Le Passe Muraille

Théâtre dogon

   

Carnet nomade de René Zahnd

Au village de Benimatou, un homme parlait français, ce qui était rare au pays Dogon, comme je le constatais depuis plusieurs jours. Cordial, Michel était donc venu m’offrir l’aubaine d’une conversation, alors qu’avec Ibrahim le Magnifique, mon imprévisible guide, nous attaquions notre troisième calebasse de bière de mil.

— Et tu fais quoi dans la vie, papa?

Ici, tous les jeunes m’appelaient familièrement papa, eu égard sans doute à mon âge pour eux vénérable et à ma barbiche, où fleurissent pas mal de poils blancs.

Du théâtre.

Par politesse, il opina en poussant un de ces petits grognements d’approbation dont le secret semble conservé par ceux qui pratiquent d’interminables palabres. Le mot «théâtre», il l’avait peut-être déjà entendu. Mais quant à savoir ce qu’il recouvrait au juste…

— Explique, papa, explique! m’encouragea Ibra, qui avait déjà eu droit à quelques éclaircissements sur le sujet lors de notre marche.

Cinq ou six hommes faisaient cercle autour de nous. Leurs peaux et leurs regards luisaient aux flammes du foyer. Michel leur avait résumé la situation et ils attendaient. Je fis de mon mieux. Je décrivis le bâtiment, la scène, les acteurs, les histoires qu’on raconte, les costumes, les lumières, les gens qui se rassemblent pour venir écouter et regarder… Soudain, Michel s’écria:

— Mon grand-père aussi faisait du théâtre! Le théâtre dogon. J’ai encore tout le matériel chez moi. Un musée voulait me l’acheter, mais j’ai refusé. J’ai encore tout chez moi. Le théâtre!

Il riait et les autres riaient avec lui.

— Tu me le montres ? demandai-je.

— Demain, si tu veux, quand il fera jour.

Couché sur le toit d’une case pour la nuit, envahi de bien-être, je regardais encore une fois ce ciel incroyable, troué d’étoiles jetées par immenses poignées, confettis de lumière un instant suspendus avant de retomber dans une fête de feu. J’entendais la rumeur de conversations discrètes. Un âne se mit à braire. Des oiseaux nocturnes appelaient dans la falaise.

Le soleil léchait à peine la paroi de latérite que déjà Michel, qui m’avait entraîné à l’écart du village, me présentait le théâtre dogon de son grand-père. Il portait une grande lance, un outil pour travailler la terre et une sacoche de cuir. Dès qu’il se mit à parler, je compris que mes pauvres explications de la veille avaient conduit mes auditeurs vers l’unique pratique qui, dans leur société, leur semblait correspondre à ce qu’ils entendaient : les fêtes et les rites. Outre qu’ils n’avaient pas entièrement tort, retrouvant d’instinct l’origine sacrée du théâtre, cet amalgame me valait une certaine estime, voire des marques de respect. N’étais-je pas, dans mon pays, un maitre de cérémonie?

L’aïeul, ainsi que Michel me l’expliqua, se livrait à toutes sortes d’activités avec deux comparses, usant des accessoires aujourd’hui aux mains de son petit-fils. Ces pratiques, dont le sens ne m’apparaissait pas toujours clairement (il en va d’ailleurs de même au théâtre), faisaient appel aux forces du visible et de l’invisible, aux points cardinaux, aux ancêtres et aux diables, à la terre et au ciel. Sous le regard de la communauté, diverses lois étaient défiées : celles de l’apesanteur et aussi celles que nous autres, venus d’Occident, appelons de la raison. Je fus très impressionné par plusieurs objets, notamment les sachets de poudre à tuer les mauvais esprits et un petit couteau de sacrifice si puissant, me disait Michel, que si on le tirait sans être initié de son fourreau le jour, la nuit tombait aussitôt, et inversement si un inconscient s’avisait d’essayer la nuit.

Peu après, nous repartions, sac au dos, avec Ibra. Nous étions à trois jours de marche de la première voiture, cheminions entre les baobabs et les petits champs cultivés par les Dogons, dans des paysages du matin du monde. Au rythme des pas, je rêvais aux surprises du langage, au sens qu’avait pris le mot théâtre pour quelques habitants de ce village, à l’étrangeté de mon existence, vouée à une activité inconnue dans la région.

R. Z.

(Le Passe-Muraille, Nos 64-65, Avril 2005)

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