait pour lui en parler face à face, finalement pour ne rien proposer. Là était la franchise : dans le silence. C’est d’ailleurs à la faveur de cette réserve et de longues journées d’été passées assis au bureau à rédiger (moi) et à tourner les pages dans la bibliothèque de Scipion premier (lui), que des colosses de bronze et d’ivoire de huit à dix centimètres de haut s’alignèrent en rang d’oignon à côté du sous-main taché par l’encre. Une vingtaine.

Début septembre, l’année du mariage d’Annushka, deux rangées d’éléphants m’accueillaient chaque matin lorsque je prenais place à mon bureau pour répondre au courrier, celui du sénat et celui des amis. Certains étaitent couchés, d’autres assis, d’autres encore levaient les pattes avant, leur trompe en métal plissée de rides circulaires dressée dans les airs. Parfois étaient-ils au contraire d’un d’ivoire lisse et brillant, avec une trompe tout aussi vaillamment dressée. Tous avec des petits yeux secs et autoritaires. Moricaud, enflé par ses lectures, passait collecter les enveloppes et m’observait avec fierté, comme si j’avais été un chef militaire et ces animaux de terribles guerriers. Ces pattes, musclées, fermes, droites, auraient impitoyablement écrasé toute la fiente du monde. Je lui confiais cette pensée. Sur quoi mon esclave préféré partait distribuer les missives avec le sourire. Lesquelles n’avaient précisément d’autre but que de parfumer ladite fiente qui s’étalait partout non sans ostentation ; qui, si j’ose dire, se vautrait, avachie, molle et satisfaite de puer autant. J’étais le seul, je crois, à manifester quelque optimisme, à proposer des arômes, à parfumer mes destinataires. Moricaud revenait les mains vides. C’était parfait, cet ostracisme de pacotille. Nous n’attendions point de réponse. Nous collectionnions les éléphants d’Asie, voilà tout.

Je pensai un moment le faire suivre et pris cette décision à reculons. Qui s’en chargerait ? Certainement pas un de sa race et de sa condition, qui aurait fait du zèle pour le compromettre, plaire à Scipion et le remplacer. Je cherchai le plus mauvais enquêteur possible. Lorsque je l’eus trouvé et informé de sa mission, au terme d’une recherche bâclée aux thermes et au bordel, là où j’avais encore de vieilles connaissances — le genre de relations désapprouvées depuis toujours par Cornelia et plus récemment dédaignées par Annibal (bien qu’il eût trouvé à Rome des établissements d’égale qualité, je l’appris plus tard) —, j’attendis le résultat avec patience, convaincu que l’homme ne parviendrait à rien. Il devait effectivement revenir à moi bredouille et embarassé, le temps que Moricaud rapportât à ma plus grande joie pas moins d’une cinquantaine d’éléphants. Oui, cinquante de plus. Nous les disposâmes en rang d’oignons comme des soldats de plomb avec ceux de mon bureau sur une longue planche de chêne. Mon petit esclave, mon lettré sportif à la peau cuivrée, se fit un malin plaisir de montrer à celui qui l’avait si piètrement filé cette superbe ébauche de tableau, de diorama, de plan-relief, nous ne savions encore comment nommer cet alignement de pachidermes en attente d’un chef, le jour où il vint faire son rapport. L’homme blêmit. Je le regardai quitter la villa à grands pas, la tête basse, sans doute par peur des représailles. C’était mal me connaître. Il était tout à fait attendu qu’un homme cueilli au hasard entre le quartier des thermes et celui des putes se fît une idée aussi fausse des attentes de Scipion fils. J’invitai mon lettré sportif, dont l’agilité et l’intelligence faisait décidément des merveilles, à goûter cette défaite avec moi.

Il dormirait dans ma chambre pour que nous puissions parler dans la nuit au moment qui conviendrait. Il était entendu que nous n’évoquerions point l’épisode de la filature, et que de si nombreux pachydermes devaient être répartis d’une manière différente de la provisoire. Comme nous y réfléchissions, il me vint à l’esprit qu’il avait cette force et cette grâce du négrillon des Enfers qui, au volcan, avait aidé l’esprit mineur à nous débarasser des fâcheux. Prudent, mon affranchi n’eût pas renversé le coffre mal verrouillé du jeune Narcisse. Comme l’autre, en revanche, il excellait à la course. Vers dix heures, le premier soir où nous fîmes chambre commune, je soufflai les bougies.

Dans mon rêve, car je devais bien sûr en rêver sitôt les flammes éteintes, Annibal se trouvait debout en bas d’une échelle tenue par deux soldats, avec casque, protège-nuque, cuirasse, ceinture de cuir, épée dans le fourreau. Il posait un pied sur le premier barreau, puis l’autre sur le deuxième, puis le premier pied sur le troisième barreau, tout droit sans balancer, et ainsi de suite, fier, droit comme un i, avec discernement jusqu’à la disparition du sol, des torses et des casques. Il semblait s’élever sans fin, comme si l’échelle devait le conduire dans quelque endroit sublime au-delà du monde sublunaire, là où son épée ne lui serait peut-être d’aucun secours, soit que tout y fût paisible comme dans un champ de vaches, soit qu’il eût fallu pour vaincre l’ennemi se munir d’armes plus conséquentes. Enfin — tout vient à point à qui sait attendre —, apparut le flanc de l’animal, d’un gris à la fois velouté et rugueux qu’on aurait volontiers caressé pour savoir, puis le tapis matelassé sur lequel était posé une selle de cuir et de bois, arrimée au corps de la bête par des sangles et agrémentée d’une sorte de petit parapet. Annibal rejeta l’échelle d’un coup sec du talon et s’assit. Puis il sortit l’épée du fourreau et la posa devant lui sur un joli petit coussin à pompons torsadés.

Moricaud dormait d’un sommeil léger. Son petit lit, très confortable je vous l’assure, était installé au pied du mien. Je l’entendais relever le drap si le vent fraîchissait, le repousser quand il avait chaud. Il se leva pour refermer la fenêtre vers le milieu de la nuit, et je vis un court instant une neige blanche et serrée tomber sur Messine. Comme je me rendormais et que mon brin d’homme retournait tout ébaudi à sa couche, les mains pendantes et le cœur rempli, Annibal fit un signe énigmatique de la tête et la bête gracieuse s’avança comme si elle avait compris son désir de quitter les lieux. Je m’aperçus alors qu’un autre éléphant suivait le sien. Que dis-je ? Je le vis. Je l’observai. Moricaud confirma le matin qu’Annibal n’était pas seul. Lui aussi avait été surpris par la même chose exactement, à savoir par la présence d’un deuxième parchyderme conduit par un autre homme, pareillement fier et armé ; et comme il se tortillait sous son drap avec une sorte de volupté ostentatoire, je le pressai de dire la vérité et toute la vérité. « Ah non ! protesta-t-il. Pourquoi faut-il toujours que ce soit moi qu’on prenne à parti ? Je m’en vais lire. Qu’on me fiche la paix… »

Je n’aurais rien osé faire, même s’il avait encore été un esclave relativement aux lois de la guerre, même si j’avais été en droit de décider d’un châtiment. Il n’était, sachez-le, qu’un ancien esclave de convention, la part d’un butin autrefois considérable, n’avait aucune des qualités des esclaves naturels qu’on flatte ou maltraite à bon droit selon l’humeur jusqu’à la mort, et l’abus de mon autorité aurait été tout aussi injurieuse pour lui qu’elle l’aurait été pour moi, son ancien maître selon les lois. Nous avions, Moricaud et moi, des interêts communs et même, nous l’apprenions petit à petit à coup d’éléphants, un but à poursuivre qui nous mettait sur un pied d’égalité. Les butins des anciennes conquêtes dont Scipion père pouvait à bon droit s’enorgueillir comptaient des hommes, des femmes, des statues d’or massif, des troupeaux de bêtes, des enfants en bas âge, des icônes. Le fruit des confiscations et des pillages auxquels les frères aînés d’Annibal avaient participé était multiple, tantôt de chair, tantôt de métal, tantôt encore d’une nature plus abstraite, aussi la République pouvait-elle se féliciter d’avoir acquis par la force des armes des états au-delà de ses frontières, à présent réduits au rang de provinces, et un droit de lever l’impôt. Mais bon, peu importe, esclave selon l’avis du sénat ou esclave selon la nature, je n’aurais rien fait. Aussi le laissai-je de bon cœur partir lire ce qu’il voulait dans la bibliothèque du vieux Scipion avec son humeur à lui. Il l’avait plutôt mauvaise après une nuit agitée rapport à la neige alpine.

J’y entrai un peu plus tard sur la pointe des pieds après deux poires très mures et une grappe de chasselas de Moissac pour accompagner le double café noir préparé par Moricaud. Il était assis au bureau paternel, caché malgré lui derrière une pile de livres qu’il ouvrait selon sa méthode personnelle et reposait sur le côté après les avoir consultés. Comme s’il se remémorait tout à coup une précaution qu’il n’avait point prise, toujours coi et prudent, il en descendit deux du haut de la pile et les posa en douceur l’un sur l’autre devant lui. Dans son lit, il avait trouvé une puce, et là, dans la bibliothèque, un moustique, qui tantôt se posait sur un livre, tantôt sur son crâne, tantôt encore sur le rebord de la fenêtre. Le sifflement aigü de l’insecte perçait de temps à autre le silence, et Moricaud, vertueux et impassible, lui offrait l’hospitalité le plus généreusement du monde. Il se mit, mon petit lettré, sans ferveur, sans mélancolie, sans rien, oserais-je dire, d’une manière à la fois pure et evanescente mais néanmoins avec une grande précision, à empiler les livres qu’il consultait. Sa concentration était belle à voir, comme celle des élèves insensibles aux bruits les plus gênants, aux épaules découvertes, aux nuques licencieuses, aux parfums capiteux qui freinent l’étude. Il pensait ses amoncellements comme d’autres leurs démonstrations, je veux dire avec méthode, tout en agissant avec égard pour l’applicabilité du résultat, précaution remarquable. Une pile à droite, une autre à gauche, une beaucoup plus haute derrière, faite de dix gros volumes d’encyclopédie pour protéger ces deux-là, plus petites et plus douces, du genre montagne à vaches. Moricaud s’empara enfin de minuscules volumes brochés et les posa en ordre décroissant sur le volume K-M, le plus épais de l’encyclopédie familiale de Scipion l’ancien, les mots commençant par M, fort nombreux, conférant derechef poids, masse et relief à cet étage de ladite pile. Puis mon lecteur émerite sortit du tiroir, mais vraiment comme on en sort le beau coupe-papier en massif ou le stylo incrusté de nacre chez les gens parcimonieux pour impressionner le notaire de famille, un très mince volumen dont les feuilles, enroulées autour d’un bâtonnet de buis, firent, lorsqu’il le posa en équilibre sur le dernier petit volume tout plat en haut de la pile, fin et sans prétention, une sorte de piton vainqueur.

Moustique approuva, vint se poser à la cime. Moricaud releva la tête et dit à voix haute en me tutoyant pour la première fois, « Tu sais quoi ? Cette nuit, là, tout près, qui passaient en lente procession devant la fenêtre de ta chambre… eh bien… il y en avait cent ». Il les avait comptés, le bougre, et finit devant moi de construire une chaîne de montagne jeune et optimiste avec cols, pics et vallées de cuir et de papiers reliés, sans bouquetins ni marmottes, mais le long de laquelle nous pouvions de toute évidence disposer nos pachydermes.

La nuit suivante fut plus agitée encore. Mon jeune ami tournait dans son lit, se levait, revenait des toilettes sur la pointe des pieds sans avoir tiré la chasse, regardait la neige tomber par la fenêtre, glissait son petit corps souple et sans crotte sous les draps. Il se leva le premier et sortit en laissant la porte grande ouverte pour retourner au bureau. J’entendis son cri, ou plutôt l’exclamation policée qui exprimait sa surprise, « Oh là là », répétée mécaniquement quatre ou cinq fois de suite. Plusieurs éléphants étaient tombés, entraînant leurs compagnons dans leur chute. Moustique était mort, m’apprit-il en revenant. « Et les livres ? » demandais-je. Intacts.

Moricaud savait quoi dire, ayant lu plusieurs chapitre sur l’art de la guerre en terrain montagneux. Il se lamenta pour commencer que Moustique plutôt que Puce, qui l’embêtait la nuit dans son lit, eût péri écrasé par une bête de bronze. J’eus droit à un discours édifiant sur l’importance du rôle des animaux dans la conduite des hostilités, tandis qu’il remettait les volumes en bon ordre, les pachydermes en place, et les feuilles manuscrites du volumen en position dominante, tout en haut, à la cime.

Le mal était fait, malgré sa bonne volonté. Comment, dans cet abominable foutoir, diriger sagement ses heures ? Je sortis. Direction le claque de mes jeunes années. Le soleil, pour varier, éclairait faiblement les latrines. J’avais envie de dormir. « À ton âge ! » firent les jumelles. Elles gloussaient, soulagées d’avoir échappé au sort de leurs consœurs romaines. Et puis, comme le soleil se levait enfin : « Nous aimerions bien te déranger un peu ». C’était gentil de leur part, mais je n’en avais pas le cœur. Peut-être parce qu’Annibal n’était pas là ; ou alors m’agaçaient-elles. J’éprouvais de la sympathie, non pas la sympathie abstraite qu’on peut avoir pour ceux dont on observe les souffrances comme on observe les mouvements d’un insecte, mais plutôt la sympathie pleine de fatigue gagnée par une familiarité avec d’infimes détails corporels : grain de beauté caché dans un pli, léger tremblement de la main dans un instant d’intimité fortifiante. J’aurais aimé gôuter les vapeurs du soir ; on m’offrait celles du petit matin. Allaient-elles m’accuser elles aussi d’égoïsme ? Elles auraient bien délaissé les marins grossiers et les officiers cérémonieux, commencé la journée par une conversation au lit avec Scipion. L’une, les lèvres tachées par les fraises, voulait s’allonger tout de suite ; l’autre, qui n’en avait pas eu, se serait bien levée pour aller en cueillir. Ou alors, puisque j’étais en verve bien que sans désir, une promenade sur la plage.

Sitôt dit, sitôt fait. Le sable, tôt le matin, a l’aspect poudré de la cendre, surtout s’il n’a pas plu. Sans même qu’il y eût à départager, l’idée d’aller là-bas marcher pieds nus avait gagné. Le sable collé aux orteils, le talon, ferme et volontaire, caressé par l’eau tiède, ces images, ces projets avaient la force du sang neuf qui coule dans les veines des bienheureux. La petite pute numéro un dit « Ô, comme vous avez l’air contrarié, mon Scipion ». Faux. « Mais non, répliqua derechef la petite pute numéro 2, qui m’avait à la bonne ; il juge nos pâmoisons malsaines, nos extases douteuses. C’est-à-dire parfois, pas toujours, pas toujours… Y voudrait bien du grand air. Là ! Tout de suite ! Pas vrai, Scip ? » Vrai. Et nous voilà partis bras-dessus bras-dessous, les expertes du plaisir et moi, elles fort décidées et moi moitié orphelin, défait de mon frère quasi de lait, fatigué des hésitations de Silvia qui s’est finalement décidée à partir pour Rome plutôt que rester chez nous à me regarder faire. Faire quoi, d’ailleurs ? Chacun le sait, maintenant.

Nous marchâmes tous les trois le long de la plage, sans chien qui hurle à la lune, sans foule qui beugle, contents d’aller au hasard au moment où l’aube pâlit. Les palmes bruissaient, le vent tiède faisait déjà transpirer, la petite odeur fraîche de l’anisette emplirait bientôt les marchés aux légumes. Celle qui était repue de fraises me demanda si Silvia était vraiment partie ; l’autre, qui en avait été privée, répondit que oui. D’ailleurs tout le monde était au courant. L’homme de ménage le lui avait confirmé. Car l’homme de ménage avait ses espions, des michetons plutôt bavards, rétribués en douceurs, toujours contents de pouvoir dire du mal à défaut de pouvoir le faire en vrai. Ces petits gars-là, consommateurs impénitents de garçons, de filles, et de toute l’infinie variété d’individus plurivoques qui sépare ces deux extrêmes, si délicieux chacun dans leur genre, étaient sous-développés côté pouvoir. « Des gens de peu, j’vous l’dit », commentait celle qui aurait voulu des fraises. Elle avait raison — des gens bien différents des carriéristes que Silvia rencontrait à Rome dans le milieu autrement huppé fréquenté par Annibal, tout décoré de lustres en cristal, de bouquets de lys parfumés, de parquets cirés au point de Hongrie.

Mais là, les pieds dans l’eau, qu’en savions-nous en réalité ? Bien peu, et à vrai dire, notre promenade, gentille et provinciale, qui faisait suite à deux meurtres et aux débordements de la foule, nous reposait par avance des calculs d’Annibal tentant de déchifrer les arcanes. Nous étions, au vu de l’Histoire, désuets et superfétatoires. Pour une fois — ce fut la seule —, j’en étais comblé d’aise. Je l’étais par faiblesse, parce que Cornelia exigeait beaucoup, voulait fixer mon destin, et qu’il était encore trop tôt pour lui prêter forme et contenu. J’y avais songé en descendant la cheminée du volcan, mais le songe avait été, comment dire ? hum hum, vaporeux. La faiblesse n’était pas seule en cause. J’avais besoin de réfléchir et me disais, à ce propos : que faire que j’aimerais raconter ?

La rejoindre. Je voulais dire par là, rejoindre Silvia, bien sûr.

Comme les vagues caressaient mes pieds et que les deux respectueuses déchaussées s’accrochaient à mon bras, l’une à droite, l’autre à gauche, je me dis, incontinent : après. Autrement dit : à peine commises les premières erreurs du jeune fils d’Hamilcar, j’irai rejoindre Silvia. Avant ça ? Oh, rien du tout. Enfin… le moins possible, voyez-vous.

 

5

Malgré toutes les assurances qu’Annushka avait bien vouler donner, malgré les excuses et les regrets, Silvia pensait qu’il serait impossible de parler seul à seul avec Annibal. Il y aurait toujours un protégé ou un garde du corps. N’avait-elle pas entendu dire depuis toujours par Mademoiselle, soit qu’il était parti retrouver Scipion, soit qu’Hamilcar avait tenu à l’accompagner aux exercices, comme si ni l’affection ni le courage ne pouvaient se dispenser d’un soutien et que l’une et l’autre dussent être constamment mis à l’épreuve avec le concours d’autrui ­­­— l’ami ou le père suivant les circonstances ? Aux jeux, aux bains, Annibal devait s’assurer par témoignage que Scipion n’accordait pas sa préférence à un tiers alors qu’il aurait pu s’en convaincre en y réfléchissant seul. Un autre ami qui fût meilleur ou plus sage et que Scipion aurait caché depuis, disons, l’affaire du chaudron rempli de coings brûlants, qu’il continuait de cacher aujourd’hui qu’Annibal l’avait quitté sans deviner tous les attendus de sa fastidieuse ascension vers le Nord : était-ce possible, ou même concevable ? Au gymnase et au stade, son père avait dû juger lui-même de ses progrès ; les rapports officiels n’avaient pas la force accordée par Hamilcar à l’observation directe, pas plus en ville pour son propre fils qu’aux bivouacs où il inspectait lui-même les troupes. C’est qu’on ne faisait pas entièrement confiance au jeune Annibal qui pouvait bien mentir, en particulier sur la question des prouesses physiques, de la gymnastique, du maniement du glaive à lame courte qu’on tient le bras tendu mais souple. Si Hamilcar était occupé, on envoyait sur place les frères aînés à qui on n’aurait osé mentir. De même, Annibal ne faisait-il pas confiance, ou pas assez, à ses sentiments, à sa volonté, de manière qu’acolytes et hommes de main jouaient aujourd’hui l’ancien rôle de rempart contre ses hésitations. Zeferino, comme autrefois Hamilcar, le faisait suivre pour s’assurer qu’il n’avait pas trompé les camarades et bien rempli tous ses devoirs.

 

Mademoiselle s’était moquée de ces façons de faire qu’elle jugeait forcées et un peu ridicules, dont la régularité et l’intransigeance frisaient la prétention, rangeait les jouets dans la chambre de l’un et de l’autre en s’étonnant qu’on pût prendre au sérieux autant de fantaisies. Il y avait pourtant dans ce jugement de bon sens une grande indulgence et même un respect pour la détermination dont nous faisions preuve, Annibal et moi, à ne transiger sur rien, à ne jamais nous avouer coupables, à nous dédouaner de tout et à prendre la descente aux Enfers au sens propre. Qui d’autre que nous aurait pu croire aussi fort à la fidélité, et que notre sort après la mort n’était pas une affaire qu’on pouvait abandonner au hasard ? Si nous avions eu, moi le premier, l’idée d’aller voir ce qu’il en était sur place, si nous avions été patients et compréhensifs avec l’idée que la mort pourrait un jour nous jouer un mauvais tour, ce n’était pas tant par fantaisie, jeunesse ou ébriété des sens exacerbés par le goût du macabre, que par un don inné pour la prévoyance. La peur que tout pouvait s’arrêter, tourner en rond, revenir sur soi et disparaître avec nous lorsque nous ne serions plus, tout sans faute jusqu’aux plus petits tremblements de chair, jusqu’à l’odeur de nos nuques dont plus personne ne saurait rien, cette peur avait la fermeté de la glace. Le meurtre de nos plus petites passions, de la douceur de Cornelia caressant les cheveux de Scipion, de la réserve de Mademoiselle entortillant les mêmes boucles autour de ses doigts le jour de l’accident au chaudron, pour jouer, pour assurer que ce n’est rien, le meurtre patient de ce qui doit rester à jamais coûte que coûte dans les mémoires nous faisait mal. Il fallait que cette douceur et cette réserve particulières, comme celles dont d’autres proches avaient été responsables, parfois à leur insu et sous le coup de la plus candide gentillesse, survivent par cristallisation, par réfraction, dans un souvenir ou une pensée, dans la lecture d’une page qui dît en toute franchise ce qu’elles avaient été, et gagner ainsi en matérialité de manière à échapper à l’érosion de l’oubli. Nous faisions la guerre à l’éternicide.

Silvia, ma bonne et juste Silvia qui semait et récoltait pour le bien d’autrui, n’aurait rien cultivé qui lui aurait profité au détriment des gens les plus étrangers à son cercle. Elle ne comprit jamais tout à fait à quel point parler seul avec Annibal était difficile et que ce qui devait lui être confié passait d’abord par Scipion. Elle s’étonna une fois de plus de cette impossibilité avec la naïveté requise en levant la tête vers le ciel, lequel prenait lentement sur les bords, à la cime des cyprès et au faîte des toits de tuile, une teinte bleu marine. La rue exhalait une odeur de pin, même quand on ne voyait que des palmiers nains en pot alignés sur les trottoirs. Elle s’assit sur le rebord d’une fontaine pour rattacher la boucle de sa sandale et respira la sève et la résine mélangées, entêtantes et sans fraîcheur. Même avant, quand Annibal n’était encore qu’un enfant de dix ans, cette incapacité à concevoir et à faire seul, si elle voulait maintenant la comprendre et la réduire à l’essentiel, tenait dans l’effroi soudain d’avoir été rien qu’un instant sans témoin. Dans la villa familiale, dans la rue, dans sa chambre, peu importait où, Annibal cherchait un public qui fût digne de ses pensées intimes, de ses délicatesses, de ses jugements. Et si, par ressentiment, gravité ou indifférence, le monde lui opposait son silence, il se fâchait, le croyait si bête qu’il n’avait su voir en lui le héros. Non pas qu’il eût peur de languir dans des pièces trop étroites, ou de souffrir dehors d’une chaleur sans souffle. Annibal avait la bougeotte, n’aurait jamais fait l’offre la plus basse ; il avait perfectionné l’art d’entrer chez les autres par la fenêtre. Une petite part de l’intimité d’autrui lui était ainsi dévoilée aux moments inattendus, non pas tant pour qu’il se permît des remarques que pour donner à ces liaisons une tournure différente, la tournure Annibal, le style particulier du fils d’Hamilcar, un peu voyou mais néanmoins patricien. Les prérogatives de naissance dont il était fier étaient de deux ordres : pouvoir chasser partout et lire l’avenir. Il arrivait chez Scipion l’air de tenir une arme d’hast, comme s’il se réappropriait son terrain et que j’eusse été son hôte pour l’aider à vaincre, parfois aussi chez Annushka sans prévenir pour saisir sur le vif un instant de solitude, un abandon qui eussent révélé une Annushka secrète, et même chez sa mère, qu’il avait surprise une fois endormie dans les bras de Cornelia, de quoi rester circonspect.

 

Si Silvia était montée seule à la terrasse du Pincio pour y réfléchir, le discours qu’elle avait fini par tenir aurait pu être différent, hésitations incluses, mais il se trouva qu’Annibal, par une sorte de prévoyance comique quant à ce qu’elle aurait le courage de lui dire à voix haute, s’assura par sa présence qu’il en irait comme lui le désirait, évitant par là deux erreurs : laisser Silvia délibérer à son aise et mieux reprocher ensuite à l’ami de Scipion — l’ami, n’est-ce pas ? elle aurait insité sur cette question — d’être toujours entouré et reconduit à bon port pour éviter une confrontation directe. Annibal quitta sans cortège la résidence de l’ambassadeur. Silvia, qui pensait qu’Annushka en sortirait la première, n’eut pas la chance d’aller le retrouver en toute quiétude là où ils s’étaient donné rendez-vous.  Car Silvia, par acquis de conscience, par prudence, peut-être par peur de commettre un impair, avait tenu à voir Annibal avant de retrouver Annushka.

Décontenancée, elle le suivit à distance comme un jeune chien, le long d’un raidillon assez traître qui menait tout droit là où l’ami s’arrêterait pour finir. Annibal choisit de prendre son temps et se hissa jusqu’au Pincio par des sentiers de traverse le long desquels toutes sortes de créatures rendaient visite aux jardins de roses et de cerisiers dans le seul but de gagner de l’argent. Tueurs aimables, rois pittoresques, vieilles fleurs rafraîchies, tous regardèrent passer Silvia l’intruse, moitié du Sud, moitié ils ne savaient d’où. Elle suivait à n’en pas douter le jeune homme athlétique qui la conduisait plus haut en pleine lumière, à petits pas, l’air de prendre son temps. Dommage, peut-être, mais rien à faire pour les retenir, ces deux-là avaient sûrement une drôle d’idée en tête, une idée fixe qui leur commandait de poursuivre jusqu’à la terrasse d’où ils verraient la ville entière plutôt que de s’attarder dans un des nombreux recoins des vieux vergers, s’asseoir sous une tonnelle, attendre qu’un fourré bienveillant pût enfin se libérer. Le bruit mat de la terre sèche effleurée par le pas léger d’Annibal, le crissement soyeux des feuilles écrasées, et puis, de temps à autre, une petite branche qui casse, un soupir, une claque : Silvia se laissa conduire en toute confiance. C’était finalement un peu bouffon de monter sans cesse (au volcan, au Pincio) et de redescendre ensuite (le long de la cheminée cinq ans plus tôt, et cette nuit même, après le discours, sans doute en ville avec lui, avant qu’elle ne retrouvât secrètement Annushka), autrement dit de grimper pour revenir au point de départ, sans développement, sans ligne de conduite, sans progrès. Silvia se disait de temps à autre en assurant son pied qu’il aurait peut-être mieux valu que l’un ou l’autre eût commis une faute grave. Se promener comme ça en toute impunité valait peut-être moins que purger une peine. Voleur, traître, assassin. Qui aurait mieux joué l’un de ces rôles ? Annibal, bien sur. Qui d’autre ? Comme elle sortait du sentier et apercevait les premiers bancs de la promenade… Annibal s’accoudait au parapet.

Il alluma une cigarette, recracha la fumée sur le côté, laissa pendre sa main dans le vide. La braise, au bout, pointait tout droit en direction de la Piazza del Popolo. La nuit commençait de tomber ; on distinguait sans peine les passants, quelques tables dressées avec des piles de tracts, un ballon jaune qui roulait tout seul en direction de l’obélisque. Annibal, la jambe tendue et impatiente, jouait avec le sable du bout de la semelle, dessinant au hasard de petites figures désordonnées, le dos au jardin, le torse penché vers la ville. Il se retourna d’un coup sec et offrit à Silvia un sourire de commandement qui portait aux commissures une pointe de volupté. Alors…, suggérait le sourire, … qui aurait dit que nous devions nous mentir un jour aussi effrontément ? Quelle drôle de petite comédie nous jouons là.

C’est vrai, pour quoi faire ? répondit Silvia avec les yeux, et il s’accoudèrent côte à côte pour faire face à la Piazza del Popolo avec dans le dos les pins odorants et le buste d’Archimède. Annibal avait peu vieilli. Quelques années étaient passées, ces années où le front prend des rides et où les lèvres perdent leur souplesse. De toute évidence, Annibal les avait traversées sans pâtir. Les mains avaient pris sur elles la responsabilité de la fatigue et des inquiétudes. Les veines, très bleues, étaient plutôt celles d’une peau pâle. Comme elles gonflaient pour dessiner un circuit souterrain à fleur d’un épidermne mat sans transparence et qu’Annibal serrait trop fort les poings qu’il avait reposés sur le parapet, on aurait dit que des vers prisonniers ondulaient dessous à l’étroit. Silvia n’osa poser sa main sur la sienne. Elle l’aurait fait un ou deux ans plus tôt si Scipion lui avait demandé de rejoindre Annibal à ce moment-là ; sans doute l’aurait-elle même embrassé, mais cette nouvelle main et, plus haut, le torse et le visage intacts l’en dissuadèrent. Elle cherchait ses mots alors qu’elle aurait pu réciter son discours seule devant le miroir de sa chambre d’hôtel, sans même avoir répété, la peur de mal faire vaincue dans l’instant par l’inspiration, triomphante grâce à son propre reflet. Maintenant qu’elle avait un public, que des promeneurs commençaient à déambuler le long de l’allée, que des inconnus menacaient de s’approprier la scène et qu’Annibal montrait avec quelle vertueuse patience il attendait qu’elle prononçât le premier mot, elle rajusta le col de son chemisier. Sourire, ne plus sourire, parler, rester muette… Annibal se défendit de moquer cet embarras. Silvia compris qu’il réprimait son envie à la façon dont il passa rapidement la langue sur ses lèvres, comme pour se défaire d’une miette, une façon à la fois infantile et méprisante. Elle la retira elle-même du bout des doigts en effleurant à peine sa bouche, demanda d’un petit air amusé si Annushka était rentrée.

« Certainement », dit Annibal, qui s’était efforcé de ne pas reculer la tête quand elle l’avait touché. Il s’en voulut aussitôt d’avoir avoué qu’il n’y avait là qu’une conjecture justifiée par l’habitude — l’habitude, ou alors une confiance indue sans excuse aucune. Après tout, Annushka pouvait bien être ailleurs. Qui aurait pu dire qu’il était, lui, au Pincio avec Silvia ? Chacun était libre d’aller où il voulait avec qui bon lui semblait sans avoir à rendre de comptes. Zeferino écoutait la radio assis à côté de sa femme dans le salon. Mais les autres ?

Les autres étaient moins rangés malgré une conduite extérieure qui sentait bon la citoyenneté. Quelques heures au forum, un dimanche à la campagne annulé pour cause de réunion, la messe, des nuits passées à rédiger des rapports et à dénoncer les suspects. Annibal n’ignorait rien de leurs peurs, de leurs envies, de leurs projets ; mieux encore, il les devançait implacablement, promettait l’impossible, exigeait d’eux des résultats à la mesure de cette promesse. Une peau épaisse, voilà ce dont ces hommes avaient besoin et cette épaisseur avait un prix : celui des échecs répétés derrière lesquels pointait une petite lumière d’espoir. Annibal devait leur enseigner à la rechercher, à la reconnaître, à la regarder grandir et s’affirmer. Ses frères l’aidaient dans cette tâche difficile. À force d’abnégation, les hommes les plus triviaux et les plus ennuyeux s’avéraient parfois des hommes de grande résolution.

« Elle m’a écrit », précisa Silvia pour reconquérir le genre d’intimité qui exigeait qu’elle donnât des nouvelles et justifier qu’elle en demandât.

Elle aurait tout fait pour ne pas provoquer Annibal. Quant elle y réfléchit plus tard à l’hôtel, de retour de son rendez-vous avec Annushka, elle se dit qu’elle avait eu tort d’avoir agi de cette manière. Par jeu, lui avait-il semblé sur le coup, en réalité par prétention, pensa-t-elle ensuite devant le miroir, coupable d’une nouvelle erreur d’appréciation, et qu’il y avait eu de la bassesse à se persuader qu’elle avait défendu Scipion alors qu’elle avait exprimé de la jalousie et même, finalement, un certain ressentiment. N’avais-je pas moi, Scipion fils, plus d’affection pour Annibal que pour Silvia, ne lui avais-je pas promis la fidélité refusée à l’amour ? Elle penserait beaucoup plus tard, par excès, que cette inégalité était injuste et qu’elle en avait conçu du dégoût sans oser se l’avouer. C’était faux et Silvia le savait pertinnement. Il n’y eût jamais rien de plus, dans ces atermoiements et ces hésitations, que la douleur de l’éloignement et la difficulté de revoir un Annibal différent de celui auquel elle s’était habitué. Il fallait qu’elle se mentît, qu’Annibal ne fût responsable de rien.

Annibal avait répondu qu’Annushka était peut-être en train d’en écrire une autre en ce moment même, et Silvia avait répliqué qu’elle ne dirait certainement rien d’important dans une lettre qui serait lue avant d’être glissée dans une boîte. Il avait demandé par qui, pensant peut-être que Zeferino pouvait être soupçonné. Comme Silvia n’avait que faire des hommes de main, et que les mots adressés à Scipion, tous les mots, directs ou indirects, d’origine ou censurés, lui chatouillaient l’oreille, elle dit en regardant seule la Piazza del Popolo : « M’écrire à moi, écrire à Scipion, c’est tout à fait la même chose. Quoi de neuf, Annibal ? C’est cela que je voulais savoir. »

Lorsqu’elle parlait ainsi, pour repousser la grossiéreté, pour signifier qu’Annushka savait qu’on censurait sa correspondance, il émanait de ses yeux une sorte de lumière poétique, et cette exhalaison impalpable détachée de son iris avait la façon marmoréenne des agents doubles, aussi bien servis par un parti estimable que par le parti adverse. Ses yeux divinement drôles disaient qu’elle aurait pu être conduite pour moi seul aux pires extrémités, mais aussi bien aux pires douceurs. Ses petites quenottes pures comme la neige devaient scintiller, là-haut, au-dessus des mornes fastes du bordel en plein air, devant Annibal qui vit volte-face pour lui asséner un affreux discours de petit maître avisé. Silvia garda de cette entrevue le paquet de Muratti Ambassador à bout filtre qu’il glissa en cadeau dans sa paume avant de repartir une fois bouclé le dernier paragraphe, comme si elle avait mérité une aumône. Silvia redescendit seule la mort dans l’âme vers la place où l’on commençait à distribuer les tracts.

Quelle importance que le mot écrit par Annushka eût été lu par un délateur ? Celle-ci, je crois. Soudainement, Annibal avait tiré une cigarette du paquet glissé dans la poche intérieure de sa veste. Il l’avait allumée avec celle qu’il venait de finir, jeté l’ancienne avec sa braise très haut au-dessus du parapet, et parlé d’une voix blanche en dessinant de nouveau des petites figures circulaires dans le sable. Ce jeu d’écolier, comme la marelle des cours de primaire où l’on perd son tour pour avoir mal lancé son palet, Annibal en démontra la sévérité. Tout, dans cette affaire de lettre tant attendue, de petites gens payées pour décoller l’enveloppe à la vapeur en cuisine une main sur les fesses de la bonne, de sycophantes et de croyants intransigeants dans les vertus de la politique, tout était sévère. Il expliqua comme s’il avait été sur une estrade en bois avec un tableau noir derrière lui, et même dans la cour où les coups bas peuvent facilement tomber, pourquoi Silvia n’en maîtrisait pas les règles. Silvia, comme on dira plus tard pour faire moderne et l’excuser de tragiques bévues, avait tout faux. Et cela durait, expliqua-t-il en dessinant un carré avec le pied, un assez gros carré au périmètre fin et précis à cause du fer au bout de la semelle, cela durait à vrai dire depuis qu’elle avait prétendu être la responsable des escapades à Vulcano, alors qu’elles étaient l’œuvre personnelle de Scipion et de lui seul, comme il apparaîtrait un jour dans Toast. Zeferino aurait pu rectifier et rappeler qu’Annushka était la seule responsable de ce mensonge. Silvia s’abstint de le faire remarquer ; elle laissa faire. Annibal s’amusa à mettre à mal cette intimité que Silvia ne pensait pas avoir mérité le moins du monde, qu’elle avait au contraire reçue gratuitement des mains et des lèvres généreuses du très jeune Scipion, puis de l’adolescent aux jolies boucles, quand bien même il faisait ses petites affaires au bordel, et enfin, continûment, du Scipion adulte qui était resté travailler sagement à Messine bien que son âge aurait pu lui recommander autre chose que d’œuvrer pour la postérité avec un livre. Il lui semblait qu’Annibal regardait maintenant ce travail de haut en prétendant laisser la part belle à Scipion, en homme d’action qui n’aurait perdu une seule minute avec des filles de cuisine bonnes à tourner les confitures, ni avec un esclave collectionneur d’éléphants, moins encore avec des pages recouvertes de notes et de ratures.

Une brise chaude mit leurs cheveux en désordre. Annibal dessina une deuxième figure à l’intérieur de la première et proposa une description de l’Enfer positif — ce furent ces mots — assez différent de celui qu’ils avaient visité ensemble avant l’assassinat. Cet enfer-là était plein d’odeurs, non pas de souffre comme dans les mauvaises représentations, mais de pains cuit au four, de tomates farcies et de tranches de veau rosées au centre. C’était un petit enfer bien comme il faut, avec des nappes à carreaux et des lampes à abat-jours froncés. Silvia aurait voulu en rire, mais elle pensa à la peine que ressentirait Scipion s’il avait vu Annibal discourir comme il le faisait maintenant sur la terrasse du Pincio.

Ce soir-là, alors qu’Annibal se laissait aller à des explications prononcées avec l’intention manifeste de couper la parole et de dire des choses banales, compréhensibles par ceux qui passaient derrière eux sur la promenade, ce soir-là, Scipion rendait visite à son père dans l’hypogée gardée de jour comme de nuit par un jeune garçon fidèle à la famille. Il restait parfois jusqu’à une heure seul devant la tombe, puis remontait s’asseoir dans l’antichambre pour partager avec lui une flasque de vin d’Avola et de petits artichauds fermes, encore tièdes, violets au centre, dont presque toutes les feuilles étaient bonnes. Il n’y avait rien à jeter, on pouvait sucer ses doigts et garder le bout piquant des premières feuilles dans l’autre main pour les jeter ensuite aux cochons. Comme tout était bon dans ces petits légumes si simples, si vrais, d’une taille humaine puisqu’ils tenaient dans la paume à la différence des plats de l’Enfer positif décrit par Annibal qui voulait que tout le monde mangeât exactement la même chose avec une délectation ostentatoire et bût le même vin en carafe, les hommes et les femmes assis côté à côte, serrés si possible, aux grandes tables communautaires de toutes les places d’Italie. Quelle différence avec ces fastidieuses agapes, au point que Silvia finit par lui demander : « Mais qu’est-ce que ça peut bien te foutre, bon Dieu, ce que les gens mettent dans leur assiette ? »

Alors, Annibal avait jeté la cigarette à moitié consommée au centre du carré parfait dessiné avec le fer de sa chaussure. Il avait baissé la tête et était reparti sans répondre, convaincu que le voyage de Silvia était finalement une erreur. Ses cheveux luisants et son dos imposant s’étaient fondus dans la pénombre de la colline impudique, satisfaite que la nuit fût jeune encore. Combien de visiteurs jusqu’au matin ? Des dizaines. Silvia n’aurait su dire pourquoi elle s’imagina qu’Annushka était là elle aussi, à quelques mètres de la promenade où l’on venait de lui signifier combien sa démarche était vaine. Elle n’aurait su expliquer pour quelle raison Annushka serait venue dans ce jardin visité de corps sales qu’Annibal aurait volontiers châtiés à coup de trique après un bon repas de simple cuisine familiale. Elle redescendit par où elle était venue, pour la chercher entre les ombres, plutôt que par le grand escalier qui l’aurait conduite sans encombre à la place, et sur les marches duquel elle aurait bien pu la croiser. Il était difficile de la retrouver parmi les visages faiblement éclairés par l’incandescence des cigarettes, les épaules dénudées rapidement recouvertes d’un châle, les couples défaits, refaits, de nouveau désunis, plus ou moins reconstitués ailleurs l’instant d’après.

Silvia regagnait la ville, en bas, au prix d’un long calvaire, comme si elle avait été le seul objet, rare et convoité, des sifflements, des rires et des injures, et que le frou-frou des jupons en satinette fût le sien, à la fois démultiplié par l’écho et étouffé par l’épaisseur du feuillage. La nuit était tiède, on entendait des râles, des pleurs, des piétinements qui s’efforçaient de paraître anodins, et parfois un fier-à-bras au grand cœur qui intervenait pour sauver un visage ou un ventre d’un mauvais coup de couteau. Quelqu’un avait apporté un saxophone ; un autre récitait à voix basse sa prière du soir ; un troisième, adossé à un palmier solitaire, cria « Violaine, mais qu’est-ce que tu fous, bon Dieu de merde ! » « Ah non, pas de ça quand on prie ! » avait répondu un troisième assis sur un banc avec un plaid à gros carreaux jaunes qui lui cachait les cuisses. Sa voix était ferme et jeune. Le saxophone avait aussitôt approuvé. Silvia croisa une fillette qui se repoudrait en sortant des jardins. Elle lui trouva l’air dépité de quelqu’un qui doit monter à pied le chemin que tout le monde s’amuse à descendre à bicyclette. Ces vies, pleines de trous et de bosses, elle m’en parla à son retour, ou plutôt les imagina-t-elle avec une certaine morosité mâtinée d’impudeur, en grande partie, je crois, parce qu’elle vit la fillette s’agenouiller dans un coin pour satisfaire deux messieurs d’un certain âge. Elle la retrouva une heure plus tard, assise par terre au pied de l’obélisque de la Piazza del Popolo, une part de gâteau dans la main, abîmée dans la lecture d’un tract. La beauté de la petite l’avait frappée, ses jambes fermes aux muscles longs, ses yeux bleu marine comme au moment où la nuit tombe, sa manière de tenir la tête haute, de manger sa part sans faire de miettes sur la place déjà recouverte de mégots, de papiers gras et de tracts froissés. Elle était assise là comme dans le fauteuil capitonné d’un salon de thé, les genoux serrés, ses socquettes blanches immaculées tirées à mi-mollet, sans une tache sur les lèvres et le menton tout propre bien qu’elle n’eût point de serviette à sa disposition. Elle se leva, gratifia Silvia d’un clin d’œil complice et disparut dans le café familial pour récupérer une deuxième tranche.

 

6

 

Silvia croisa sans le voir Zeferino Arcuelo qui attendait l’ascenseur à l’étage. Elle fit quelques pas dans le couloir en direction de la chambre. Le bruit des conversations passait parfois l’épaisseur des murs ; ses pas étaient mesurés, leur bruit étouffé par la grosse moquette bouclée. Elle goûta avec candeur ce demi-silence feutré et convenable. Une vie tranquille sans incident ni brusquerie prenait son temps derrière ces portes. Tout le laissait croire : la lumière tamisée des candélabres électriques, les fleurs fraîches arrangées dans les vases posés sur les guéridons alignés semblait-il à l’infini, chacun avec son miroir ovale. Annushka avait dit onze heures. Silvia s’arrêta pour remettre du rouge sur ses lèvres et ses joues ; elle enleva ses chaussures et les glissa dans les poches de sa gabardine. Elle aurait pu les retirer dans la salle de bains de la chambre ou bien tout de suite en entrant ; quelques mètres auraient fait la différence, mais l’idée de s’exposer au regard d’inconnus qui pouvaient passer dans le couloir pour descendre au restaurant ou sortir faire une promenade, peut-être à celui d’une femme de chambre rapportant un vêtement repassé, l’amusait. Les clients l’aurait épiée en désapprouvant, les employés auraient dû tourner la tête ou baisser les yeux. Mille petites idées tourbillonnaient sans qu’elle le cherchât vraiment, à vrai dire comme si une seule et unique image se transformait à force de retournements et de sauts périlleux tant l’élasticité était grande. D’abord la lenteur de son voyage en train, émaillé de rencontres fortuites et de somnolences, la patience de Scipion resté assis tout son soûl à Messine, l’injustice des propos d’Annibal prononcés là-haut, chaque élément renfondu au premier plan d’une seule fresque avec pour fond la débauche au grand air des collines du Pincio. Elle se mit sur la pointe des pieds pour mieux observer son reflet. Toutes sortes de fioritures annexes venaient décorer cette image, passant de l’une à l’autre de ses facettes sans discernement : la vieille dame montée à Naples ramassait son mouchoir, accroupie sur le sol du compartiment comme l’enfant à la tranche de gâteau sur la Piazza del Popolo lorsqu’elle avait empoché son tract ; Scipion installé à son bureau fredonnait l’air du saxophoniste. Des miettes de gâteau se prirent dans la dentelle du mouchoir, la petite musique de jazz adoucicait le discours du tract sur lequel chaque phrase, chaque mot, avait l’air d’un titre imprimé en corps gras, d’un avertissement, d’une semonce. Les pins du Pincio perdaient leur écorce comme les reptiles leur ancienne peau, et sur la nouvelle enveloppe lisse et pâle des arbres centenaires on pouvait lire ces titres funestes comme s’ils avait été taillés avec un canif. Les points d’exclamation semblaient des taches de gras. La typographie, vulgaire et tapageuse, fascinaient la fillette. Elle agita le tract dans les airs comme on agite une crécelle de manière que Silvia tourna la tête dans sa direction.

Il lui sembla qu’une porte s’entr’ouvrait, que le carillon de l’ascenseur sonnait. Un éclat de voix partit du fond du couloir, ou plutôt un rire qui aurait pu être celui d’Annibal s’il s’était conduit comme il l’aurait dû, accoudé avec elle au garde-corps en surplomb de la Piazza del Popolo. Rome était complice de forfaits et de mensonges inattendus, voilà ce qu’elle avait constaté. Elle était venue faire l’éloge de Scipion, avait pensé le faire avant de recevoir la lettre d’Annushka, n’avait pas eu le plaisir de dire que c’était elle qui avait pris la décision sans qu’on lui demandât rien. Quelle étrange réponse n’avait-elle pas obtenue. Quelle absence, quelle déconvenue, quel silence dans ces mots détournés de leur sens. Seule Annushka restait Annushka et rien d’autre, sans personne pour la déformer ou la trahir. La moquette de la chambre serait-elle aussi épaisse que celle qu’elle caressait maintenant en recroquevillant les orteils ? Comme attendre sans lui parler était impossible et qu’elle devait s’ennuyer de la voir tarder, Silvia rangea ses affaires dans son sac, glissa sans bruit jusqu’au bout du couloir et sonna.

Annushka ouvrit tout de suite ; elle tendit les bras, et une fois que Silvia les eût acceptés, elle lui donna ses joues, sur lesquelles coulaient de de toutes petites larmes salées, puis son cou, qui sentait bon la poudre de riz. Les narines de Silvia en étaient pleines, chatouillées et caressées par leur parfum sucré. Annushka la laissa éternuer. Donc, se dit Silvia en mode réfléchissant, je peux rester la tête penchée contre cette nuque si tiède — chaude, à vrai dire, maintenant que sa joue s’était installée dans son  creu —  et ce « donc » avait à la fois valeur d’explication et d’impératif. Elle s’abandonna sans crainte à ce plaisir, les retrouvailles tardives étant par nature aveugles et permissives. La main d’Annushka emmêla les cheveux qu’elle avait peignés pour sa rencontre avec Annibal, les enroula en désordre, par jeu, entre ses doigts. Le temps que Silvia éternuât une deuxième fois, une mèche s’était prise dans sa bague. Annushka prit ses aises pour s’en dégager et lorsqu’elle y fut parvenue, elle prit la tête toute amollie de son amie dans ses mains et l’observa de près comme on observe une sculpture ancienne et précieuse confiée à grands risques.

« Alors, tu as mis tout ce temps ? » murmura-t-elle les yeux grands ouverts. Silvia avait du mal à désserrer les lèvres. Elle aurait voulu les poser encore dans le creux si accueillant, si propre aux confessions, les offrir une deuxième fois en aveu d’impuissance. Annushka le lui défendit en la tirant par le bras en direction du salon. Les portes-fenêtres étaient entrouvertes. Un lustre central éclairait toute la pièce. Silvia en fit le tour et se dirigea vers le balcon.

« Nous sommes là pour une semaine, expliqua Annushka.

— Et après ?

— Milan. »

Annushka avait haussé les épaules. Il était écrit depuis la mort du père de Scipion qu’ils devaient aller à Milan, peut-être même bien depuis toujours, on le suggérerait plus tard pour insister sur le caractère implacable de cette destination — à Milan, puis à Turin et à Ravenne, dans toutes les villes du Nord. Sans compter celles de l’Est, les grandes comme les petites, jusqu’à Fiume, alors pourquoi ce dépit ? Ou bien Silvia se trompait-elle et s’agissait-il de tout autre chose, d’une lassitude semblable à celle qui prenait Annibal de retour de la course lorsqu’il étirait un bras en direction des Alpes et détendait ses jambes de manière qu’un talon effleurât l’ancienne Carthage.

Elle s’assit sur le canapé, Annushka vint la rejoindre.

« Nous pouvons faire monter un dîner, si tu veux. » Silvia acquiesca d’un sourire, et c’est à partir de ce moment que, sans que rien ne fût encore écrit  — il fallait attendre le lendemain que Silvia m’envoyât un télégramme ­—, je cessai de tergiverser sur l’affaire des pachydermes. Tout le contraire. J’en fis une question d’honneur et quand je demandai plus tard au sénat qu’on voulût bien considérer cette possibilité comme digne d’attention, la voix de Scipion père parla à ma place dans l’hémicycle. J’ouvris la bouche, je levai les bras pour donner du volume à mes paroles, mais c’est lui qui prononça le discours. Lui et personne d’autre, l’homme tué d’un vilain coup de hache. C’est d’ailleurs une chose moins extraordinaire qu’il n’y paraît ; il ne faut voir là aucune impudence. Souvent un père, un ancêtre, une muse, que sais-je ? pourquoi pas l’une de ces créatures moindres croisée aux Enfers, utilise notre corps comme un instrument et de drôles de musiques en sortent, tout à fait inattendues. C’est là une très bonne chose, car c’est à la mélodie du discours qu’il faut s’attacher avant d’en considérer le contenu. Mon âme commençait à être naturellement disposée au devoir, encline à punir ses égarements anciens. Je m’étais abandonné, et bien… hum… j’allais me contraindre, et la contrainte serait plus furieuse que l’abandon ; par quoi, loin de m’asservir suite à des conseils de bon ton prodigués par je ne sais quelle autre âme bien née en mal de disciples, je me libérai au contraire des mauvaises influences et me flattai déjà d’être enfin devenu responsable. Et là, oui oui, assis à mon bureau, pendant que les deux amoureuses trinquaient au champagne, je me félicitai, ivres pour elles, d’être enfin si prompt à la discipline.

Car figurez-vous que Silvia m’avoua dans son télégramme qu’elles s’étaient pochetronnées. Elle inventa ce verbe, ce qui voulait tout dire. Non pas dans l’intimité d’un chez-soi, non non non, à l’hôtel, mes aïeux ! Était-ce possible ? Pire, c’était vrai. Elles avaient vidé des bouteilles et refait le monde, autrement dit expliqué avec force raisonnements et syllogismes tirés des Grecs combien la conduite d’Annibal avait été jusqu’ici exemplaire et l’imprudence de Cornelia un rien néfaste, de manière que ma réserve à quitter le bureau avait du bon. Défier sa mère — tout le monde finirait par en profiter. Cet enchevêtrement de motifs et d’excuses, à la construction duquel, si j’avais bien compris, Silvia avait participé sous l’emprise de l’alcool, ce réticule dont le point central n’était autre que le succès d’Annibal, nous prenait dans ses mailles. Le destin commençait à nous mener par le bout du nez. Je veux dire qu’il le faisait sérieusement plutôt que métaphoriquement. Ces jolis petits nez de jeunes filles gracieusement ennivrées, ceux des fâcheux, cassés à coups de bâtons et réduits en puple violacée, les nez de fouine des sycophantes, le nez Bourbon de l’ambassadeur de France, tous avaient fixés dans leurs narines un fil solide et invisible qui les tirait tantôt de gauche tantôt de droite et leur faisait faire sans même qu’ils s’en rendissent compte, des zigzags, des sauts de chats, des tendus et même, pour les plus souples, des sissonnes. Il fallait voir la souplesse de ces messieurs, et ce soir-là, alors que je consultai les oracles en compagnie de Moricaud, celle de nos amoureuses dont le dos glissait peu à peu du canapé vers la mollesse des poils du tapis. Encore étaient-elles dans l’intimité. Mais les autres, ah ! les autres, tous ceux à qui l’on recommandait de penser ceci, de croire à cela et d’y aller franco pour l’exprimer, il est difficile aujourd’hui que Toast est écrit, de s’imaginer ce dont ils étaient capables, seuls, en petit comité, en groupe, en masse, à l’unisson sur la place publique, au forum, dans les gares, sur les routes de campagnes, dans les stades de football et même au bord de la mer où on pouvait au moins se laver les mains après à l’eau naturelle. Tandis que de son côté, Scipion gardait une certaine réserve et mitonnait avec Moricaud une petite affaire de pachydermes en bronze et ivoire pas piquée des hannetons. Pas une gaminerie, vous dis-je, un bijou, qui sauverait peut-être Annibal d’une aventure qui commençait à sentir la débâcle. C’est cet autre mot qui me fait dire que la chute était proche, cet autre mot dans le télégramme, qui venait après l’invention du pronominal « se pochetronner » cherché en vain par Moricaud dans le dictionnaire. Silvia avait ajouté « Rome a un air de fête » avant de signer. Je soupçonnais une erreur, et comme le podomètre de Moricaud, toujours assez fiable, indiquait que nous nous éloignions des réjouissances, finalement, un mensonge. Non pas un mensonge par omission, encore moins un mensonge interessé, non, plutôt un mensonge par osmose. Que disaient les entrailles du cochon de lait que Moricaud nous avait préparé à la broche ? Que les fêtes auraient bientôt un goût amer. Et l’amertume, l’amaritudo n’était pas celle, légère, des endives, ni celle qui fait tourner les vins. Non non, c’était le mélange de tristesse, de rancœur et de dépit qui rend l’injustice commise insupportable.

Silvia et Annushka, succubes impertinentes au repos, vouées aux rondeurs des hanches le temps de cette nuit romaine, rosées aux joues et pâles aux extrémités, faisaient bien les choses. Annibal n’y vit que du feu, fatigué par les réunions et les vins capiteux, un rien déçu par l’ambassadeur et son petit commis, déconfit sur la question des corbeaux, moqué par Zeferino qui n’avait su réprimer un sourire. Il leva les bras pour qu’on l’aidât à retirer son tricot de corps, assis de travers au bord du lit, tandis que Silvia prenait secrètement les escaliers en sens inverse.

Qu’avait dit Annibal, là-haut, au Pincio ? Que Cornelia était une fâcheuse, que son fils avait bien raison de lui résister, qu’il lui serait redevable un jour, à lui, Annibal, d’avoir tout fait pour l’y encourager. Et quoi encore ? ah oui… que ses frères avaient été bien utiles dans l’affaire Scipion.

Que diable…, se disait Silvia en sortant de l’hôtel, ils avaient trouvé le sourd muet dans un établissement miteux de la via Consolare Pompea, une ancienne biscuiterie qui donnait un parfum de farine sucrée aux relents de mauvais vins, un idiot qui aurait pu à la rigueur signer d’une croix une déposition dictée à un autre imbécile de son espèce, quoiqu’alphabétisé. On ne lui avait pas donné cette chance, bien sûr que non, réfléchit Silvia en traversant la rue, l’aîné l’avait faussement surpris aussitôt l’acte commis, le temps que les deux autres courussent tout Messine pour annoncer le meurtre, le temps pour nous de revenir de la Punta. Les esprits qui s’enflamment, Cornelia qui s’effondre, la punition, l’agitation du peuple, tout ça, tout ça, une vieille histoire, avait commenté Annibal, le pied agité et la Muratti Ambassador pendouillante au bord des lèvres, avant de demander comme en passant, au fait, mais oui, au fait, comment allait Scipion.

Bien, avait répondu Silvia, très bien, même. En pleine forme, mon cher, assis à son bureau. Au travail.

 

TROISIÈME PARTIE

 

 

1

La lettre, d’abord. Je l’ai gardée. Que oui ! Comme un roi déchu garde son spectre ou une cuisinière à la retraite sa batterie de cuisine. Que faire d’autre ? Sait-on jamais, malgré les dissemblances…

Ma chère Silvia,

Il y a à l’hôtel une femme qui te ressemble. Je l’ai croisée une première fois hier matin dans le hall, puis une deuxième, en fin de journée, sur la véranda. Elle tournicotait devant la baie ensoleillée et sa bouche s’ouvrait et se fermait avec indiscrétion pour une petite crapule mal fagotée. La crapule avait les mains enfoncées dans les poches. Un foulard de soie rebiquait en l’air n’importe comment et retombait d’une manière particulièrement désinvolte sur le col de sa veste. J’aurais dû dire « allons marcher un peu, l’air ici est irrespirable », mais je n’ai pas osé. Évidemment je n’ai pas osé ! Tu t’imagines ? Qu’est-ce que j’aurais fait après ? La petite frappe est repartie la tête haute. C’est comme ça qu’ils font, maintenant. La femme s’est installée dans un fauteuil pour allumer une cigarette. Le découragement, puis l’amertume, ont terni son visage.

J’aimerais que nous soyons à la Noël. Plus qu’un mois. J’ai hâte. Hâte de quoi ? me diras-tu ; tout va si vite depuis que nous nous sommes retrouvées, même si ce n’est que par la poste. Je devrais plutôt être patiente. Je vais te l’avouer quand même : j’ai hâte de jouer. Il me semble que je n’ai pas fait ça depuis vingt ans. Nous avons souvent joué, n’est-ce pas ? Chez toi, chez moi, dans les rues de Messine quand nous étions petites, à la Punta dell’Asino quand tu es revenue du volcan flanquée de nos deux amoureux. Ils avaient une petite mine patibulaire et les pieds en dedans. Comme nous avons ri toutes les deux ! Tu les tenais par la main comme une maîtresse d’école deux garnements prétentieux. J’avais passé une mauvaise nuit, très mauvaise, vous m’aviez joué un drôle de tour. Comme tout cela est loin…

Tu auras droit à un flot de paroles, c’est sûr. Ces choses embrouillées que je veux te confier vont se démêler toutes seules quand nous serons l’une en face de l’autre. Elles sont comme ça seulement sur le papier. Donc (si tu le permets, j’insiste sur le « donc », tu verras bientôt pourquoi), je suis allée m’asseoir en face d’elle sur la véranda et j’ai ouvert un magazine — tu sais, le genre avec papier glacé très épais et de nombreuses pages publicitaires pour des parfums et des fuseaux de marque. Je l’ai vite refermé parce que j’ai vu trembler les pages. Mes doigts… Ai-je jamais été aussi hésitante ? J’aurais dû engager la conversation. C’était facile. Elle a souri. Était-ce une invitation ? Je l’ai cru un court moment. Mes jambes, aussi, étaient toutes molles. Et mes mains, mon Dieu, mes mains… Es war nicht Parkinson, Silvia my lovees war Angst.

Tu veux connaître le menu ? Non, ce sera une surprise. Bien sûr, il y aura du hareng en fourrure. J’ai fait la demande spécialement pour nous. Le cuisinier est un homme gracieux originaire de Saint-Petersbourg. J’aime écrire ce nom, le nouveau m’a toujours donné la chair de poule. Je préfère encore l’oublier et faire comme si Pierre le Grand était assis sur le trône et notre Sicile une belle province de la Grande Grèce, comme si les augures étaient de nouveau propices, comme si Vulcano nous menaçait d’une éruption et que Mademoiselle n’eût jamais connu la petite pimbêche Alessia. Elle me déplaît plus encore aujourd’hui que je suis loin de tout et habituée au froid. Cette petite voleuse. Quel droit avait-elle de…? Peu importe quoi, vois-tu. Tout ce qu’elle a entrepris était un leurre et le résultat de ses calculs une contrefaçon. Si j’avais dit ça à la petite frappe, « allons marcher un peu, l’air ici est irrespirable », ton sosie m’aurait sûrement collé une claque. À une inconnue, mais pourquoi pas ? Elle aurait eu raison. Mieux vaut ne se mêler de rien. C’est ça qui m’a retenue. Que quelqu’un qui te ressemble puisse me gifler m’est insupportable. J’aurais voulu lui en parler, sur la véranda. Mais bon… Qu’est-ce que j’aurais dit ? Tout ça est dans ma tête. Il est grand temps que je renoue avec la réalité. D’ailleurs, je me suis levée quand elle a souri et je suis remontée dans ma chambre pour t’écrire. Je m’arrête là pour aujourd’hui. Baisers.

(Nuit calme. J’ai rêvé de toi, évidemment.)

Je continue ce que j’ai commencé hier soir. La vie, ici, qui aurait pu croire qu’elle serait aussi gaie ? Paisible et gaie à la fois. Je suis prête à six heures. Je fais monter le petit-déjeuner et je bois mon thé sur le balcon face au soleil rouge qui se lève derrière la montagne. C’est majestueux, tu peux l’imaginer. Je n’envoie pas de photo, tu verras par toi-même depuis la chambre d’à côté. Je l’ai réservée. Le point du jour, nous le regarderons ensemble comme nous avons fait tant de fois chez nous et, juste après, le disque énorme qui s’élève, s’enflamme, rosit et rétrécit jusqu’à devenir une pièce de monnaie collée sur la voûte du ciel, un jeton de cuivre astiqué par la femme de chambre. Le balcon est mitoyen ; ou alors tu viendras chez moi. C’est peut-être une meilleure idée. Chez toi, chez moi, quelle différence après tout ? Nous sommes des sœurs, exactement comme Scipion et Annibal sont des frères. Et puis il faudrait une corde pour que le gigolo de ton sosie vienne nous retrouver. Il est plutôt musclé, j’ai vu ça aux épaules, mais nous ne sommes pas dans le genre d’endroit où on vous laisse impunément lancer des échelles depuis les balcons pour aider les petits greluchons à monter faire leur business incognito.

J’ai pensé que nous pourrions faire le tour du lac, un autre jour marcher toutes les deux dans la montagne et prendre le funiculaire jusqu’à San Salvatore. Je me suis longtemps dit que j’attendrai que le divorce soit prononcé pour repartir, le jour où il sera enfin possible de divorcer, mais je ne suis plus si certaine de le vouloir autant. Pour quoi faire ? Pour quel projet ? Je pourrais rester ici. Ce serait même une bonne chose : prendre avec philosophie la nouvelle tant attendue du divorce, comme si elle était banale. Apaisante, mais banale. Inefficace, surtout, il faut l’avouer, c’est pourquoi je devrais plutôt renoncer : Annibal fait partie de moi, avec ou sans la paperasserie qui dit que nous sommes mariés, en dépit de celle qui dira peut-être un jour que nous sommes divorcés. La présence réelle d’Annibal dans mon être, de la tête aux pieds, ne fait aucun doute. Ne me dis pas ce que tu en penses dans ta lettre. J’aime mieux que ce soit de vive voix. Je t’imagine m’avouer que tu es d’accord avec moi, mais si c’est pour mentir comme tu faisais si bien avec Scipion quand il s’est mis en tête de tout raconter au fur et à mesure par le menu, comme tu fais peut-être toujours pour le taquiner, alors non. J’aime mieux encore une vérité franche et désagréable.

Et puis n’exagérons rien. Il y a aussi de bonnes nouvelles. Je dois avouer que cette femme m’a surprise avec sa sincérité. Me dire à moi, sans qu’un mot soit prononcé, que je n’avais qu’à m’asseoir en face d’elle, que je ne dérangeais pas le moins du monde, que nous pouvions… enfin… que tout était possible ici. Sans a priori ni réserve. Une rareté, tu ne trouves pas ? Je t’en parlerai mieux demain quand j’aurais fait le premier pas, et puis je donnerai ma lettre au concierge pour la poste, ou alors, c’est idiot, tu arriveras ici avant qu’elle arrive chez toi.

Aujourd’hui, je vais marcher seule en direction du lac. Je m’assieds toujours à mi-chemin sur un petit banc de pierre plutôt curieux, fait pour une seule personne, sur lequel, c’est drôle, quelqu’un a gravé les initiales S. S. A. A. au canif. Je pose ma montre à côté de moi et je pense à Annibal pendant un quart d’heure. Je repars quand c’est fini. Parfois, c’est rare, je rebrousse chemin, mais généralement je vais pour de bon jusqu’au lac. J’enlève mes chaussures, je trempe mes pieds dans cette eau suisse si bleue, presque blanche quand les nuages moutonnent au-dessus avec lenteur. Froide et bienveillante. Une eau de promission. Je l’aime aujourd’hui plus que je n’ai aimé l’eau de Messine, c’est dire, mais aussi plus que je n’ai aimé l’eau citadine des fontaines de Rome, l’eau verte de l’Adriatique qui lutte sans espoir contre Venise, l’eau gelée des petits cours d’eau du Val d’Aoste. Mes pieds rougissent, personne n’est là pour les réchauffer quand je m’assieds de nouveau. Je les masse doucement, même quand il pleut. C’est souvent une petite pluie fine, une vapeur fraîche qui descend de la montagne et mouille l’air sans y toucher, dépose sur les gentianes et les primevères des gouttes imperceptibles. Je sais qu’il fait mauvais sans lever la tête, parce que je passe ma main dans l’herbe. Elle porte l’eau du ciel avec résignation sur le faîte minuscule de ses brins serrés, et comme un regard ou une voix humides cèdent d’un coup au poids des larmes ou au regard d’un ami, l’herbe s’affaisse avec candeur sous la caresse de ma paume.

Il y a, dessous, cette terre meuble et grasse qui est la mienne depuis dix ans. Je n’ai jamais pleuré ici. J’ai bien trop pleuré à Rome, et à Fiume au moment de la défaite, alors qu’on jouait encore tous les jours la musique de la victoire dans les rues. Tu n’as pas connu, toi, ce tintamarre affreux. On avait dit à Scipion que la musique serait splendide, qu’elle entrerait dans les cœurs, que les enfants aimeraient sans mesure la mélodie des flûtes, la fierté des trompettes et l’appel des tambours. Annibal n’y a pas cru aussi longtemps que lui. Il s’en est méfié avant tout le monde. Il avait raison et nous l’avons lâché. Je dis « nous » parce que moi aussi, à ma manière, j’ai trahi. Tu n’as pas vu ceux qui roulaient par terre dans leur diarrhée et les garçons en culotte courte, debout en rang à les regarder, pleins de rires, de larmes et d’une funeste incompréhension. C’était honteux, tu le sais comme moi, mais d’une autre manière car, moi, je l’ai vécu. Ces visages tuméfiés, ces regards perdus, les paupières bouffies, le sang qui colle aux chemises ouvertes. Et puis la merde sur les trottoirs, sur le sol des cafés, l’essence mélangée au ricin pour les plus réfractaires, le bâton qui tombe sur les côtes, le dos, le crâne, remonte d’un coup sec entre les jambes. Des quarts d’heure entiers sans faiblir, dans les parties, le foie. Quand il éclate, les yeux s’écarquillent un court instant et se referment d’abandon comme dans l’amour ; l’esprit, sans attache, vacille. Que pourrait-il faire d’autre ? C’est bien pire que pour le père de Scipion qui, au moins, est tombé du premier coup sous la hache d’un imbécile. Respirons, Silvia ! Asseyons-nous dans l’herbe, respirons l’air des Alpes, espérons qu’un jour une âme généreuse nous fera grâce ! Baisers. Baisers encore. Deux fois.

(Deuxième nuit réparatrice. Petit commentaire rien que pour nous deux : décidément tout vient en double. Aïe, je me répète !)

C’est sans doute parce que je t’écris que je dors si bien. Il faut que je te raconte hier soir avant de déposer ma lettre. Il est arrivé quelque chose d’extraordinaire. Je suis revenue de ma promenade, j’ai pris un bain et je suis descendue siffler une coupe sur la véranda avant le dîner. La petite crapule était là avec un homme plus âgé, je dirai d’une soixantaine d’année, peut-être même d’une septantaine, vraiment élégant. Il portait le genre de costume qu’on faisait couper sur mesure à Milan chez Prandoni avant la guerre, et des chaussures au glaçage impeccable qui auraient plu à Mademoiselle. (Dans le genre des pompes sur mesure de Louis-François-Armand de Vignerot du Plessis. Il y avait un portrait de lui, un portrait en pied comme disent les français, dans les salons d’apparat de l’ambassadeur de France ; je t’en avais parlé à l’hôtel à Rome ce soir-là, ça me revient, mais peu importe). Il y avait un siège libre, probablement destiné à celle qui te ressemble étrangement, alors j’ai choisi la table d’à côté et je me suis assise de façon que nos jambes puissent se toucher quand elle viendrait nous rejoindre. Pour que les miennes puissent être dérangées. C’était ça le truc. Il disait à cet homme plus âgé « vous comprenez, n’est-ce pas ? Je suis le fils du directeur d’une banque catholique ». Alors ça ! Je n’ai pu m’empêcher de sourire. Les banques catholiques d’une nation catholique seront bientôt dirigées par des hommes trop jeunes qui portent des foulards ridicules, éconduisent en public des femmes qui pourraient être leur mère et fument des Muratti Ambassador filtre. Est-ce que ça ne te rappelle pas quelque chose ? Elle est venue, bien sûr, et m’a honorée d’un petit signe de tête avant de s’asseoir, comme quelqu’un qui sait — je veux dire par là qui sait tout, absolument tout ce qui fut, est et sera, dans le désordre si nécessaire, comme quelqu’un qui marche pieds nus par tous les temps, et qui, en bonne sibylle, aurait pu nous gratifier d’un rameau.

 

Bref. Le croiras-tu, ma chérie ? Elle nous a rejoint comme prévu, a enlevé ses chaussures et posé sur la table basse un bouquet de feuillages, enfin plutôt du feuillage destiné à parfaire un bouquet qui n’était pas là. Ou pas encore. Un bouquet pour qui ? Pouf ! Mystère et boule de gomme ! Ce n’est que le début. Je l’ai vu replier ses jambes sous le fauteuil et retirer ses escarpins en veau retourné du bout des orteils sans faire de bruit. Elle massait le pied droit avec le gauche, puis le gauche avec le droit. Note bien le résultat de mes observations. Je suis partie du contour potelé des chevilles (on devinait à peine l’os), remontée le long du mollet, et comme la robe était coupée au-dessous du genou, elle a fait glisser le tissu vers le bas des cuisses en se penchant pour s’approcher du briquet manipulé par la crapule. Le galbe de ses jambes est celui des nageuses. On le devine sous l’eau, on le découvre à l’air libre, exactement comme sur la plage de la petite crique avant la Punta del Assino. Tu vois ce que je veux dire ? Les gouttes descendent en roulant vers les pieds et si la peau a bruni au soleil, les creux et les pleins se dessinent différemment, à la piscine, sur le sable, au sortir de la douche. Là, sous le siège du fauteuil, ses jambes, parfaitement parallèles comme avant le plongeon, étaient très pâles. Une ombre bleutée partait des genoux en direction des pieds, et comme elle se penchait de nouveau pour ajouter « Mais non, mais non, qu’est-ce vous me racontez ? pas du tout » avant sa deuxième bouffée, cette ligne s’est assombrie. Je l’ai vue s’approcher du jeune homme rien qu’avec le torse, sans bouger le bassin, comme si elle refusait d’abandonner le confort de son siège.

Lorsqu’elle l’a retrouvé, le dos mollement reposé contre le dossier, il faisait la tête et l’homme plus âgé avait l’air un peu surpris. Il avait sans aucun doute de bonnes raisons de l’être. Un petit gars aussi sûr de lui inspire de la méfiance. Surtout qu’ils sont fortiches pour tirer leur épingle du jeu dans les circonstances les plus hasardeuses. Souviens-toi de ces gens moindres qui ont trahi Annibal. Des petites choses, des putains, c’est le mot juste. Ils ont pullulé, se sont reproduits comme des cafards. J’ai compris, le temps qu’elle savoure cette sortie bien sentie, qu’elle avait besoin de partager un secret, le genre de secret que nous avons toutes en commun, nous les femmes victimes des victoires et des défaites. Peut-être pourrions-nous en parler avec elle lorsque je te la présenterai. C’est dire si je tiens à toi, à nous deux, à nous toutes. D’ailleurs, tu ne sais pas ce que j’ai fait ? Je me suis arrangée pour dire « Messine » un peu trop fort de manière qu’elle m’entende. Pourquoi ne pas essayer ?

Voici comment. J’ai tiré un agenda de mon sac, le genre de chose qu’on fait facilement dans un hôtel quand on est seule, et j’ai commencé une liste. Une liste touristique, tu vois ce que je veux dire ? Avec les choses à visiter. Ports de pêche, criques, volcans, temples, chemins de douanier, et dans ma liste il y avait Messine. Quand j’ai dit ça, comme une femme esseulée qui révise presqu’à voix haute les endroits qu’elle va visiter pour enfin sortir de son hôtel, un établisement qui ressemble après tout à un sanatorium de luxe, le sosie s’est retournée vers moi et a répondu en souriant (oui, répondu, j’insiste) « C’est ma ville ». Et là, non seulement j’ai senti qu’il fallait en finir avec ce sanatorium, que dis-je ? avec cette prison, mais aussi qu’elle allait m’y aider. Tout le contraire d’hier. Elle éprouvait le besoin de s’éloigner de ces hommes épouvantables, de les quitter pour toujours, de les laisser à leurs calculs. J’avais envie de l’embrasser. J’ai l’impression qu’elle a une poitrine magnifique.

Je te vois venir. Tu peux être rassurée. C’est tout à fait différent des cas où j’ai cru bêtement que les gens allaient nous prêter main forte. Que dis-je ? Des cas où j’ai pensé qu’on aurait pitié de nous. On nous aurait volontiers laisser mourir de froid, Annibal et moi, en plein janvier au fond des Alpes quand nous essayions de gagner le Tyrol. Nous voulions seulement échapper à la déroute, vendre les éléphants de bronze du petit affranchi de Scipion pour nous en sortir. Mais je ne vais pas m’avancer inconsidérément. Je regarde les montagnes par la fenêtre et, finalement, je suis encore méfiante. On nous a fermé la porte des refuges, répondu exprès dans des patois incompréhensibles, refusé un verre de lait, un quignon de pain. Aujourd’hui ? Aujourd’hui, j’ai de l’argent. Ich habe Geld, viel Geld. Voilà la différence.

 

C’est sans doute une piètre excuse, mais c’est la seule que je puisse te donner : la ressemblance dont je te parle est tellement troublante et la coïncidence de Messine si improbable que j’y vois un augure favorable. Te souviens-tu comment le père de Scipion procédait ? Avec ce que le prêtre lui glissait dans le creux de l’oreille du vol des pies, des corbeaux et des corneilles. Partons à la guerre, disait-il, ou alors distribuons gratuitement du blé. Et aussi avec la voracité des poules, lorsqu’elles se précipitaient en désordre sur les grains jetés à la volée : préparons les navires, hissons les voiles ! Comme si les poules en savaient plus que nous sur la météo marine. À chaque fois, il avait raison, comme tous les autres avant lui au repos dans l’hypogée. Alors ? Faisons de même. Croyons à l’avenir, ma belle Silvia. Il est à nous. Il suffit de le vouloir. Rappelle-toi de qui nous sommes encore les femmes.

Il est tard. Je vais dormir, t’embrasse de tout mon cœur. Et t’attends. Oh oui, t’attends.

Ton Annushka

2

La lettre était arrivée à Messine le jour du départ. Sa destinataire l’avait lue toutes affaires cessantes avant les journaux du matin, comme autrefois la petite note sommairement gribouillée qui l’avait convaincue de partir pour Rome coûte que coûte. La note, bien sûr, était de la main d’Annushka, brève et précise, tout à fait sans son style quand elle devait s’adresser à Silvia. Elle n’était pas très différente des mots portés en secret par un domestique du seuil de la chambre d’Annushka jeune adolescente à la porte d’une Silvia du même âge.

Mais cette longue lettre de vingt ans sa cadette était d’une autre facture : hachée, impétueuse. Il était difficile de reconnaître celle qui l’avait écrite. On aurait preque répugné à le faire. Les précautions, volontiers, faisaient valoir leurs droits. D’abord, « siffler une coupe » étaient à n’en pas douter des mots appris dans de bien curieuses circonstances. Idem pour d’autres raccourcis et inconvenances de style. Annushka aurait pu boire un verre d’un trait et rejeter la tête en arrière d’un air tragique, mais le confier de cette manière semblait affecté et impudique. Avait-elle par hasard imité le sosie ? L’exagération tout autant qu’une certaine complaisance avaient étonné Silvia.

Bien qu’elle semblât au premier abord indigne de Toast, je consignai la lettre entière sans rien changer ni porter de jugement, convaincu par cette voix qui la lisait devant moi, familière, équanime, une voix pure qui m’ébouriffait l’esprit et me recommandait d’y mettre de l’ordre sans préjuger de rien. Silvia m’avait fait la lecture avec retenue, en passant presque sous silence l’affaire des jambes qui se touchent et des pieds qui s’évadent de leurs chaussures. Elle avait réprimé une envie de sourire. Sa voix était tombée à l’instant précis où la pseudo-Silvia des alpages massait le dessus du pied droit avec la plante du pied gauche. Puis la voix avait repris ses droits et prononcé chaque mot distinctement pour l’affaire des contempteurs d’Annibal, de même quand il avait été question de la poitrine dudit sosie (entrevue ou plus probablement soupçonnée, mais rien de plus). Ceux qui avaient retourné leur veste et compromis Annibal sans sourciller méritaient une récitation à voix haute et nue. Tout dans la manière de lire de Silvia disait que le sens de cette lettre n’était pas à chercher dans les mots qui la composaient, que la vraie question était plutôt de savoir si Annushka nourissait un projet ou faisait preuve de nouvelles dispositions. Puisqu’elle n’avait encore rien produit qui pût le prouver, on aurait dû lui demander, par indulgence sinon par curiosité, à quoi elle travaillait « en ce moment ». Comme on dit de quelqu’un qui n’a rien achevé de particulier et dont les talents font l’objet de spéculations qu’il « fera son chemin », on aurait pu lui accorder le bénéfice du doute et même oublier les anciennes déconvenues pour ne pas céder au chagrin. C’aurait été une manière de la trouver à nouveau charmante et même, pourquoi pas ? remarquable et hors du commun, mais sans trop s’avancer. On pouvait voir les choses de cette manière malgré son âge, surtout à l’approche de Noël, par prudence et mansuétude. Quant à l’aveu du sommeil retrouvé grâce à ces nouvelles confidences, le rappel de l’hypogée, des corbeaux et des auspices, Silvia avait choisi un ton neutre, la voix qu’on prend pour lire un rapport ou des minutes. Elle conclut avec un « Oh oui, t’attends. Ton Annushka » plutôt aseptisé. Le dire avec euphorie comme pour annoncer un triomphe aurait été une erreur.

Sciption, réfléchit-elle aussitôt sa lecture finie, inséparable de sa Silvia jusque dans l’imagination d’Annushka, va maintenant choisir une cravate un peu rare, avec des pois en ligne, pour corriger l’impertinence de ce courrier suisse. Quelle volupté dans ce discernement tout spirituel ! Je tombais d’accord avec elle, les deux créatures étant faites d’une seule matière insécable malgré la différence de sexe. J’en trouvai une en grenadine de soie dans le tiroir où elles sommeillaient dans l’odeur de cèdre, roulées côte à côte comme des serpents (des faux — les vrais s’enroulent en vrille avec leurs frères.) Fond bleu marine, pois sang de bœuf. Silvia se méprenait rarement quant à la chose sartoriale, aurait refusé comme moi des pois jaune pâle répartis en quinconce. Quelle habileté, quelle adresse dans sa façon de suggérer sans rien dire. À quoi pensais-je en toute liberté, dispensé du choix ? À cela, très exactement : je sortirais le premier pour ne pas assister à son départ, qui me fendait l’âme, et me vengerais de la douleur infligée en avançant dans les rues sans regarder personne, triste, contrarié, non sans fierté. Seul comme un chien, pourquoi pas ? Je les aime, les chiens, autant que les éléphants, c’est dire, quoi que pour des raisons différentes, les chiens pour la  fidélité proverbiale, les éléphants pour la grace nonchalante. Si je comptais que nous avions deux âmes, comme j’avais fait avec Annibal au fond du volcan, assis dans nos bergères, fendre les miennes m’en donnerait quatre, une pour chacun d’entre nous : S, S, A, A. Pure générosité.

C’est donc dans un état proche de l’éparpillement mental et physique que je croisai Silvia en sortant de la salle de bains. Elle posa son index dans la cuiller de la cravate et le fit monter et descendre tout doucement du côté de l’ongle en signe d’au-revoir. Ses yeux pétillaient ; les pointes d’argent dans le vert de l’iris lui donnaient son air conquérant. « Je téléphonerai le deuxième soir », dit-elle. Pour que je pusse savourer l’attente avec patience, voilà pourquoi. Nous avions le goût des exercices de pur sang-froid, et à chaque fois qu’il nous fallait supporter une séparation, Silvia élaborait un stratagème, parfois le soir après le dîner, ou alors le matin s’il fallait se lever tôt, pour donner au départ un bref élan pathétique. La première lumière du jour glissait alors sur ses cheveux, sa nuque prenait la couleur de l’ambre. Elle allumait la lampe de chevet pour éviter de se cogner contre un meuble. Je le savais au petit déclic de l’olive en bakélite. Lorsqu’elle se levait du lit de manière que l’abat-jour fût sans effet et que l’ampoule éclairât son visage par le menton pour marquer ses traits comme dans un muet le temps d’un dernier regard, invariablement un rituel était proposé auquel que je promettais de me conformer sans offrir de résistance pour sceller la confiance avant sa disparition. Un baiser, plutôt décrit que donné par un imperceptible mouvement des lèvres, une inclinaison de la tête pour glisser un doigt parfumé derrière l’oreille de retour de la douche, mais de manière que l’inclinaison imitât maladroitement une posture de réflexion, l’air de dire faussement « M’en aller m’ennuie profondément, pourquoi y penser ? » — je m’en souvenais toujours après son départ comme de choses qui devait fatalement se reproduite dans un futur proche. Il suffisait d’un mot, d’un coup de téléphone, d’un signe d’Annushka.

Silvia inventait toutes sortes de préambules, de faux-semblants, de jeux qui sont comme les décorations de l’amour, qui l’embellissent et le distinguent d’autres passions fades, moins bien accommodées, vite rehaussées en cuisine de pauvres épices, et l’offrent au jugement de goût de manière qu’on puisse à bon compte estimer son amour raffiné et celui des autres vulgaire en comparaison, indigne du nom. Silvia disait avec des gestes baignés de lumière électrique, orangés et nacrés par un travail de moirure, des gestes qui n’avaient pas encore droit à la lumière plus égale des matinées d’hiver, combien le nôtre était particulier, difficile à décrire, étonnement entier. Cet amour, sanctifié par un sourire à peine esquissé, un regard furtif, une main posée sur l’épaule au moment d’éteindre la lampe, n’avait pas droit à l’erreur. Le tapotement des doigts sur la courtepointe, si épaisse qu’on le sentait à peine, voulait dire par moquerie que j’en étais le gardien.  « Je pars quelques jours, disait Silvia, prends en soin. » Je m’y appliquais, bien sûr, par plaisir du devoir, par abnégation, pour être certain de la revoir bientôt exactement comme elle était sans cesse à l’instant de ces départs finalement si futiles, dont le charme tenait tout entier dans l’idée qu’elle reviendrait, inchangée et impatiente, reprendre la couleur moirée des petits matins des beaux jours. Je m’y consacrais par goût des choses bien faites, répétitives et usées par les câlins de l’habitude, par respect pour le mensonge qui nous laissait croire, Silvia et moi, que nous ne changions pas, que nous restions les mêmes, éternels comme les figures de l’Enfer, qu’à l’instar des corps célestes, nous n’étions pas soumis à la génération et à la corruption des êtres sublunaires. Ce soin qu’il fallait prendre d’un corps sain, jamais fatigué, jamais malade, fraîchement rasé, légèrement parfumé d’une eau de cologne discrète, cette attention dévolue à un amour charnel quoi que visité d’en haut, me ravissait. J’avais un devoir à accomplir, presque une mission civique et, aux moments les plus ridicules, je me faisais un point d’honneur de le tenir au chaud pour qu’il ne pût s’enrhumer. Faiblir ? Überhaupt nicht ! aurais-je répondu avec fierté dans le palace suisse d’Annushka.

Et moi, que ferais-je en l’attendant, à part souligner que je m’étais fait ces réflexions juste après son départ, de retour à la pénombre solitaire de notre lit ? De nombreuses choses, en fin de compte, racontées dans le détail le temps qu’elle revînt de cette expédition alpine qui préfigurait la mienne, les deux conjuguées ayant pour effet de nous ramener tous à bon port. Je laissais Silvia œuvrer la première, ouvrir la voie, prendre un risque. Indéniablement,  retrouver Annuska était la chose à faire.

Ce jour de la dernière lettre — car il n’y en aurait plus, le temps des séparations étant révolu et avec lui le plaisir malheureux du courrier reçu et envoyé —, Silvia se préparait à partir pour la gare avec une rapidité inhabituelle. Avant de rentrer chez nous me remettre au travail, j’allai sans attendre cacher ma peine au croisement des Quatre Fontaines, là- même où le jeune Zeferino pressait autrefois le pas pour attraper son bus dans la fraîcheur matinale. Je restai un moment accoudé à la grille de la fontaine d’Orion, du côté de l’homme allongé, symbole du Tibre — encore cravaté, attristé par le départ, sans goût pour la lumière bleu de Prusse de la fin décembre. Notre hiver était doux, caressé de brises minuscules ; ce bleu, en fin de compte, faisait mal aux yeux. Aussi tirai-je les rideaux une fois la porte du bureau refermée et rêvai-je à mon amour dans l’obscurité, à la tiédeur de sa nuque et à cette vertèbre un peu trop saillante, réfractaire aux fermetures Éclair, toujours contrariée par les décolettés. Comme une protubérance adolescente, elle menaçait tantôt de disparaître sous l’échancrure, tantôt de passer par dessus et de pointer son nez avec insolence à l’attention de ceux qui l’observaient en feignant l’innocence. Ce dos de chat avait en réalité la pâleur du papier vierge et une magnifique absence de grain, comme une soie, une ivoire, un cuir d’agneau souple et poli. Le petit os sous la peau, côté verso, insinuait qu’une beauté plus épanouie était à découvrir. Il suffisait de faire le tour. Côté recto, le visage tranquille de Silvia pouvait se tourmenter pour un rien. Elle tournait la tête imperceptiblement si l’on s’intéressait à ses contrariétés, ou bien la baissait-elle pour calmer l’esprit de révolte. La nuque, derrière, inventive et espiègle, indiquait ces mouvements d’humeur pour qui n’avait pas encore osé s’avancer ou fait l’effort de rejoindre Silvia par le devant.

Je pensais avec mélancolie — une mélancolie toute neuve, bercée par les mouvements du train qui emmenait Silvia vers les Lombards et jusqu’en Suisse — au bleu profond de la mer qui caresse Messine le long des quais. Le bleu des lacs du Nord, plus clair, léger, calviniste, pouvait-il rivaliser avec le bleu émaillé d’or du détroit, un outremer ambigü, tantôt traître, tantôt bienveillant, dont aucune météréologie ne viendrait jamais à bout ? Circonvenir la mer… une farce ! À l’opposé, séduire un lac, apprivoiser ses vaguelettes, rentrer au chaud avant la pluie… voilà à n’en pas douter des entreprises convenables. N’avaient-ils point là-bas des barrages, des bateaux de plaisance avec restaurant et terrasse à pots de fleurs, des pédalos de location ? Bref, les deux amies n’allaient-elles pas s’amuser ? Elles allaient affronter les souvenirs qu’elles avaient peur de laisser dans l’ombre, et même d’oublier complètement, des souvenirs de plus de trente ans, comme si l’oubli était un trou vide de substance. Quelle naïveté. L’oubli, au contraire, forme aux endroits les plus inattendus une bosse, un monticule qui n’a de cesse de grandir. L’oubli est rempli d’impressions somnolentes, de reliques, de stigmates ; chacun de ses recoins recèle une cicatrice. L’une en train, l’autre en véranda, se préparaient à la volupté de retrouver ce qu’elles avaient laissé derrière elles dans le nouvel état sous lequel l’ancien ne manquerait pas de se manifester à coups de petits bienfaits généreux : le goût du savon sur les joues après la course, les mèches mouillées qui tombent toutes froides dans la nuque sous les coups de ciseaux de monsieur Sandro, le coiffeur de la viale San Martino, toutes ces petites délices cosmétiques des matins sérieux et des après-midis de relâche dévolus aux obligations conviviales, mais délices délicates, frictionnées par le plaisir d’une conversation à deux sur… ô oui… sur la terrasse de l’une, ou bien au chaud dans la deuxième chambre de l’hôtel Geist des Waldes. Et là, dans cet établissement de luxe payé avec l’argent durement gagné par Annibal ­— palace que Silvia s’obstinera par la suite à appeler Pensione Spirito della Foresta pour réduire à des proportions convenables le montant extorqué — là, elles feraient le compte des années. Une institution familiale, la simplicité de l’accueil assurée par le mot pensione, il y avait là de quoi rassurer Silvia qui redoutait ces retrouvailles autant qu’elle les désirait. Dans un établissement correct sans prétention, l’onction benigne et cruelle du pardon ferait mieux son œuvre. Annushka commanderait des spritz glacés et des tartines grillées au speck du Haut-Adige. La beauté simple de la forêt serait féconde et la fécondité naturelle, domestique et mystérieuse.

Reclus à Messine, orphelin pour de bon maintenant que Cornelia nous avait quitté, sans enfant puisque Silvia continuait comme une vierge continuelle ou une absinente à ne rien produire, je les imaginais affalées au fond de leurs fauteuils, le bassin inconfortablement glissé trop bas pour le seul plaisir d’avoir les mollets posés en l’air sur le bois bicentenaire de la ballustrade, les pieds nus au-dessus du vide, les chevilles soumises à la fraîcheur hivernale des Alpes. Sans regret, oisives, bâfrant le speck, bavassant contre untel, se pâmant des allures d’un autre, intéressées à deux par toutes sortes de créatures tristement viriles — militaires de pacotille, anciens cadres du parti, hommes d’affaires hâlés en cabine, petits maquereaux drôlement fagotés, les uns comme les autres exemplairement vulgaires. Tout cela, Silvia, seule, l’aurait rejeté. Mais là-bas, sous une bonne couverture à carreaux marron clair, avec une marque rouge imprimée sur les mollets rapport à la rugosité du chêne cérusé de la ballustrade, non. Je connaissais la musique, je savais sans même avoir à l’observer comment ses orteils s’écarteraient par la seule force du rire idiot qui secouerait son ventre et ses épaules, alors qu’ici à Messine, elle aurait tourné le dos, baissé les yeux, fermé la fenêtre. De même aux Enfers, d’ailleurs, où elle s’était révélée géomètre. Je dis « à Messine », parce c’est là d’où nous sommes tous les deux, presque de la même rue pour ne pas dire de la même maison et du même lit, mais c’était bien la même chose aux Enfers où nous n’étions point nés : Silvia y avait fait preuve du même mépris pour les impudeurs et les dissolutions.

Dans le monde d’en bas, elle s’était réjouie des punitions infligées aux cochons de toutes sortes. Dans celui d’en haut, elle nettoyait d’un coup de chiffonnette jetable les poignées de porte qu’ils avaient touché, les chaises sur lesquelles ils s’étaient assis, sans chercher plus loin. Une fois les méchants disparus, elle refermait notre porte avec le talon et laissait faire son corps avec souplesse, parfois sur le ventre, à d’autres moments sur le dos, selon sa façon de s’abandonner, ou alors pudiquement assise, accoudée à la fenêtre, une fois le calme revenu. Elle avait ri du défilé des créatures des Enfers, s’était moqué du style vulgaire, avait ignoré, plus tard, les jeunes animaux qui rôdent sous le couvert de la nuit, les fabuleux carnassiers du Pincio, jamais en mal de sommeil dès qu’il s’agit de punir l’un des leurs. Les victimes du monde d’en bas méritaient peut-être leur peine ; celles qu’on rencontrait au hasard des rues de Rome et des routes de campagne lui semblaient par comparaison presque innocentes de ce dont on les accusait avec tant de facilité.

Je l’avais laissée partir en connaissance de cause. Il était légitime qu’elle voulût revoir Annushka, et bien que cette dernière lettre eût un ton différent des autres, peut-être les premières pouvaient-elles lui donner un autre éclairage. Au fur et à mesure des échanges, le style s’était relâché, toutes sortes de tics de langage, d’ellipses et de sous-entendus avaient pris le dessus sur les premiers embarras, les excuses et les faux-fuyants maladroits, comme si le simple fait d’obtenir des réponses de Silvia les avaient non seulement suscités, mais autorisés. Pour finir, Annushka avait avoué des choses qu’il aurait mieux valu laisser dans l’ombre : les incertitutes d’Annibal, sa défiance croissante, la peur que l’amitié de Scipion pouvait être factice, autrement dit la progression régulière de son manque de confiance. La simplicité des excuses des premières lettres avait fait place à un discours emphatique. Mais avant ce verbe haut et désordonné de quelqu’un qui a bu et veut se faire entendre, que dire de plus des premières lettres, de la première en particulier, sinon qu’elles étaient mielleuses ? Pour ne rien cacher, maintenant que j’y réfléchissais dans le noir à l’aide du souvenir de la vertèbre récalcitrante, la toute première était pateline, émaillée de flatteries, caressante.

Annushka avait expliqué après avoir disparu pas moins de vingt ans comment elle avait pris peur à Fiume, à Salò, à Trieste, à Venise. Tout avait si mal tourné alors qu’Annibal avait cru bien faire. Il avait conduit un bateau à moteur en compagnie de deux camarades dans la baie de Fiume pour faire honneur à la ville, debout à la barre en blazer bleu marine, et heurté un bateau de pêche. Un enfant était tombé à l’eau, s’était pris les jambes dans un filet. Le père les avait retrouvés le soir dans un restaurant du port et exigé des excuses. Annibal les aurait volontiers données pour se débarasser du problème, mais l’un de ses acolytes avait demandé de quel bord était le père. L’homme n’avait su quoi répondre ; il avait regardé ses pieds, puis le blazer d’Annibal avec son écusson cousu sur la breast pocket. Il avait montré la marque sur le front de son fils, rouge et boursouflée comme une grosse couture mal faite. L’homme de main, comme l’avait appelé Annushka, lui avait fait la même avec un canif sorti de sa poche sans même qu’il y eût d’altercation, en pleine rue, contre les poubelles du restaurant derrière lesquelles le gamin était parti se cacher. Puis il avait posé la même question au petit, car tout le monde, avait-il dit, jeune ou vieux, avec ou sans père balafré, devait faire un choix. L’onctuosité avec laquelle Annushka avait décrit la place coquette et fleurie décorée d’une fontaine centrale, et la nouvelle élégance d’Annibal auquel on reprochait parfois le genre anglais, ou prétendument tel, avaient fait sourire Silvia. Vingt ans pour avouer cela… pour un blazer écussonné aux armes d’un collège imaginaire sur la poche de poitrine ou, pire selon Mademoiselle, sur la poche-poitrine, ce breast pocket rappelant fatalement les mises au point dont elle faisait grand cas dans le domaine difficile de la traduction. Non seulement pour un blazaire, comme aurait dit les gens du coin, mais pour un bateau à moteur, paresseux et bruyant.  Si encore Annibal avait pris les rames. C’était donc comme cela qu’elle comprenait leur voyage vers Trieste, comme une promenade estivale, prodigue et légère, émaillée de menus désagréments. Annushka devait certainement mentir ; peut-être, après tout, lisait-on encore son courrier. Cet enfant, dont le front s’était ouvert contre le gouvernail, Silvia l’avait imaginé insolent et fluet, pas du tout comme un petit gars bourru et sûr de lui, avec des muscles presqu’adultes et des mollets de coq.

Elle avait tout de suite pensé au pâtre de Vulcano et aurait aimé qu’Annushka convînt dans sa lettre qu’elle aussi se souvenait de cette injustice impunie et avouât qu’elle avait vu Tancrède ramper hors de l’eau, le ventre au sol, à la seule force de ses épaules, le lendemain de la disparition d’Annibal lorsqu’elle était restée seule sur la plage. Ces hommes et ces petits d’hommes, rustres, forts, malmenés par les oisifs, les riches et les calculateurs de tous bords, que Silvia imaginait faibles et justes pour assurer la paix de son esprit, étaient plus méprisables encore que leurs tortionnaires. Annushka aurait pu l’admettre comme on confie un secret, comme elle avait fait avec d’autres secrets moins compromettants, penchée sur Silvia, les genoux enfoncés dans le tapis, la seule et unique fois qu’elles s’étaient revues à Rome, mais elle avait au contraire continué dans sa lettre sur un ton plutôt neutre pour dire qu’à Salò, où on les avait reçus à la mairie, et au Club Alpin d’un petit bled de montagne dont elle avait oublié le nom, rien d’aussi pénible ne s’était passé, bien au contraire. Sauf le dernier soir, ou plutôt la dernière nuit, où il y avait eu des coups de feu sous leur fenêtre et où l’on avait retrouvé un partisan dans une flaque de sang. « Une balle dans la nuque », avait écrit Annushka. Qu’elle eût vu le pâtre sortir de l’eau sans rien oser dire, qu’elle eût pris peur de retrouver un jour cet enfant de berger teigneux et vengeur montrait à l’évidence combien l’ascension d’Annibal lui avait toujours semblé précaire. Annibal gravissait la pente du succès en s’aidant des pieds et des mains, avec moult efforts, parfois en reculant vers le piton précédent ; l’élévation miraculeuse, élégante, avec les yeux tournés vers les nuages et les bras libres, l’andantino du genre christique, ne lui avaient pas été accordés.

J’avais la dernière lettre sous les yeux. Silvia était maintenant assise dans le train. En parleraient-elles toutes les deux ? Autre chose aussi, me vint à l’esprit : qu’en aurait dit Mademoiselle ? J’y pensai parce que les merveilleuses petites vertèbres de Silvia n’avaient pas échappé à son œil exercé. Cette particularité du cou et du dos était un cadeau incessible que nous partagions tous les deux depuis toujours ou presque sans rien en dire aux autres.

Pourquoi, après tout, étais-je resté à Messine à parfaire mes connaissances en matière d’auspices sinon pour rester avec Silvia et Mademoiselle, assister avec elles au déclin de Cornelia, qui valait bien celui de la République ? Les quais vides écrasés par la chaleur, la sueur froide aux tempes, les éponges imbibées d’eau glacée pour relever la lèvre pendante et raffermir la peau, la petite paire de ciseaux de couture pour couper ses maigres cheveux et lui faire quand même une coiffure… Comme ces gestes étaient pénibles, comme cette déchéance était triviale et chaque objet l’instrument d’un sévice ; chaque caresse abîmait un peu plus, heure par heure, les souvenirs que j’avais d’une Cornelia droite et glorieuse. Et puis aussi, comme pour moi enfant,  les bonnes compotes de pomme, de coing et de framboises, lentement prises à la cuiller, le bord de la cuiller qui glisse, après, contre les commissures pour tout laisser bien propre, la bouche silencieuse de Cornelia qui s’ouvre en ovale pour en redemander.  J’ai mal encore rien qu’à y penser, soit que je cherche le confort de la douleur, soit qu’il me suive sans bruit et réaparaisse au moment où je voudrais le moins le retrouver.

Les sillons fumaient au loin après la pluie dans la campagne poudreuse et nous ne voulions rien en savoir ; les hommes chantaient, au port, en remaillant les filets, et nous voulions également l’ignorer. Il y avait une drôle de volupté dans cette attention portée à l’humeur des yeux et au tremblement des mains, une manière nouvelle de célébrer la vie sous la forme particulière du déclin, les fenêtres fermées. Comme c’est brutal, disait Cornelia avec les yeux, comme cette attente est méchante, comme j’aimerais y être déjà, sans vous, comme j’aimerais être enfin débarassée de moi-même. Ses paupières semblaient vaincues par un vin lourd ; son souffle très court, presqu’indolent, faisait un bruit sec de sifflet comme s’il se punissait lui-même sans exiger d’excuses.

Le dernier jour, elle avait l’air d’une baigneuse lascive. Il semblait qu’elle en jouait pour contrarier nos efforts et voulait en faire une sorte de pause. La chaleur n’était pas flatteuse, elle collait les cheveux à son front lisse. Les cernes violets sous ses yeux étaient humides. J’avançai avec l’éponge et elle fit signe que c’était inutile, qu’elle voulait plutôt mon visage, c’est-à-dire ma joue. Vers trois heures, à propos de rien, Mademoiselle entra dans la chambre sans frapper, et comme j’approchai cette joue tant désirée les bras sagement croisées dans le dos pour lui offrir, pour qu’elle soit à elle seule toute entière, pour ne pas toucher Cornelia sinon peut-être avec le front, elle leva de nouveau sa main abîmée par les veines gonflées et les taches d’ambre.

Je posai mon front sur le sien. Il était à peine tiède, mon nez toucha son nez comme pour un jeu où le premier qui rit aura droit à un gage. Puis elle m’embrassa dans le plein de la joue comme elle faisait lorsque j’étais enfant et qu’on venait m’enlever à elle pour m’emmener au parc, aux bains, à la promenade, dans quelque endroit où les convenances disaient qu’il fallait que je fusse, loin de ma mère trop maternelle, avec d’autres enfants de mon âge ; et elle dit en fermant le poing d’une geste vainqueur : « Enfin, Scipion, enfin… elle est là cette mort dont nous faisons si grand cas… je voulais le dire à toi seul. Pas trop tôt, mon fils, pas trop tôt. Comme j’en ai assez de tout sauf de toi. Je te quitte maintenant mon amour chéri et c’est mieux ainsi. Æternum vale ! »

3

 

C’est triste de l’avouer, mais autant se rendre à l’évidence : pour quitter Fiume sans prendre de risques, Annibal s’était habillé en marchand ambulant, d’un pantalon de serge noué à la taille par une mauvaise ficelle et d’une veste à gros chevrons au col multicolore décoré de bandes de soie flamboyantes cousues par dessus, jaspées comme des pals d’écu. Je ne vois pas de meilleure explication à cette ineptie vestimentaire que la peur des représailles. On pourrait y voir l’écho d’un mauvais film ou d’une pièce de théâtre montée sans moyens et se moquer de son déguisement. Ce serait injuste car la dernière fois qu’il s’y rendit, les choses avaient bien changé. Quant aux villes entre lesquelles il avait hésité, peu importe qu’il eût pensé que Fiume eût été moins dangereuse qu’une autre. Annibal, pas plus que quiconque, n’aurait pu prévoir à quel point la foule allait à présent en sens inverse ; en particulier à quel point Zeferino avait changé de bord. Peu importe qu’il fût en ville ; un village n’eût pas été moins néfaste. Il n’était pas jusqu’aux odeurs et aux saveurs qui ne s’en trouvaient converties en leurs contraires, au point que les fraises du marché, malgré leur vraie couleur de fraise, étaient amères, et l’odeur de l’eau, qui prennait de plein fouet depuis le port, avait des relents d’argile comme au bord d’un lac. Même le toucher était trompeur. Annibal le sentit en prenant la monnaie qu’on lui rendit avec ses fruits : des petites pièces ternes et mates, dentelées au bord par l’usure, légères comme des jetons factices en laiton, sans poids ni matière au creu de sa paume. Il s’assit sur un banc face à l’eau sale et prit les fraises une à une dans la bouche les larmes aux yeux en laissant tomber les calices à ses pieds. Il ignorait qu’à Messine, Zeferino donnait déjà de ses nouvelles à qui voulait bien l’entendre pour se racheter une bonne conduite, des nouvelles factices pleines d’affectations déguisées en loyautés généreuses. Le regard du marchand de quatre saisons avait suffit à l’inquiéter et aussi celui des ménagères qu’il avait croisées dans l’allée centrale du marché. Leur mine contrite manquait de sincérité. On la sentait fausse et calculée. Le port qui lui avait semblé autrefois ample et généreux était de mauvaise humeur. C’est qu’il avait dû imaginer les bateaux aux voiles carrées, ocres comme celles des sardiniers, les sloops, les goélettes et les navires à gros tonnage avec leurs cargaisons d’acajou et de palissandre. Il se disait maintenant qu’il avait cru les voir, qu’il les avait simplement déplacés depuis l’encyclopédie familiale jusqu’aux ports de l’Adriatique nord par une sorte de paresse infantile et de wishful thinking.

Malgré la déconvenue, peut-être aurait-il bénéficié d’une indulgence ou d’une indécision, mais mieux valait-il encore disparaître. Les pas sur la chaussée faisaient un bruit de fer et lorsqu’il trouva la veste tachée et décousue posée de travers sur une poubelle dans une rue déserte qui partait du port et remontait vers la gare centrale, il se dit qu’il s’arrangerait pour la laver quelque part dans une fontaine publique et qu’elle ferait l’affaire. Il s’en empara sans même se cacher, soulagé de ce que personne n’aurait pu l’imaginer transformé en saltimbanque.

Annibal n’avait encore aucune idée des complications qui allaient suivre et combien tout ce en quoi il avait cru se retournerait contre lui. Ce déguisement, pour être artificiel, ne l’était pas plus que ceux qu’il avait adoptés avec sérieux enfant et même adolescent (la toge, la tunique), puis jeune adulte (costumes croisés, peignoirs d’intérieur en soie naturelle), qu’il adopterait en homme mûr (pulls chaussette à col roulé, pulls en v sans manche) et même en octogénaire interminablement sur le déclin (joggings bleu marine, sweats matelassés). De même les coiffures, les manières de table et en vérité toutes les apparences mondaines contraintes par les caprices de la mode, de sorte qu’il était passé de l’accoutrement au chic sobre comme il passerait plus tard sans broncher à un mauvais pastiche de la décontraction. Ses phrases — aussi bien les siennes propres que celles confectionnées au petit matin par Zeferino — s’étaient accomodées de la préciosité comme du style télégraphique. Ses lèvres avaient dessiné avec autant d’aisance les mouvements un peu trop amples nécessaires au développement oratoire que les piques et les coups de griffe qu’on donne avec des syllabes courtes en donnant de la voix. Les unes devaient être filmées de loin, les autres en plans rapprochés. Ces jeux avaient eu leur charme, et il y avait eu bien des douceurs à prendre des poses aux balcons et aux tribunes, le torse en avant, les pied serrés dans des souliers fermement lacés, avec les rafraichissements qui attendent derrière dans les salles de réception, les coupes alignées sur les nappes blanches, les bouquets de lys blancs et roses des salons de différents hôtels de ville. Au point qu’Annibal s’était parfois pris à penser que c’était l’odeur du pouvoir plus que le pouvoir lui-même qui lui plaisait par dessus tout, et que s’il avait pu rentrer chez lui à Messine ou me retrouver à l’œuvre chez moi, ou même s’allonger un moment sur un lit d’hôtel à côté d’Annushka plutôt que sacrifier sa soirée à un dîner ou à une réunion, il en aurait été pleinement satisfait pourvu que le décor fût à la hauteur.

Les lois de la prudence exigeaient à présent qu’il avançât anonymement le long des routes et fît preuve de flegme. Lorsqu’il le pouvait, parce que le temps s’y prêtait, il marchait pieds nus dans la terre mouillée, les chaussures attachées par les lacets autour du cou, philosophe (au sens vulgaire), plutôt fier de cette excentricité qui pouvait faire rire un moment et le laisser plus facilement passer inaperçu. Souvent, il avait assez plu tout le jour pour qu’on pût jouer avec les flaques, et comme il goûtait la tiédeur de la boue sur les orteils et les talons, la peur d’être pris prenait tout à coup un air simple et inoffensif.

Annushka le devançait pour l’attendre si possible au village suivant. Entre les villages et les champs de betterave à bestiaux, il y avait des fermes, des granges, des vignes sèches et des laiteries sans lait. Annushka allait de l’une à l’autre à cheval ou en carriole, le plus souvent à pied, avouant sans difficulté à qui l’aidait de bon cœur que l’argent manquait. On le savait à sa tenue, à sa mine fatiguée. Tout la trahissait : les chevilles gonflées, les épaules tombantes et ces manières brusques dont on devinait qu’elles avaient été différentes quelques mois, peut-être même quelques semaines plus tôt. Elle n’aurait jamais levé le visage vers qui s’adressait à elle sur un ton d’apitoiement, semblait déplacée aux tables des commensaux. L’odeur rance de ses cheveux semblait ne jamais la quitter, même lavés avec le savon qu’elle avait volé aux toilettes d’une gare ou d’un café. Si elle pouvait s’acquitter de la course sans soulever de soupçons, elle en disait encore moins, ou bien la course était-elle gratuite, avec une sorte de cadeau d’adieu en prime, et acceptait-elle alors volontiers l’aumône — un morceau de fromage ou une grappe de raisin qu’elle gardait pour le soir. L’obole était parfois ridicule. On l’offrait quand même avec l’excuse que les temps étaient difficiles et les circonstances injustes pour les plus démunis, souvent pour entendre un petit merci taiseux qui finissait par délier les langues. Une fois qu’on était certain de ce qu’on avait soupçonné rien qu’à la voir, on l’aurait volontiers aidé à retrouver la trace de son mari. Toutes racontaient la même histoire, ou alors c’était un fils, un frère, un voisin qui avait disparu. Que de nuits passées loin de la mer, comme le sol était lourd et les soirées longues ! La chair se souvient du malaise des flots, mais tout autant du mal de terre, épais et sourd. Pas une rose ouverte ni une seule fontaine propre, pas une pierre d’Istrie qui ne fût souillée de quelque sacrifice. On le savait parfois à l’odeur, une odeur affreusement tenace de vinaigre et d’herbe pourrie qui traînait le long des routes. Tout à coup, près d’un calvaire ou d’un monticule imaginé à la va-vite, la puanteur, devenue âcre, prenait au nez et à la gorge. Ça fait pousser les coquelicots, se disait Annibal presque sans bouger les lèvres, la tête offerte au vent qui passe, le ventre creux et l’oreille habituée aux bruits les plus fragiles.

La terre molle des sous-bois sentait la châtaigne. Parfois, Annibal s’aventurait au hasard dans un chemin de traverse parce qu’il croyait que le hasard lui serait plus favorable que sur une route carrossable fréquentée par les prêtres et les militaires, et là, il croisait des porcs sauvages qui croquaient les glands frais, des troncs d’arbres dont il n’aurait su donner le nom, fatigués, sans nœuds, tout droits et tout secs, qui lui semblaient d’une infinie tristesse. Il avait méprisé les faunes et les dryades, et Cérès nourricière, sous l’influence d’Hamilcar qui s’en moquait ouvertement en homme raisonnable amoureux des faits. Il les retrouvait, maintenant, reconnaissait sans peine que la vigne avait eu raison de préférer tantôt les sols en pente d’un coteau, tantôt l’espace plane d’un plateau. Les hommes avaient eux aussi suivi ces règles immémoriales de la nature avant de monter le coteau ou de sillonner le plateau en rangs serrés pour courir aux remparts ennemis, sans plus aucun souci pour les récoltes. L’armée qui traverse les plaines fertiles en fait une houle d’airain, ses frères le lui avaient rappelé plus d’une fois sur un ton moqueur, aussi Annibal risquait-il parfois de s’aventurer dans les bois et de suivre les ruisseaux cachés pour se défaire de la morgue affreuse des militaires et de toutes les prétentions héritées de l’art de la guerre. Ses frères devaient se cacher eux aussi, mais où ? Annibal n’en savait rien depuis qu’il avait quitté Fiume. Ils avaient pu partir à l’étranger, à pied, comme lui, ou alors à la nage, et s’ils mourraient loin là-bas, l’hypogée devrait se passer de leurs corps. On scellerait une plaque avec leurs noms à l’entrée pour ne pas les oublier. Annibal répétait ces noms en avançant d’un pas ferme, comme une récitation de collège, par peur de l’effacement maintenant que leurs silhouettes lourdes et puissantes perdaient la netteté de leurs contours, que leurs boucles brunes devenaient presque raides et pendaient misérablement contre leurs tempes, collées à la peau par une pluie fine et froide. Ces noms lui semblaient d’un autre monde. Ils n’avaient pas la familiarité de ceux qu’on grave sur les pièces de monnaie et qu’on imprime sur les timbres-postes. La liste était courte : trois frères malmenés par un sort injuste dont Annibal arrivait à bout en quelques secondes pour recommencer aussi sec. Il restait à l’écart par peur et par prudence, mais aussi parce que repos et salut lui avait été ravis dès l’enfance et qu’il lui semblait les retrouver pour peu qu’il se cachât non seulement de ses proches mais des hommes en général, tous infortunés, tous belliqueux. Il suffisait pour cela de laisser les routes, de s’adosser à un arbre, de boire à la main. Annibal le fit tout le mois d’octobre avec un pressentiment. Bientôt la glace freinerait la course des eaux.

Annushka, à deux ou trois kilomètres de là, aurait pu prendre elle aussi un chemin de traverse pour le rejoindre et ils auraient chanté Cérès ensemble. Ils se seraient embrassés et tenus par la main, mais la peur était trop grande de se retrouver dans des endroits si peu fréquentés. Le risque de tomber nez à nez avec un groupe d’hommes en armes leur disait de suivre la route séparément. S’ils se retrouvaient le soir, c’était dans une salle d’auberge où ils devaient prétendre ne pas se connaître. Ils buvaient un café ou une soupe chaude chacun à leur table, dormaient dans la même grange séparés par une femme seule, un petit avec son père, un bœuf.

Annushka avait vendu les bijoux à Rome et à Milan ; l’argent était caché dans sa culotte, une vraie petite culotte de coton blanc sans dentelle, à l’échancrure austère. Tous deux, fuyants par décret du destin, avaient décidé d’arriver à Venise le même jour sans jamais être vus ensemble. Annushka avait relevé ses cheveux avec des peignes en fausse écaille et mis des talons plats. Elle marchait sur le bord de la route coiffée d’un chapeau en tissu à larges bords qui protégeait du soleil, de la pluie et du vent. On lui avait souvent proposé de la prendre pour qu’elle fît au moins une partie du trajet en voiture. Elle le refusait maintenant qu’elle était proche du but, et comme elle donnait le nom du prochain bourg de manière qu’il s’avérait inutile de lui proposer une aide, on la laissait continuer seule avec sa valise en carton et ses sandales à  semelle de crêpe.

À deux jours de route de Venise, sans nouvelles d’Annibal depuis longtemps, elle s’était arrêtée à Eraclea. La petite ville était comme morte, les magasins étaient fermés, les tables et les chaises aux terrasses désertes avaient été bousculées. Une femme sans âge vendait des paquets de café et des légumes posés côte à côte sur le rebord de sa fenêtre. Et puis elle avait vu un attroupement sur un trottoir, ou plutôt avait-elle d’abord entendu des voix d’hommes, feutrées et indistinctes, qui faisaient comme une basse continue, et des cris joyeux d’enfants qui passaient par dessus. Elle s’était approchée. È come Annibale ! criaient les garçons en courant en tous sens. Comme elle traversait la rue pour s’approcher, l’un deux avait tourné autour d’elle en répétant à tue-tête Tanti elefanti ! È come Annibale !

 

Annibal était assis sur le trottoir avec quelques bêtes de bronze et d’ivoire posées par terre à côté de lui sur une couverture. Les hommes les observaient sans trop y croire. De temps à autre, l’un d’eux en prenait une dans sa main pour en être quitte. Quanto vale l’avorio ? Chacun se posait la question. L’ivoire vaut plus encore que le bronze, voilà quelle était la bonne réponse, chacun la connaissait. La petite cariole à bras traînée par Annibal semblait en être pleine, autrement dit pleine d’objets précieux qu’il n’avait pas manqué de voler aux riches ­— la suggestion fût faite — ou alors dans un musée. Qu’est-ce qui était pire ? Prendre aux riches ou piller les musées ? Qu’expose-t-on dans les collections nationales ? Des prises de guerre. Les mêmes qu’on retrouve aux murs des maisons patriciennes et sur le manteau de leurs cheminées ; pas plus, pas moins. Et puis, contre toute attente, quelqu’un le félicita, quelqu’un osa sourire. Annibal, pour manifester sa reconnaissance, fit un prix d’ami pour l’une des petites statuettes rassemblées avec patience par Moricaud.

Il avait bien fait, le saltimbanque, de reprendre aux nantis ce qu’ils avaient volé sous des prétextes fallacieux ! Les sacs de jute rangés contre le mur étaient sans doute pleins de ces éléphants qui valaient de l’or. On aurait pu nourrir le village entier en les vendant à Venise ou Padoue. L’homme qui avait acheté la pièce à bas prix répondit pour tous à voix haute « tout le monde doit vivre », et les plus nerveux s’éloignèrent du trottoir où Annibal s’était installé. Les gens avaient quand même leur fierté et un reste de sympathie pour les plus démunis. La petite ville n’était pas sûre pour autant, la route goudronnée ne l’était pas plus, et Annibal décida de prendre par les chemins pour atteindre le village voisin. Peut-être enterrerait-il ces petits pachydermes quelque part dans une forêt. Il le ferait le soir même sans outil, avec les ongles, à la nuit tombée, avant de détruire la cariole à coups de pieds et d’éparpiller les morceaux de bois au hasard le long du chemin qui le ramenait à la route. Annibal se déshabillerait entièrement pour se défaire de la terre et de la sueur dans l’eau glacée, sécherait son corps en courant à toute vitesse autour d’un arbre, les bras croisés puis décroisés en rythme, en secouant la tête de droite à gauche pour chasser les gouttes du fond de ses oreilles.

Qui suis-je, à présent ? s’était dit Annibal en marchant vite le long de la route pour se réchauffer. La proie des enfants et des envieux, un pantin ridicule tout juste bon à recevoir une rincée à l’improviste. La route jusqu’à Venise était longue. On aurait pu facilement l’arrêter, le questionner sur ses faux papiers, mal faits, glissés dans une feuille de plastique jaunie aux coins, mais Annibal arriva au bord de la lagune nord sans trop d’encombres avec en tête l’endroit précis où il avait enterré les éléphants. Il viendrait les rechercher un jour dans l’espoir de les ranger côte à côte avant de prendre sa place dans l’hypogée des Barcides où le corps d’Hamilcar avait été placé en position, hum… comment le dire autrement ?… régalienne. Annibal voulait le faire avant de mourir. C’est moi, finalement, qui les cacherais avec lui dans le coffre de la voiture, avec candeur et précaution, comme autrefois nos jouets dans leurs coffres respectifs. Nous étions encore loin d’une telle rémission en ces derniers jours de l’avancée vers la lagune, moi au chaud à la maison, le pauvre Annibal sur les routes presque désertes qui menaient en lacets à Punta Sabbioni. Le souvenir que nous aurions plus tard de notre fouille à mains nues dans la forêt, toute baignée d’une lumière verte et ambrée, oiseuse et protectrice, de nos mains pleines de terre noire, de la couverture et de la toile de jute rongées aux coutures par les vers et les insectes, et enfin des sompteux pachidermes du petit esclave aux larges boucles brunes, ce souvenir des bêtes au creux de nos mains qui prenaient place côte à côte dans le coffre capitonné de la Lancia décapotable serait aussi celui d’autres enterrements et d’autres fouilles dont nous avions tout les deux perdus la trace. Il serait un jour difficile de les distinguer tant les bonheurs que nous avions goûtés à toucher la terre humide, à des années de distance et dans des lieux étrangers les uns aux autres, à la sentir couler entre nos doigts et se tasser sous nos ongles, étaient finalement homogènes. La mise en bière factice des vieux jouets d’Alessia, loin de Messine, le plus loin possible de façon que la petite salope ne pût jamais les retrouver ; nos doigts qui, de dépit et de désespoir, caresseraient un jour la terre sèche autour de la tombe de Mademoiselle dans la section anglicane du cimetière de Messine, laquelle ne compte d’ailleurs qu’une seule sépulture… Quelle différence entre ces réflexes des ongles qui creusent et ratissent pour recouvrir les corps et les peluches, pour les déterrer, pour caresser leurs pauvres sépultures, regrettant sans cesse d’avoir fait du mal, d’avoir trahi, d’avoir manqué à son devoir ? Quelle différence entre ces cachettes ? Quelle différence avec le corps supplicié de l’assassin de Scipion père que Cornelia avait fait jeter dans une fosse et recouvrir de cendres pour qu’il disparût enfin tout à fait, pour qu’il fût loin des vivants ? Toutes choses revenues aux vers, aux racines, à la vieselon certaines croyances sans fondement aucun, ou alors conservées par la Nature pour le plus grand bonheur des archéologues.

Les éléphants feraient un jour le voyage de retour sains et saufs dans le coffre de la décapotable. Le premier que Moricaud avait rapporté d’on ne savait où — des Enfers, de la plage, du jardin — reprendrait sa place sur mon bureau. Annibal serait heureux de les avoir retrouvés, il lui serait impossible de réprimer un sourire de contentement malgré la maigreur de son corps, malgré ses yeux jaunes et ses pieds rongés par la glace. Tout le temps du retour à Messine, il regarderait le paysage défiler, la vitre de la portière baissée, le bras passé à l’extérieur, exposé au vent. Il compterait les distances en vestres par amour pour Annushka et, de là, se prendrait à rêver aux clochers à bulbe de l’Europe orientale qu’Annushka n’avait jamais vus, tellement peu au fait de l’orthodoxie qu’elle avait ignoré dans sa fuite ceux du duché de Savoie qui exhale partout le frais parfum de l’Occident. Elle avait passé outre l’oxymore d’« Europe orientale » que les petites frappes à la solde d’Annibal lui avait répété tant et plus pour l’ouverture de son esprit. Nous serions un jour confondus par cette unité de tous les souvenirs relatifs aux cachettes souterraines, aux fantaisies telluriques, au monde d’en-bas, à la poussière. Peut-être n’avions nous eu de cesse de descendre, d’aller au plus profond du volcan, au plus sombre, avec lenteur et parcimonie, que pour retrouver la matière commune de chacune de ces survivances. Peut-être.

Je ne crois pas qu’Annibal aurait pu réfléchir à ces choses tant qu’il allait à pied le long des routes et des petits chemins. Il l’aurait pu une fois arrivé à Venise où il retrouva Annushka dans un jardin clos du Castello. Reconsidérer la descende de Vulcano, la sienne, la mienne, celle de Silvia, parfaitement ordonnées pour la chronologie, aurait pu l’apaiser. Il n’en fut rien. Annibal avait besoin d’un repos plus frustre. Le havre de grâce où Annushka avait rassemblé des vivres lui donna l’occasion de s’offrir un peu de désinvolture.

Le mur du jardin était décoré d’un large rebord en tuile sous lequel il pouvait s’allonger au chaud avant que le vent de novembre n’infiltrât la brique et que la première acqua alta de l’année n’inondât la terre en remontant par la base du puits. C’est sans doute trop demander et juger Annibal sans compter avec la fatigue du chemin dont Venise n’était qu’une étape que d’exiger qu’il admît combien nous étions voués aux départs et qu’il cherchât à saisir le sens de cette fatalité.

Quelle douceur ils goûtèrent au repos dans cet écrin ! Une douceur puérile qu’on aurait vainement fouillée pour y trouver des renseignements sur les protagonistes, ou pire, sur l’auteur qui rapporte avec toute l’attention nécessaire la seule immortalité qu’ils pouvaient partager.

Selon l’aveu d’Annibal, ils s’adonnèrent sans crainte au plaisir, profitant du plein air, les épaules et le cou hâlés par la marche en pleine nature, le fessier caressé en soirée par les moustiques de la lagune. Le jardin était tacheté de lumière par petits morceaux, le soleil de l’après-midi dispensant la chaleur avec parcimonie par les croisillions en losange de la pergola qui changeaient de géométrie au sol, dont le reflet aplati sur l’herbe d’un vert tendre de belle salade fraîche se déclinait en carrés parfaits. Sur ce damier, vert foncé et jaune pâle suivant la force de la lumière, une nouvelle partie d’échecs se jouait, de préférence au sortir de la sieste, le corps alangui d’Annibal pompeusement étalé comme pour une démonstration de muscles, celui d’Annushka recroquevillé contre pour vaincre l’humidité de l’herbe et des feuilles qu’elle avait tassés sous son ventre. La main d’Annushka cherchait celle d’Annibal du côté des tours et des fous ; sa jambe, moqueuse, imprudente avec le peuple, balayait les pions avant de retrouver celle d’Annibal, repliée, le pied à plat sur le roi du camp adverse, pour se glisser dessous et la forcer à s’étendre à son tour là où l’herbe était la plus chaude. Ils ne roulaient pas comme d’autres les cheveux défaits dans le foin des granges. Non. Annushka s’amusait avec la fermeture éclair, montait sur Annibal comme sur un cheval d’arçons et ils restaient là sans trop bouger, imbriqués comme des tuiles ou des écailles, ajustés, si parfaitement joints et leurs efforts si parfaitement conjugués que c’eût été un crime de les séparer. Les cheveux d’Annushka couvraient Annibal jusqu’aux clavicules, pleins d’une odeur d’herbe neuve et de terre tiède, domestiqués par le peigne, bais et longs comme une crinière qu’on n’aurait su tailler. Les mains d’Annibal refermées sur l’arrondi des hanches, les coudes d’Annushka collés contre ses flancs, ils restaient jusqu’au soir à oublier l’ancien trajet et à inventer le nouveau qui les conduirait d’abord à Belluno, au pied des Dolomites, la fraîcheur un peu trop vive du soir vaincue par des exercices sporadiques d’assouplissement du bassin. Cette chaleur du ventre et des cuisses irradiait vers les pieds et les mains juqu’au moment où Annibal et Annushka pensaient volontiers aux anges des frontons et au jaspe des colonnes de San Marco et que le désir de rester encore emboîtés s’évaporait. Ils n’auraient pu aller les admirer sans risque. Puis enfin, le jour déclinant tout à fait et le fils d’Hamilcar rétrécissant d’un seul coup sans prévenir, le petit rire moqueur d’Annushka signifiant qu’il était temps de reprendre des forces, ils pensaient volontiers aux tiges de fenouil et aux fonds d’artichaud précuits achetés en vitesse au marché de la rue Garibaldi.

Ces agapes, pour être frugales, n’en étaient pas moins charmantes. Le puits en pierre d’Istrie, la fontaine sèche, les poiriers en sommeil, les pruniers en espalier avec leurs fruits séchés sur les branches et pourries au sol, vermeils et d’un violet lourd et profond, tout avait un doux parfum d’Arcadie. La lune, plus belle qu’à Messine, procurait une sorte d’ivresse, l’ivresse qui prend quand la faim dure trop et donne le vertige. Au lieu d’argenter la mer, elle argentait l’eau plate du bassin de la fontaine. Le rassasiement du désir, la possession de son objet aiguisait ce désir plus encore : comment se lasser d’Annushka ? Il était difficile de décider si ce désir était celui des corps au repos dans l’herbe du jardin ou celui des mêmes corps inquiets du départ vers Belluno. Avant même qu’il ne dégageât son bassin et qu’Annushka ne relevât la tête pour le libérer du voile épais de ces cheveux, Annibal, allongé sur le dos, dessinait pour eux deux le trajet de cette route qui déjà lui semblait longue et dont il voulait calculer les difficultés. C’était sans inquiétude, le jardin clos l’apaisait encore de toute sa force ; et pourtant, il n’était pas aussi impassible qu’il se plaisait à le croire. Il cherchait, je crois, une sorte d’irénisme qui aurait tempéré la lutte entre le désir de rester au jardin plus longtemps et celui d’en finir une fois pour toutes avec la fuite, de la consommer aussi vite que possible, un irénisme qui aurait même réconcilié les deux penchants. Le mot lui déplairait, plus tard, lorsque nous évoquerions ensemble le séjour vénitien. C’était pourtant celui qui convenait le mieux pour expliquer la fausse impassibilité d’Annibal. C’était la raison du mouvement lent qu’il esquissa maladroitement pour sortir d’Annushka en faisant comme s’il n’y avait pas pensé, comme s’il quittait inopinément un séjour où l’on ne voudrait pourtant rien tant que tarder, un séjour paisible, prodigue en hospitalité. La réponse d’Annuska qui lui tendit bientôt des tiges de fenouil frais était tout aussi feinte. La vérité est qu’ils avaient affreusement peur tous les deux et que la consommation de leurs corps au jardin vénitien, toute bercée qu’elle était de parfums terrestres et de rayons de lune, avait le goût de l’effroi.

Annibal résolut un soir de dormir seul sous une bâche. Il s’était réfugié dans un coin, loin de la porte d’entrée, avait posé des pierres à ses pieds pour la faire tenir. Annushka s’était promenée dans le jardin toute la nuit, non pas pour faire le guet, mais pour le plaisir de regarder le ciel bordé par les tuiles du mur d’enceinte, d’un bleu foncé de toile de fond percée de trous minuscules pour des luminaires en forme d’étoile, brossé par endroits de longues traînées grises pour figurer les nuages. Elle s’était couchée à l’autre bout du jardin pour attendre l’aurore, voir Annibal se lever seul et faire sa toilette dans l’eau croupie du bassin.

Comme il avait eu l’air seul ! Cela l’avait frappée, tellement seul qu’il ne l’avait pas cherchée des yeux et qu’il s’était séché comme il avait dû faire près des cours d’eau, dans les forêts où il s’était arrêté avant d’atteindre les frontières de la lagune, avec la chemise sale qu’il fallait ensuite pendre à une branche. Il en avait cherché une propre dans son sac pour se changer, accroupi, fragile, inquiet. Ses mains l’avaient maladroitement défroissée et il l’avait passée machinalement, sans remettre son pantalon, dans ce qui lui avait paru un désordre de mauvais augure. Torse nu dans le jardin, Annibal aurait eu une certaine prestance. En chemise, avec ses jambes blanches et ses pieds abîmés par la marche, il avait l’air d’un mendiant ou d’un preux, d’un homme qu’on pouvait maltraiter pour se venger, d’un inconnu. Puis Annibal s’était rasé sans miroir, en passant sa main sur les joues et le menton pour être sûr qu’il avait bien fait, en inspectant le bout de ses doigts pour vérifier qu’il n’avait pas saigné. Tout ce temps-là, il avait été parfaitement seul, comme s’il s’était trouvé dans le jardin d’un pavillon de célibataire, indifférent aux apparences, habitué depuis longtemps à sa retraite, préférant faire sa toilette au grand air que dans une salle de bains vétuste. Annushka voyait pour la première fois combien Annibal avait vieilli. Il était jeune encore, mais ce n’était vrai que sur le papier. Avec ces arbres et cette herbe et ce mur tout autour, dans la lumière blanche du matin, Annibal était sans âge. Lui en donner un aurait été si injuste, non seulement pour lui, mais pour eux deux, si méchant et ridicule au vu de l’éternité, qu’Annushka préféra tousser pour attirer son attention. Annibal se retournerait, il enfilerait son pantalon en riant de bon cœur, pas du tout comme un vieux grognon, mais plutôt comme un homme que les contigences de la vie commune indiffèrent et que rien n’abaisse.

Il se retourna, en effet, et lui fit signe d’approcher. Annushka traversa le jardin, honteuse de ne pas l’avoir rejoint sous la bâche, comme Annibal était autrefois honteux de l’attendre dans le vestibule pour s’entendre dire qu’elle n’était pas visible. Le temps qui les séparait aujourd’hui de cette humiliation avait dilué l’indignité ressentie par un mélange avec le sentiment contraire de l’audace dont il avait fallu faire preuve pour conquérir Annushka, au point que le souvenir d’Annibal en avait fait un tout petit déshonneur transformé en un défaut d’assurance dont il était devenu non seulement l’unique responsable, mais le responsable pardonné. Au jardin vénitien, la honte d’Annushka était à la fois plus légère et plus tenace, plus légère parce qu’elle n’avait pas encore d’histoire à son actif qui aurait pu la rendre inoffensive, et plus tenace parce qu’elle comprit tout de suite qu’Annibal, toujours déshabillé même avec sa chemise, rasé de près et reposé par une nuit entièrement dévolue au sommeil, lui renvoyait à la figure la lâcheté dont elle avait fait preuve en acceptant son renvoi par des domestiques sous des prétextes futiles. La honte qui devait cette fois-ci être éprouvée était toute neuve. Viens donc par ici disait Annibal en plissant les yeux, sans même l’avoir prévenue qu’il fallait se préparer au départ, moins vieux qu’il n’y paraissait une fois qu’on était devant lui, les jambes légèrement écartées solidement fichées dans l’herbe, approche toi, bon Dieu.

Annushka s’approcha. Annibal avait dormi tout son soûl. Il était rasé de frais, ses doigts de pieds jouaient avec les hauts brins d’herbe, son front était lisse, son souffle large et harmonieux. Il semblait lui dire comme en manière d’introduction, « ne vous ai-je pas déjà rencontré quelque part ? » C’était vrai, et Annushka crut bon d’en rire, d’un petit rire de dents parfaites qui ne portait pas. Avant de s’expliquer, elle attendit quelques instants qu’Annibal se justifiât le premier, lui dît franchement pourquoi il avait dormi sous une bâche qui n’avait pas l’air si propre que ça. Cet écart lui pesait plus qu’un mois entier de marche forcée. Une sorte de lassitude la prenait, proche du dépit, mais sans le ressentiment qui nourrit le chagrin. C’était plutôt la fatigue qu’on ressent après un effort soutenu. Annushka se dit qu’elle aurait mieux fait de le rejoindre et de dormir contre lui plutôt que de l’observer comme une bête curieuse. Que savait-elle de plus ? Rien qu’Annibal aurait tenu à lui cacher, rien dont il aurait pu avoir honte. Le soleil s’arrêterait bientôt au-dessus des branches du poirier, la chaleur viendrait pourrir les nouvelles prunes écrasées dans l’herbe, les oiseaux viendraient jouer au bassin. Le jardin se réchaufferait. Il rosirait comme un visage honteux, puis jaunirait ; à maturité, il prendrait la dignité colérique de la pourpre. Enfin, il serait gris clair avant d’être tout à fait bleu, comme cette nuit tout juste passée où elle avait abandonné Annibal sous sa couverture de fortune.

On entendait des pas sur le pavé sec de l’autre côté du mur, des roues de chariot, des voix qui lançaient un bonjour. Les allers-venues ordinaires faisaient un bruit de frottement qui prenait son temps, s’interrompait ; elles reprenaient plus loin leur longue conversation décousue, cent fois suspendue et renouvellée, bientôt abandonnée à cause d’une volée tournante de cloches en fonte, lourdes à rendre sourd.

Annushka attendit que le bruit fondît dans l’air de la lagune. Elle toucha ses orteils du bout des siens, leva la jambe droite, puis la gauche mais à peine, comme on fait pour monter un trottoir, et posa ses pieds sur les pieds d’Annibal. Quelle fraîcheur sur ces pieds de vagabond, et même dedans, pensa-t-elle, au fond de sa chair qu’on sentait raffermie par le repos, au point qu’Annushka, sentant que l’allongement des jours reviendrait dans longtemps, avec la lenteur des heures et les coulures d’or de l’été, prit peur à la pensée que l’hiver serait rude. Quand reverrait-on les femmes aller doucement aux fontaines, chercher l’ombre, refermer les fenêtres dès midi ? Pas avant un an — un peu moins. Que de nuits, d’ici là. Où faudrait-il les passer, avec ou sans Annibal ? Dans quel pays ? Fort de quelle sincérité ? Aucun voyage ne les délivrerait de la peur, aussi valait-il mieux partir sur l’instant et s’apaiser par la marche. Elle posa les mains sur son torse et observa ses yeux pour y trouver une réponse. S’ils devaient tout réduire à l’essentiel, si c’était là la règle à suivre… comment savoir ? Partir demain. Une nuit encore à se laisser vaincre par le sommeil, à réchauffer son sang, à laisser le soleil dormir. Pas plus. Après cela, reprendre le mouvement vers Septentrion jusqu’aux confins des terres habitées par les gens peu fiables. Au-delà, fatigués de sommeils trop légers et de fruits durs, peut-être bien juste derrière une porte, trouver ceux qui ont une conduite et une parole et offrent un lit et de l’eau tiède à passer sur le front.

Ils regardèrent ensemble les arbres fruitiers du jardin, la pergola caressée par les premiers rayons et commencèrent de les regretter alors que les fruits étaient encore à portée de main et que l’ombre de la passiflore, cet après-midi, pourrait les accueillir… pourquoi tant d’atermoiements ? Pourquoi ne pas quand même aller voir San Marco, au moment du matin où l’or de la facade rayonne à peine et où personne encore ne la regarde ? Et puis revenir par les petites rues, refermer la porte du jardin, ne rien faire, ne rien décider, laisser la journée s’étirer ? Ce qu’ils firent avant de se quitter le lendemain à l’aube. Annibal prit la décision pour eux deux et ils eurent même l’audace de pousser jusqu’à la piazzetta et de passer entre les deux colonnes.

4

 

Le jour de la mort de Cornelia, j’appris par Zeferino qu’Annibal avait disparu au nord des Dolomites, au col de Fazarego, et plus tard par Silvia qui l’avait appris d’Annushka par voie postale, qu’ils avaient fait un vœu en passant entre la colonne de Saint Théodore et celle du lion de Saint Marc la veille de leur départ de Venise.

 

C’était un jour affreux. Cette mort venait tout juste de me rompre en deux comme un pain. J’étais là, non pas comme une baguette française, mais comme un honnête schwartzbrot dur et compact qui ne fait pas de miettes. Cornelia me quittait entier mais fendu. Elle n’emportait rien avec elle dans la mort, partait là-bas nue et sans valise, me laissait tout de sa demeure terrestre, non seulement ses petites affaires rassemblées sur sa table de nuit (l’étui à lunettes, une pendulette de voyage de la marque Jaz), mais sa ménagerie de daims et de cygnes et de nombreux meubles de prix répartis selon son humeur dans les villas de son époux (dont un bonheur du jour ayant appartenu à Louis-François-Armand de Vignerot du Plessis du temps qu’il était gouverneur de la Guyenne). Assis à mon bureau, je posai mon crayon dans son pot, plantai mes coudes comme font les petits mal élevés sans manières de table. J’écartai les mains pour y poser ma tête, ou bien c’est ma tête qui tomba d’elle même dans mes paumes ouvertes. Qu’importe. J’étais fatigué, replié, toujours à une distance respectable de moi-même de manière que mon corps rétrécissait, courbait son échine, esquissait de tout petits gestes et ne connaissait plus de mes vêtements que les poches y pour cacher ses mains et les revers pour moucher son nez. C’était une guerre que cette fendaison avait déclarée, une guerre civile de Scipion contre lui-même, de sorte que si jamais Scipion devait en sortir vainqueur, Scipion reconnaîtrait sur le champ sa défaite et signerait une reddition. La french baguette croustille dans les panières avant d’arriver sur les tables, se laisse briser à la main, s’accomode de morceaux irréguliers à la géometrie incertaine, avec la croûte qui rebique et la mie qui pendouille. Le pain noir exige qu’on le tienne fermement par la nuque et le tranche droit au couteau. Voilà où j’en étais au moment où Annibal et Annushka fignolaient leurs affaires vénitiennes, moitié amoureux, moitié inquiets, mais tout de même calculateurs.

Le vœu prononcé par les fugitifs sur la Piazzetta dans des circonstances bien difficiles, à un moment dont Mademoiselle aurait plus tard le loisir de juger l’odieuse fatalité et qu’elle n’aurait pu considérer avec le sourire bienveillant réservé aux escapades à Vulcano, ne contenait aucun des mots autour desquels s’articulent les promesses vulgairement princières. « Jamais de la vie », « toujours », « plutôt mourir » ; en vain aurait-on cherché ces approximations. Les deux cocos avaient en quelque sorte sorti leur calculette et s’étaient dit que s’ils se perdaient de vue — ce qui leur pendait au nez —, la première chose à retenir était que les pachydermes de l’affranchi se trouvaient enterrés à 15°24’15”N/30°3’10”E.

 

« J’en ai plein le dos, avait avoué Annibal dans un moment de faiblesse, mais au moins leurs saloperies de cartes ne serviront à rien. Pas la peine de faire cette tête, Nush. J’ai tout en mémoire, je pourrai y retourner le moment venu en reprenant la même route exactement —les yeux fermés, comme ont dit. » Annushka avait sans doute esquissé un sourire. N’était-il pas comique de voir Annibal maintenant obligé de se fier à sa seule mémoire et d’avancer quasiment nu, sans aide, sans complice, à l’instinct ? Puis ils avaient observé le dragon aux pieds de Saint Théodore, qui n’est après tout rien de plus qu’un crocodile inoffensif reconstitué. Ils s’étaient tenus par la main pour dire à voix basse, comme si les espions sillonnaient la Piazzetta, « advienne que pourra, le plus important est au chaud en Suisse ». Ils avaient fait quelques pas en direction du quai pour ajouter et même conclure avec parcimonie, les pieds au bord de l’eau, pas peu fiers de l’argent bien placé à leurs deux noms par Zephyrinus Regenbogen, « au pire, on trouvera bien un téléphone ».

Zeferino, efficace et sans imagination, avait consciencieusement traduit son nom de famille. À la Banque de France, fort des appuis de l’ambasseur, il aurait volontiers fait le chargé de pouvoir Zéphirin Arcenciel. Mais là, inkognito in Zürich où l’atmosphère était olympienne et réfléchie, Herr Regenbogen au patronyme littéralement transposé, respectueux du wörtlich, avait déposé pour eux une somme rondelette et même, dira-t-on un jour, séduit par les fausses emphases, hyper-coquette. Zephyrinus y menait une vie paisible dans un bel apartement de l’Altstadt, au dernier étage d’un immeuble sans histoire de la Kirchgasse, une rue d’antiquaires et de librairies de livres anciens. Il voyait de son balcon nombre de clochers des établissements de l’Église réformée, et y verrais bientôt s’élever, en se penchant un peu et en levant bien la tête malgré les courbatures du grand âge, celui de la très catholique église Saint Felix et Regula.

Ils n’eurent pas le loisir de faire usage d’un téléphone. Venise dans sa superbe ignore la tradition des cabines, méprise en général des édicules publics, et puis la Fuite F majuscule leur collait au corps avec tant de force que rien, pas même un coup de fil, n’aurait pu les tirer en arrière, je veux dire les réconforter par un rappel des jours anciens. Quant à l’avenir, Zephyrinus s’en occupait à l’ombre de la Kirchgasse, les pieds aux chaud, devant une assiette de vermicelles couronnées d’une boulette de Schlagzhane en torsade. Pourquoi déranger Zephy ? Ça viendrait plus tard. À l’évidence, ils se disaient que leurs chers petits cœurs n’avaient besoin de rien de plus que leur volonté propre, qu’avancer suffisait, et comme toute l’excitation dont ils faisaient preuve avait quitté leurs têtes pour glisser incontinent dans les jambes, ils firent volte-face avec élasticité, passèrent une deuxième fois entre les colonnes et rejoignirent le jardin par les rues parallèles au quai des Schiavoni dans l’espoir d’y rester une seconde nuit.

Il est temps d’avouer à quel point ce jardin aurait pu être un puits de tristesse dont rien ni personne ne les aurait aidés à sortir, une prison dont une main assurée et méchante aurait pu claquer la porte et la refermer à double tour sans qu’aucun passant se fût jamais douté que deux quidams y demeuraient enfermés pour toujours. Cette idée de la prison à deux n’était d’ailleurs pas pour leur déplaire. Il ne se seraient pas risqués à faire le mur. Elle pouvait leur donner une contenance et même un but, sonner le glas des mésaventures. Mieux qu’à l’intérieur, mieux que dans un champ, ils pourraient y observer la lune ascendante, écouter le chant des pies, pronostiquer le beau temps. Ils se déferaient de leur statut gênant de derniers venus en se disant que d’autres suivraient bientôt leur exemple, prendraient la clé cachée dehors sous le nez de la marche, pousseraient la porte, resteraient au frais ou au chaud suivant la saison, protégés de la médisance des locataires des immeubles voisins par le large rebord aux tuiles rouges. Combien de personnes pouvaient tenir dans le jardin ? Cinquante ? Cent ? Certainement plus en se serrant un peu. Il n’y a pas de lieux mauvais, non plus que de bons, quand il s’agit de rassembler. Qui ? Les réfractaires, les victimes de leurs échecs. Toutes sortes de gens qu’on n’imaginerait pas se fréquenter ; a motley crew, aurait dit Mademoiselle si l’on pensait au nombre de fugitifs qui avaient bénéficié de cette cachette, parfois contre de l’argent, parfois par simple compassion.

Dans ce jardin d’agrément où l’on avait planté pour l’ornementation et greffé des végétaux dont l’hivernage était assuré par le petit abri en bois, Annibal avait donc trouvé une bâche sous laquelle se cacher pour réfléchir seul rien qu’une nuit. Il passa la deuxième dans les bras d’Annushka à l’intérieur de l’abri, allongé entre un abricotier nain et un oranger de Sicile. Son rêve lui conseilla comme la veille d’agir seul par précaution. Amolli par Annushka qui se faisait petite contre lui et collait son dos contre son ventre, il laissa sa pensée errer sans guide. Avant qu’ils ne s’endormissent tous les deux, rangés l’un contre l’autre comme deux cuillers essuyées dans un bac à couverts, Annibal se dit qu’il était temps qu’Annushka continuât seule de son côté. Son rêve, ou celui qui en commandait le déroulement, lui conseilla d’ailleurs de ne rien avouer tout de suite, de quitter Venise avant toute chose de manière que la décison fût annoncée en pleine nature, lorsqu’il serait trop tard pour reculer.

Le rêve qui tenait lieu de conseil était exquis et spirituel. Singulier, peut-être, en ce qu’il recommendait une séparation qui prendrait inévitablement l’air d’un dédit. Son allure vaporeuse lui donnait l’aspect indécis et contradictoire d’une infraction malicieuse et c’est cette malice qui gagna la partie vers deux heures du matin. Dans le rêve du jardin vénitien, Annushka riait sans raison, les pieds en dedans, les mains dans les poches. Annibal, caché derrière son dos, la chatouillait du bout des doigts sans avoir l’air d’y toucher. Leurs torses perdaient en fermeté, Annibal prétendait que ça n’avait aucune importance, qu’ils se reconnaîtraient aux jambes si jamais le haut finissait par se diluer dans la brume liquide qui les entourait. Le songe était d’abord vaguement tiède, puis soudainement froid puisque Annibal avait parlé de brume. Il changea de température au moment même où le mot fut prononcé. Annibal frappa un gong avec le poing, un petit gong miniature sorti de sa poche, pas plus gros qu’un triangle aperçu au fond de l’orchestre entre les timbales et la grosse caisse, et la chaleur devint insupportable au point qu’il dut ôter sa chemise. Annushka fit alors remarquer qu’elle était mal repassée, qu’il faudrait convoquer Zephyrinus pour qu’il prît les choses en main. Mais comment faire, hum… maintenant que Herr Regenbogen s’était refait une santé à Zurich ? Il y avait d’ailleurs acquis une certaine notoriété, méprisait les tâches ménagères, savait ranger ses gants (dans les poches comme dans les tiroirs), profitait de son temps libre pour relire les tragiques assis au soleil d’hiver dans le jardin chinois. Et surtout, surtout, par un injuste retournement des choses, Zephyrinus avait perdu l’habitude d’aller à pied dans le froid. Il avait un chauffeur à son service, une secrétaire avec un chignon qu’il emmenait en vacances dans un hôtel dont Annibal n’arrivait décidément pas à retrouver le nom. Il ne quitterait pas sa Suissesse de sitôt, Annibal le savait, parce qu’elle avait des seins merveilleux et n’avait pas commis une seule faute de frappe en deux ans de service. Pas une ponctuation ne lui avait échappé. La signora Arcuelo et les deux petites Arcuelitas étaient restées à pleurnicher à Messine. Regenbogen était tout neuf, régénéré, avec ce beau bagage grec qui lui servait maintenant à se distraire. Il relisait ses classiques le temps que ladite Suissesse fasse du shopping. Mais Annushka, comment faire avec Annushka ?

Sans méchanceté aucune, à la fraîche, Annibal se dit à peine réveillé qu’ils iraient ensemble jusqu’aux pieds des Alpes et que là, leurs chemins devraient se séparer. Il continuerait seul son ascension dans l’ignorance ce qu’il adviendrait de celle qui l’avait suivi toutes ces années sans jamais se plaindre. Le rêve ne précisait rien quant au destin d’Annushka. En restant muet sur cette question, le rêve autorisait son hôte à élaborer toutes sortes de conjectures, de sorte que la nuit passée dans le petit réduit où les arbres devaient attendre la fin de l’hiver fut riche en contradictions et impasses diverses. La chaleur du dos d’Annuhka, la douceur de ses jambes n’étaient pas faites pour aider. L’une enveloppait son torse, l’autre glissait sur la peau des jambes jusqu’aux chevilles, et le pauvre Annibal — mais si, j’insiste —, der armen Annibal s’en trouvait confus. Cette confusion des sens et de l’intellect étaient la cause commune de la gêne qui compromit son bel aplomb jusqu’au moment où il s’avoua vaincu et s’esquiva sans rien dire au col de Fazarego.

Il resta d’abord caché derrière les arbres, assez loin du chemin, le temps qu’Annushka refît ses lacets. Elle cria son nom plusieurs fois, tourna sur elle même, esquissa sans conviction quelques pas en arrière sur la route, s’assit sur une pierre sans pouvoir verser une larme une fois qu’elle eût compris qu’on venait de l’abandonner. Comme aucun promeneur ne semblait devoir passer, elle hurla quelques injures. Annibal, qui descendait le chemin à petits pas comptés, en entendit l’écho. Plus les jurons filaient droit dans les airs, plus elle se persuadait qu’Annibal, comme tous les fourbes, même les plus malhabiles, affichait depuis quelques jours un drôle de petit sourire biseauté dont elle aurait dû se méfier. Un rictus tirait la peau vers le bas plutôt que vers les oreilles, dessinait un contre-sourire. Une moue contractée cachait mal ses intentions.

« Ne te retourne pas ! Ne fais surtout pas demi-tour ! » Annibal entendit l’écho répéter plusieurs fois ces mots comme les coups étouffés d’une énorme cloche de fonte. « Surtout pas ! » répéta-t-elle avec une rage sourde.

Elle mordit dans son sandwich et ajouta la bouche pleine : « Bon appétit ! ». « … Pétit… pétit… pétit », fit l’écho, si bien qu’Annibal s’assit sur son rocher à lui pour avaler son jambon-beurre-fromage de vache à tartiner, et qu’ils finirent leur casse-croûte presqu’à l’unisson.

Il commençait à faire frais, aussi Annibal reprit-il sa marche. Il pensait aux lustres, aux salles de bains vastes comme des halls, à leurs marbres sombres, bistres et veinés d’une noirceur aux reflets mauves, aux hôtels cosmopolites de l’Europe latino-germanique. Comme le soleil l’aveuglait lorsqu’un rayon glissait entre les pins, il se prit a rêver aux enfants malicieux qui imitent ses flèches d’or avec des miroirs, en plein champ, pour l’inconfort des adultes dont ils aiment se moquer. Nous avions nous-mêmes été coupables de ces divertissements espiègles d’une cruaué naïve. Peu de mal était fait, après tout, lorsque nous riions de voir Cornelia, ou Mademoiselle, ou une fille de cuisine cligner des yeux et tourner la tête.

Les villes étaient loin, les voitures, les chiens qui pissent dans le caniveau. Il fallait maintenant compter avec les cailloux, la terre, le faîte des arbres, l’eau presque gelée. C’était à la fois plus facile et moins familier, aussi prenait-il soin de poser fermement le pied sur le sol et de lever modérément la jambe opposée pour assurer non seulement son équilibre mais — qui s’en étonnerait ? — pour ménager sa prestance au cas où il croiserait un promeneur. Au point que la marche lui semblait tout aussi fantastique que notre descente de Vulcano, pareillement précaire et pleine de promesses, bien qu’elle aussi solitaire. Où finirait-il ? Il avait eu droit à une bergère une fois sorti de la cheminée du volcan. Mais là, on était en quelque sorte beaucoup plus en pleine nature. Ce n’était pas seulement une question de degré. On y était pour de bon, pleinement, d’un seul coup, sans préface ni avant-propos, alors que l’antichambre de Vulcano gardait malgré elle un air de salle de jeux.

Personne, ici, n’avait peint de décor. Il n’y avait pas eu de petites mains engagées par la Twinton pour coller le carton-pâte, froisser la feutrine, passer le sable noir au tamis pour le confort des pieds et adoucir la lumière des bougies avec des papier paraffinés colorés à l’aquarelle. Non non. Les plis en lignes parallèles sur la roche grise avaient cet aspect immémorial et réfractaire qu’ils n’ont pas sur la peau humaine ou animale. Le vert des sapins était vert sapin, le gris des rochers couleur rocher. Les hommes, ici, n’étaient pas nécessairement bienvenus. Aucune intervention ne semblait possible, qui aurait pu faciliter la descente ou la remontée en offrant un point d’appui, un siège, la mollesse d’une mousse. Comme tout était dur et sans pitié pour sa peine ! Des efforts, voilà ce qu’on attendait du promeneur. Les baignoires, la mousse parfumée, l’épaisseur des serviettes et des tapis en tissu éponge renforcé avaient du mal à garder leur place dans l’esprit d’Annibal qui ne s’était pas imaginé la montée du col suivant si difficile. Le fils d’Hamilcar commençait à mesurer la force de la fureur alpine. Au point qu’au bout d’à peine une heure, le froid et le bruit des semelles sur les cailloux avaient eu raison de ces fantaisies et qu’il rêvait avant toutes choses d’un refuge pour passer la nuit. Pourquoi pas le toit d’une laiterie ? Annibal ignorait s’il pouvait y en avoir en cette saison et à cette altitude, imaginait sans trop d’espoir des bêtes pleines, chaudes, la langue et le museau décorés de brins de paille frais et dorés, broutés avec soin, avec des pattes paisibles de manière qu’on pût se coucher sous elles sans crainte du mauvais coup. Pour un peu, l’écho des imprécations d’Annushka lui aurait manqué.

Ses jambes, depuis Rome, manquaient singulièrement d’exercice. Il le sentait aux douleurs dans les mollets, dures et perçantes comme des coups d’épingles. Le sac faisait mal au dos. Annibal s’arrêta plusieurs fois pour réajuster les sangles et mieux en répartir le poids. Les arrêts trop fréquents ajoutaient à sa fatigue, laquelle était aussi bien physique que morale, l’effort pour y remédier également réparti entre la tête et les cuisses mais sans grand succès. Marcher, se disait-il, marcher tant et plus pour fuir est aussi bien une question de force que de volonté. La certitude d’avoir agi avec raison et prudence demandait un soutien, non moins que les jambes. Dix kilomètres, vingt… pourquoi compter ? Un écriteau lui dirait bientôt jusqu’où il avait marché. Annibal était prêt à subir l’une de ces transformations consolatrices dont il avait le secret. Déjà, rien qu’à y penser, de chaque côté, aussi bien du corps que du cœur, une langueur, un embarras pointaient leur nez, et comme le ciel prenait une teinte métallique, de même un chagrin, une nostalgie charnelle et mentale pour le col de Fazarego où une jeune fille exceptionnelle l’attendait peut-être. Autrement dit, pour résumer : un creu au ventre, la douleur d’avoir trahi le plus lâchement du monde, l’amour pour Annushka qui se transforme en mélancolie pour la beauté de ce qui fut, avec toutes ses imperfections inattendues, ses petites déceptions, ses erreurs si charmantes. Annibal  qui se prend en pitié, trop fier pour se dire qu’il a commis une faute grave et manqué à son devoir. Ses frères se seraient moqués, mais il s’en fichait éperdumment. Il lui suffisait d’imaginer la peine d’Annushka pour que la fureur de ses injures disparût et qu’il pût goûter avec elle la tristesse réconfortante d’une séparation orchestrée par ses soins.

Quant à moi, j’étais au chaud, satisfait de la tristesse offerte par la mort d’une mère, hum… remarquable — oui, remarquable —, repus de chagrin, prêt à le cajoler pour qu’il grandît encore, aussi content qu’Annibal de souffrir d’une peine profonde, consolé comme lui par une tristesse qui s’autorisait toutes sortes de métamorphoses. Si le chagrin avait fait mine de s’éloigner, j’aurais tout fait pour qu’il restât à mes côtés en ami fidèle et reprît des forces. Silvia m’aidait dans cette entreprise. Elle retrouvait une photo, revenait de la maison familiale ou de nos villas patriciennes avec une pendule, une tasse, le repose-pied de Cornelia recouvert de toile de Jouy. Elle ne disait trop rien, posait l’objet là où il devait se sentir le mieux et prendre de nouvelles habitudes — intuitivement, sans me consulter, en s’en remettant à son ancienne propriétaire qui la visitait en rêve pour la guider dans ses choix. Elle sortait ces reliques d’un sac de courses sans faire de bruit ; à la différence des cadeaux qui exigent le froissement du papier à défaire pour les découvrir, les objets rapportés par Silvia circulaient librement d’une maison à l’autre. Ils n’avaient besoin ni de protection, ni d’un artifice qui les rendît secrets et désirables. Ils venaient, ou plutôt revenaient à nous par un chemin naturel, sans l’embarras du déplacement qu’auraient pu causer leur poids, leur volume ou leur fragilité, comme de purs objets sans matière, uniquement faits des reflets de la lumière sur leur surface, des couleurs changeantes du tissu ou de la porcelaine, mis en valeur par la nudité de l’espace qui les entourait pour qu’on pût les admirer sans gêne. Ils auraient pâti d’un voisinage ; chacun de ces souvenirs avait droit à une distance, comme dans un musée. On pouvait reculer, tourner autour, s’en rapprocher comme s’ils avaient été exposés dans une vitrine ou protégés par une corde de velours rouge.

Cornelia en devenait elle-même muséale et convoitée par les collectionneurs. Elle s’imprégnait de ces qualités nécessaires et fugitives, empruntait la transparence des tasses, le feutré des dossiers tapissés, la douceur de l’ivoire. Toucher ces choses faisait penser à elle, et la pression qu’elles donnaient en retour était un réconfort, un signe de bonté venu de derrière l’antichambre entrevue à Vulcano depuis laquelle Cornelia nous assurait qu’elle n’avait rien oublié, que notre droit à nous retrouver ne pouvait expirer, que rien ni personne ne pouvait un jour nous déclarer forclos. Maintenant faite d’une matière différente de la chair qui commençait de pourrir sous terre, Cornelia, libre, désintéressée des affaires du monde, avait gagné un sens de l’humour qui lui avait fait défaut de son vivant, un humour léger et bon enfant qui lui faisait aimer avec une parfaite bonne foi ce à quoi elle mettait un point d’honneur à résister lorsqu’elle recevait les jambes posées sur le repose-pied en toile de Jouy, avec une tasse de thé au creux de sa main et la pendule posée à côté d’elle sur la commode. Plutôt que donner l’heure, ses aiguilles rappelaient aux visiteurs que l’entrevue ne pouvait durer trop longtemps.

Cornelia n’avait donc pas tergiversé. Elle ne s’était accordée aucun repos. Une semaine à peine après qu’elle eût prononcé ses derniers mots, Silvia avait installé son repose-pieds devant le fauteuil pour allonger ses jambes, puis elle s’était endormie avec son livre. Moricaud, qui était entré déposer le courrier, en avait pour le coup piqué un discret petit fou-rire.

Alors que la mauvaise foi d’Annibal touchait à la perfection, au point que son chagrin de circonstance en était devenu pur, un chagrin de femme éconduite et rien d’autre, Annushka lui accordant son pardon comme par miracle, alors qu’il était prêt à la prendre dans ses bras pour la réconforter et l’écarter de ceux qui auraient pu le juger défavorablement, Annibal s’offrit le luxe d’un dernier doute pour ne pas céder trop vite à la facilité. Annushka n’avait-elle pas le devoir de se rebeller, de l’abandonner bien plus fermement que lui-même ne l’avait fait, par exemple de refuser de le revoir ?

 

 

Il se mit à neiger. Une petite neige molle et sans matière décida sans prévenir de tomber continûment. Annibal se dit pour se consoler de ce contretemps qu’Annushka avait peut-être la chance d’être au sec alors qu’il était encore à peiner le long des chemins. Elle avait pu faire demi-tour, autrement dit abandonner. Il n’était pas si facile de lui concéder un avantage maintenant qu’il l’avait remerciée — et encore sentait-il que le mot n’était pas assez fort —, maintenant qu’il s’était discrédité, voilà qui était mieux et justifiait le refus tant redouté. Aussi le bénéfice du confort et de la chaleur était-il dû à cette femme remarquable qui avait su fermer les yeux au bon moment, lorsqu’il avait disparu sur le chemin en contrebas. Annibal le lui accorda volontiers, admettant pour son bien-être personnel qu’elle avait certainement eu la présence d’esprit de renoncer à cette fuite absurde et d’imaginer le moyen de vider les comptes en banque avec le concours de Herr Regenbogen. Les pieds dans la neige, Annibal conseilla Zephy de l’aider à profiter de cet argent en imitant sa signature.

Annushka avait rejoint un refuge, un lieu sûr. Auquel cas, elle ferait comme elle avait toujours fait jusqu’ici : elle prétendrait qu’elle n’avait même pas essayé. Il suffisait pour cela qu’elle revînt à son point de départ, en quelque sorte au point mort. Il la reverrait, peut-être pas de sitôt, mais l’idée qu’elle l’attendrait à sa manière, en se mentant à elle-même, en se persuadant sans cesse qu’elle ne le voulait pas, sans savoir que son désir de le retrouver augmentait au fur et à mesure qu’il était nié, lui donnait indéniablement de l’assurance.

Annibal m’avoua la chose telle quelle avec la plus grande naïveté, sans se douter que ce travail de dénégation qui lui avait donné la force de s’enfoncer tant et plus dans la forêt n’était pas tout à fait à son honneur. Le prix à payer pour avancer était celui de la facilité — encore un cas de wishful thinkingselon l’évaluation de Mademoiselle. Ainsi Annibal avançait-t-il tant et plus, persuadé qu’on l’avait déjà pardonné et qu’il pouvait continuer avec l’assurance qu’il restait uni à Annushka d’une manière qui n’était qu’à eux pour affronter la méchanceté du monde, sa bêtise et sa partialité.

Il dût progresser sans aide, avec cette complaisance satisfaite, fort de son propre assentiment, tellement seul dans la montagne que j’y pense avec effroi. Sans maître, petit ou grand, précipité vers la catastrophe, avec une sorte d’abnégation proche de la folie, sans nouvelle de quiconque ni projet autre que celui de la fuite. Bien que la faim conduise, dit-on, à une clarté de la pensée, à une sorte de délivrance et même à un exorcisme, je crois que la privation et la neige et les poux et les vêtements collés au corps par la pluie épaisse eurent raison de cette perspicuité. Peut-être l’aurait-il gagnée sous le regard d’un tiers qui aurait souffert autant que lui, qui aurait comme lui senti la vanité des projets et même de l’éducation devant la force immense et sans pitié du froid.

Qu’il était beau, le printemps ; l’été aussi, d’or et d’azur, et l’automne avec ses couleurs de bronze et de châtaigne ! Mais cette blancheur si dure, si impeccable, si satisfaite d’elle-même, sans une tache, sans un mot, sans un signe. Quelle sévérité, quelle intransigeance ne fallait-il pas à la nature pour punir les plus faibles de vouloir composer avec l’hiver ? Comment penser droit, ou sentimentalement, ou même au petit bonheur la chance, se satisfaire d’une simple opinion, d’un vieux souvenir, d’une esquisse ? Cette dureté était telle qu’Annibal évita toute conversation avec les autochtones, profita des patois incompréhensibles pour signifier d’un coup de tête qu’il ne les comprenait pas et ne demandait rien à ces hommes si rares qu’il croisa deux ou trois fois et dont le commerce lui importait si peu. Si ce commerce se réduisait à accepter un morceau de pain contre lequel il n’avait rien à offrir, pas même un remerciement sous prétexte que sa bouche avait perdu l’usage de la parole et ses doigts gourds celui d’une poignée de mains, Annibal ne s’en inquiétait pas, faisait comme si cette solitude, le cadeau fait à Annushka d’un destin meilleur qui réclamait leur séparation, résultait d’une abnégation inhumaine. Ce désintéressement n’était après tout pas plus difficile que celui dont il avait fallu faire preuve en des circonstances opposées quand on était en ville à longer les couloirs, fermer les portes, écouter les conseils, agir contre son gré, et où il faisait pourtant bon chaud. La sécheresse du cœur gagnée en quelques heures de marche, combattue à l’aide de suppositions et de chimères ravaudées comme des vieux linges conduisirent Annibal jusqu’au fond de la forêt où ses jambes eurent la force de le conduire. Il fit l’effort jusqu’au bout, machinalement, sans plus penser à rien, avec une telle désaffection pour son propre corps, perclus et mauve aux extrémités, que le skieur qui l’aperçut de loin dans le Haut-Adige crut à une apparition.

En quoi il n’avait pas entièrement tort. Perdu dans la neige de cet hiver si rude, Annibal avait l’air d’un phantasme, plus encore que dans les jardins de l’ambassadeur où il avait joué un rôle écrit pour lui sur mesure, plus encore que dans les odieux jardins du Pincio. Il y avait, là aussi, en pleine montagne, comme un simulacre ou un fantôme, mais plus abouti, aguerri, presque excellent. Le skieur ne crut pour de bon à sa matérialité que parce que ses jumelles lui assurèrent qu’un être de chair plutôt qu’un eidolon s’égarait hors des pistes et s’avançait en titubant en direction d’un ravin boisé de sapins. Il le suivit un instant, troublé par l’irrégularité de sa marche et l’infléchissement de son dos. Il semblait que le fantôme dans la neige allait basculer en avant à la manière d’un pantin mal articulé, avec des jambes trop légères et un buste trop lourd, que ses bras n’étaient pas fait pour retenir sa chute, que toute la conception en était si défectueuse qu’il chuterait en avant la tête la première et roulerait dans le vide.

Et puis, le pantin s’accroupit dans la neige molle et fraîche qui lui arrivait maintenant à la moitié du torse, de manière qu’on aurait pu croire de loin qu’elle avait presque entièrement recouvert une statue ou un calvaire.

Il semblait qu’Annibal cherchait quelque chose dans la poche de sa veste. Il bascula en avant la tête la première sans avoir rien trouvé, peut-être bien de sa propre volonté, pour mourir, enfin, les bras serrés contre son torse. Il espérait s’allonger sous un arbre, et glissait à plat ventre pour atteindre un groupe de sapins lorsque le skieur rangea ses jumelles dans leur étui et poussa un grand coup sur ses bâtons.

 

5

 

 

La science du probable, les conjectures augurales, l’intuition commune étaient pareillement faibles face à la question de savoir où Annibal avait pu vouloir se cacher. Aucune ne permettait de trancher. C’était de cela qu’il s’agissait, au fond. Je veux dire non pas foncièrement ou en fin de compte, mais aufond de nous-mêmes, dans cet espace dont les frontières s’effacent dès que nous nous en approchons, là où l’ignorance circule à son aise et où il nous est si difficile de retrouver notre chemin. Plus encore qu’Annibal lui-même, futur docteur ès-Alpes, c’était l’envie l’obtenir un renseignement fiable qui souffrait. L’incapacité à choisir la méthode qui aurait permis de savoir de façon certaine et désinteressée si notre Annibal était heureux, ce défaut-là était devenu intime et volait toute la place dans nos cœurs.

L’ignorance par médiocrité avait élu domicile sans discernement dans nos émotions, les plus passagères comme les plus tenaces. Ne pas savoir où il était, dans quel état de dénuement ou de confiance, nourissait notre crainte et notre espérance aussi bien que notre sens du ridicule, parfois dans cet ordre, parfois dans un autre. A d’autres moments, l’ignorance les choyait tous à la fois de manière qu’il était impossible de les distinguer ni de savoir duquel des trois l’ignorance avait le plus besoin : de la peur qu’il fût mort, de l’espoir qu’une forme de vie même toute petite, lui fût accordée, ou alors de la vanité de nos attentes. La douleur de l’incertitude a son charme ; j’étais tour à tour respectueux, fervent puis content, finalement, de céder à l’abattement. Quelle horrible farce ! Étaient-ce là, vraiment, des émotions ? Plutôt des garnements déguisés en frissons, des petits prétentieux mal élevés secoués de frémissements, hum… factices, qui avaient élu domicile chez nous sans prévenir.

Je me moquais volontiers de cette montée vers le Nord par détachement et manque de fierté. Par paresse, aussi, laquelle n’était qu’une facade ; et puis, aussitôt, comme si elle se pressait et ne pouvait supporter l’attente, la bouffonerie de cette inaptitude à faire son deuil du doute empruntait la force de la haine. Je me serais volontiers laissé aller aux pires extrémités. Bien qu’au deuxième rang dans cette affaire puisqu’Annibal m’avait devancé en se perdant dans d’horribles froidures, j’avais droit à un traitement de faveur. Mais ni Silvia, ni l’ancien esclave, ni la joue nocturne de mon oreiller si prodigue en songes en ces temps de vagues pressentiments, n’y pouvaient grand chose. Quelle inefficacité ! Je passais mon temps à en observer les détails. Silvia lisait les journaux sérieux, ceux qui n’offrent aucun appui et raisonnent sans fin à propos des news, Moricaud prenait des bains de soleil en petit short sur la terrasse, ce qui était mieux, après tout, que lire des banalités. Les muses mineures qui auraient pu donner une piste à un Moricaud plus naïf faisaient la tête. Les vins étaient lourds, les desserts trop nombreux ; sous l’auvent,  la lumière orangée donnait à nos visages une teinte artificielle, la même à partager, sans ombre ni nuance, affreusement égale. Le papier froissé déposait sur les doigts de Silvia une encre d’un gris douteux. Des jours entiers à réécrire ses lettres, à retourner dans sa tête comment dire à Annushka qu’il fallait faire son deuil… Et puis comme il était impossible de le dire de cette manière et qu’elle risquait de la blesser, dire tout autre chose : que rien ne change à Messine, que nous serions bientôt d’une autre époque et que la nouvelle nous confondrait au point que nous ne saurions comment y conduire nos affaires…

Combien de temps mettait-elle à rédiger ses lettres ? Trop. Toujours interrompue, hésitante, ou alors décidée mais à propos de futilités. Elle prenait un fruit dans la coupe sans le rincer. Moricaud avait déjà quitté la table et allongé les jambes au hasard sur un tabouret, une chaise, un tas de vêtement. Ce désordre m’excédait. Je le trouvais médiocre. Il suffisait que Moricaud fît le taiseux sur la question pour je resentisse aussitôt une inquiétude mâtinée de honte, un désir de vengeance. Comment pouvait-il être indifférent à ce point, goûter tout seul son petit confort ? Comment pouvait-il se satisfaire de ne rien dire ? Qu’avait-il fait pour mériter ce droit à l’incuriosité ? Après quoi, il était là, à mes côtés dans la bibliothèque, reposé par sa sieste. Je l’aurais volontiers battu pour le punir de se soucier si peu du sort d’Annibal. J’aurais pu le congédier, mais son port était si fier et sa tête penchée sur les livres paternels ravissait par tant de grâce que j’en étais aussitôt dissuadé. Il souriait, bien sûr, satisfait que son goût pour l’étude lui donnât un tel pouvoir sur son hôte. Je m’asseyais parfois dans l’ancien fauteuil réservé aux visiteurs de Scipion père, sans faire de bruit, pour lire moi aussi, pour lire à côté de lui et rien de plus. J’entrais sur la pointe des pieds. Il feignait de ne pas m’avoir remarqué, tournait les pages, griffonait des notes, puis j’entendais qu’il posait le stylo sur le sous-main et qu’il se levait pour me soumettre quelque chose. Les anciens collègues de Zephyrinus auraient pu être fiers s’ils l’avaient eu comme élève. Je lisais sa feuille avec peine et distraction parce que je ne voulais pas que cette façon de me confier le résultat de son travail fût une manière d’excuser son indifférence au sort d’Annibal. Je l’obligeais donc sans trop manifester d’attention, bien qu’avec une préoccupation en tête. Moricaud n’était pas dupe et s’en fichait. Il restait planté à côté de moi à attendre le verdict. S’il voyait une remontrance dans mon étonnement pour son insouciance, aussitôt il s’essuyait la figure comme on fait pour enlever un morceau de confiture collé au mauvais endroit et attendait encore. Il aurait patienté sans fin que je fisse mon rapport et n’aurait ménagé aucun effort pour qu’il fût élogieux.

Je finissais par le lire de bonne grâce, sans que rien n’eût été dit sur la question qui me tenait à cœur et dont il était si douloureux de s’entretenir. Nous évitions le sujet, Moricaud de retour à sa place, avec pots à crayons, livres, coupe-papiers et statuettes, le portrait en pied de Scipion accroché derrière lui, moi toujours dans le fauteuil dont je pouvais évaluer le rétrécissement. Les accoudoirs effleuraient mes côtes, je m’enfonçais dans le siège, ses mauvais ressorts étaient sans pitié pour mes os, aussi menacants que les objets tranchants qui frôlent W dans le conduit de l’entonnoir. Quelle douleur ! Je ne mens pas. Aussi me levai-je, un jour, fatigué de ce manège quotidien. L’après-midi touchait à sa fin. Lorsque Moricaud me vit debout devant lui, il dit en position assise : « bien sûr, parlons-en ».

Il apparût de par la discussion qui suivit qu’il avait un avis tranché sur la question, qu’il était capable de conjectures intelligentes et tenait après tout aux confidences pour peu que quelqu’un lui demandât d’en faire. Je le compris d’abord à la manière dont il laissa aller son dos. Il attendait que je fisse la demande. Je faisai mine de lire son bout de papier. C’était mon tour, aussi demandai-je le plus naïvement du monde ce qu’il en pensait. Si les journées avaient été pluvieuses et sans surprise, nous aurions pu en conférer à l’intérieur, mais il faisait beau, beaucoup trop beau pour rester là comme au coin du feu, aussi Moricaud se leva-t-il et me fit-il signe de le suivre. Je refermai mon livre, gardai ma page avec la feuille qu’il m’avait confiée, la première que je ne lui rendai pas à la première lecture.

Moricaud, j’allais bientôt en avoir l’assurance, avait une pensée personnelle qui se souciait peu des avis d’autrui et trouvait dans ses propres méandres nourriture et satisfaction, une pensée aux besoins de laquelle il subvenait par ses propres moyens. C’était une sorte de spirale qui pouvait procéder indifféremment de l’extérieur en direction du centre, ou du centre en direction de la périphérie, de manière que rien n’était perdu, ni ce qui n’avait été observé qu’une seule fois, ni ce qui avait le plus résisté à la critique. Le vent était chaud, le soleil bas. Moricaud, j’eus de la peine à le croire, leva solennellement le bras et pointa l’index vers l’endroit du jardin où nous serions à l’évidence le plus à l’aise pour parler. Il indiqua très précisément un banc, comme quelqu’un qui connaît les lieux par cœur et n’ignore rien de la manière dont on doit honorer les étrangers en visite, en leur laissant la meilleure place, en évitant qu’ils s’égarent. Je le suivis de bonne grâce.

Son visage avait acquis une sorte de plénitude et même de gravité. Il était parfaitement conscient, non seulement du sens de ce qu’il disait, mais également du poids de ses paroles. En parlant, il exprimait deux choses : d’une part ce qu’il voulait dire et que quelqu’un d’autre aurait pu répéter après lui ou confier à sa place, mais aussi le fait qu’il le disait avec l’intention plus ou moins affichée de produire un effet. Le timbre, la modulation, la musique particulière des mots qu’il prononçait indiquait selon les besoins de sa démonstration qu’il voulait surprendre ou au contraire rassurer son auditoire. L’inclinaison du torse, tout autant que la lenteur ou la rapidité avec laquelle il croisait les jambes, tout jouait son rôle, et ce rôle était de compliquer le jeu de manière que Moricaud pouvait suggérer par un mouvement sec du pied, qui n’était pas sans rappeler celui de mes sandales dans le sable de l’antichambre des Enfers, qu’il ne fallait pas prendre au sérieux l’intention qu’il avait préalablement dévoilée en parlant sur le ton du sermon ou de la plaisanterie. Son pied balayait le sol devant lui, l’air de dire « finalement non, ce que j’avais pris à la légère est en réalité plus grave que je ne l’avais cru », ou au contraire, « n’y faisons plus attention ». Ces mouvements étaient parfois à peine perceptibles de manière qu’il était difficile de juger si Moricaud avait pêché par retenue ou si on avait mal interprété la pondération dont il avait choisi d’envelopper son discours.

Ce qui voulait dire — ne nous voilons pas la face — que Moricaud pouvait mentir et confondre son adversaire avec une grande économie d’efforts, par une superposition de signes et d’indications tantôt fiables, tantôt mensongers. Deux ou trois suffisaient, la frontière entre le vrai et le faux en devenait si floue, la confiance de l’interlocuteur si faible et sa confusion si gênante qu’on ne savait quoi répondre pour les dêmeler de peur que la réponse s’avérât plus déconcertante encore.

Aussi, une fois installé, joua-t-il des pieds, les écartant pour les rassembler aussitôt, les collant l’un contre l’autre pour simuler la réflexion, les séparant de nouveau pour souligner qu’un point jugé litigieux exigeait une prise de position ferme et définitive. Le bassin bougeait peu pour dire qu’il avait gagné cette place assise et n’en démordrait jamais. Le torse, penché ou redressé, témoignait au contraire de la vivacité de ses efforts, les mêmes exactement qu’il exigeait de son auditoire. Ils devaient être aussi réfléchis et appliqués que les siens, et s’il se penchait un peu trop de manière qu’il lui fallait poser ses coudes sur ses cuisses et appuyer sa tête sur ses paumes à moins de basculer sur le gravier à la façon d’Annibal dans la poudreuse, Moricaud fonçait alors comme un skieur sur une noire.

 

D’ailleurs, la tête entre les genoux, sans lever la voix, en plein schuss, il affirma qu’Annibal monterait autant que ses forces le lui permettraient, de manière à se retrouver seul au monde, non pas face à ses responsabilités, à son destin, ou à quelque chose d’aussi trivial, mais — il se releva d’un coup et épousseta son pantalon immaculé — face à rien. Quoi de plus difficile ? disaient les paupières de Moricaud. Car il ferma les yeux pour me faire comprendre l’étendue de la difficulté d’appréhender le néant dans le froid et ne les rouvrit qu’après s’être enfin recalé au fond du siège, sûr de son effet.

Rien ? Fallait-il qu’Annibal aille, si j’ose dire, aussi loin dans le renoncement et l’épuration ? Qu’affirmer, d’ailleurs, de ce rien qu’Annibal devait avoir en tête, sinon qu’il n’était rien ? Si Annibal avait eu la force de l’appréhender en pleine nature, ou s’il avait encore cette force à supposer qu’il fût loin du but, qu’aurions-nous pu en dire, nous, depuis Messine ? Et là, sur cette question retorse et insidieuse du néant, je dois avouer que Moricaud fit des merveilles. Personne, pas même Scipion, et pas plus Mademoiselle, n’aurait pu maîtriser le discours avec autant d’élégance et d’économie. Il joint ses mains devant son torse, très exactement devant son plexus solaire, entre les aréoles droite et gauche, sombres sous le coton, petites comme des têtes de clou. Il frotta ses lèvres l’une contre l’autre, mais sans les rentrer contre ses dents, en esquissant au contraire une petite moue espiègle qui donnait à leur chair la douceur de la pulpe et la fraîcheur rosée des jeunes framboises. Son visage avait l’air si heureux, si reposé, si humain et comme nourri de fruits mûrs et rien d’autre, sans rien de carnassier, que plutôt qu’attendre une réponse, j’aurais volontiers passé outre et parlé de tout autre chose. Il se retenait de rire et même, je crois, de pouffer. Il proposa une promenade dans le parc, une visite des lieux, peut-être bien pour calmer cette envie de s’esclaffer au moment où nous aurions dû honorer la gravité. Il est plus facile d’aller droit au but avec quelqu’un qui se déplace qu’avec un interlocuteur assis, aussi le suivais-je sans rien dire, en acquiescant vaguement, en faisant comme s’il m’enlevait les mots de la bouche, comme si nous pouvions continuer la promenade sans rien dire de plus puisque nous tombions d’accord sur tout : l’incertitude de notre avenir et la douceur des températures.

Moricaud parla de mille petites choses sans importance, d’insignifiantes broutilles autour desquelles il tournicotait avec adresse, non par cynisme ou goût de la dérision, mais au contraire, je m’en rendis compte à l’odeur de sueur qui s’échappait maintenant des aisselles, par peur. Il exhalait ce qu’exhalent les condamnés au moment fatal, lorsque l’attente s’interrompt et que plus rien ne peut être dit, ressenti ou espéré, quand les prières et les conjectures sont arrivées à leur terme. L’odeur acre et salée monte des aisselles, l’eau coule du front et mouille la plante des pieds. Toute cette montée, coulure et humectation s’arrête d’un seul coup et laisse la place l’instant d’après à l’odeur de merde dans les fonds de culotte, du sang qui pisse, de la langue fétide qui pend, molle et violette. Moricaud en était à ce point où la mauvaise odeur devait être vaincue, les goutellettes au front épongées et les pieds séchés.

Il me prit par la main pour se donner du courage et dit d’une voix inflexible qui dégagea son front et redonna un peu de couleur à ses joues, « beaucoup trop haut pour que quiconque daigne jamais s’y risquer ». Je compris en m’allongeant à côté de Silvia le soir même qu’il avait parlé d’Annibal. Ses manières m’avaient tellement tourné la tête et éloigné du but que je ne m’en étais pas rendu compte.

J’avais bien mal pesé le poids de ses paroles. En reconnaître la force exigerait des nuits d’incertitude, des insomnies et des délibérations houleuses avec Silvia. Que n’aurais-je donné pour tout savoir ?

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