Le Passe Muraille

Tempête au Crockford

(Gilles Ghez)

Nouvelle inédite de Fabrice Pataut

Mais quel imbécile ! s’était dit « Pops » Beaseley, le colonel en retraite du Crockford Club. L’imbécile en question était son partenaire de bridge le temps d’une partie qui entra dans les annales. L’homme irascible et prétentieux dont nous tairons le nom affichait assez de suffisance pour accuser la malchance après avoir chuté cette manche :

                                       

N’était-ce pas un comble ? Pops lui aurait volontiers jeté son jeu à la figure et même — il sut se retenir, Dieu merci — lui dire ses quatre vérités. Et puis cette ridicule veste d’intérieur en velours gaufré lui donnait un air vaniteux tout à fait déplacé.

Pops commanda un deuxième porto d’un léger mouvement des paupières et vérifia l’heure. Ils y étaient depuis trois heures et s’apprêtaient  maintenant à distribuer la vingt-deuxième donne. Il se leva sans faire de bruit avec une vague excuse en tête et descendit l’escalier qui menait aux toilettes sur la gauche et au salon du cireur sur la droite.

« Je regrette bien d’être venu, Colin », fit-il en passant une tête.

« Ça arrive… ça arrive… », acquiesca Colin, toujours philosophe. Il posa son journal à côté de lui sur le tabouret et ajouta « je vous attends » en caressant sa petite moustache en brosse.

Quand il se fut assis dans le fauteuil, Pops demanda des nouvelles de madame.

«  Ça va mieux, dit Colin, je crois que nous sommes sortis d’affaire.

— C’est quand même terrible, mon Dieu.

— Ça se soigne bien, maintenant.

— Et Prudence ?

— Elle finit sa cinquième. C’est la première de sa classe. »

Déjà… Ce n’était pas dans les habitudes de Pops ; pourtant, il se souleva de son siège, se pencha en avant et gratifia l’épaule de Colin d’une petite tape affectueuse. Comme sa main restait posée sur la bretelle,  Colin crut bon d’ajouter « Elle me rend tellement fier ! » et Pops approuva de tout son cœur d’une deuxième et dernière petite tape affectueuse.

« Nous en avons encore pour une heure, dit-il le regard dans le vide.

— C’est long…

— Plutôt, oui.

— Je passe le chiffon et vous êtes fin prêt.

— Prenez votre temps. »

Colin désapprouva en faisant claquer le carré de tissu, le bras tendu et volontaire, comme s’il agitait un drapeau.

Il fallait remonter. Pops avait-il le choix ? Avait-il jamais eu le choix ? Pas souvent, à vrai dire. Il avait dû prendre des décisions pour les autres, exiger des sacrifices, infliger des sanctions disciplinaires, remettre des décorations. Quant à sa propre personne, le colonel Beaseley avait très exactement fait son devoir et rien de plus.

Il remonta les escaliers, reprit sa place et considéra la situation. Après la guerre, les meilleurs bridgeurs anglais — Tarlo, Schapiro, Konstam, Reese et Harrison-Gray — avaient fait leurs premières armes en partie libre ici même, à quelques shillings le point. Pops n’avait que faire de l’argent. Il en avait à coup sûr considérablement moins que la plupart des membres du Crockford, mais suffisamment à son goût. C’étaient les vêtements qu’il préférait parier. Il en possédait une belle collection, tous de la meilleure facture. Et maintenant… ce jeune joueur prétentieux.

Il reposa son verre de porto sur le guéridon, et puisqu’il pensait à la jolie petite frimousse de Prudence qu’il avait aperçue au club le jour où Colin avait été autorisé à lui faire la visite, il se lança.

« Je gage, jeune homme, trois pardessus contre un chapeau que, joué correctement, le contrat de 4 Cœurs est sur table quelles que soient les distributions ! Ça vous dit ? »

La situation était la suivante : Sud donneur, Nord-Sud vulnérables.

Les enchères peuvent surprendre. Mais pourquoi, après tout ? Elles sont en tout point conformes au système ACOL pratiqué en Grande-Bretagne : majeures quatrièmes et ouverture de 1SA de 12 à 14 points.

Le jeune joueur prétentieux (J. J. P., côté Sud) suggéra d’un passage rapide de la langue contre les dents du haut que c’était impossible. Pops s’offrit quant à lui un sourire intérieur assez revigorant.

Prudence devait passer dans la meilleure école. Elle avait les résultats. Il y veillerait. Il avait fait le mort tout ce temps. C’est-à-dire que Ouest avait entamé du 2 de Cœur, Est avait pris de l’As et rejoué le 5 de la couleur pour le 7 d’Ouest. Après avoir donné un troisième coup d’atout, le J. J. P. avait tenté l’impasse à Trèfle, mais Ouest avait pris du Roi et renvoyé Carreau pour Est qui détenait… l’As et la Dame. Une de chute !

En ce qui concernait cette partie, l’avenir était tout tracé. Son enchère pouvait paraître osée, mais le colonel en faisait son affaire. Il aurait son chapeau.

Le jeune joueur prétentieux l’observa de haut, le sourcil relevé, commander un troisième verre de porto. Quel imbécile, décidément, se dit Pops pour la deuxième fois, il le lève beaucoup trop, dans l’espoir qu’on sache quel jugement il porte sans qu’on puisse être tout à fait certain qu’il l’a porté. Comme si froncer le sourcil en accent circonflexe était devenu une seconde nature. Ceux qui partaient en première ligne avec moi buvaient un grand coup au goulot, un alcool blanc vraiment infecte, on se regardait dans les yeux, peut-être bien pour la dernière fois, et ils couraient ventre à terre dans la boue, le front bas, sans juger quiconque.

C’est là que Pops intervint en délaissant d’ailleurs son troisième verre. Son plan d’attaque pour aligner à coup sûr dix levées était le suivant. Après trois coups d’atout, il suffisait d’éliminer les Piques en défaussant un Trèfle du mort, de tirer l’As de Trèfle en renonçant à l’impasse, et de jouer finalement le valet de Carreau en mettant un petit du mort, ou alors en couvrant du Roi au cas où Ouest fournirait la Dame.

Le jeune joueur prétentieux se tortillait sur sa chaise. Et si Prudence…, mais oui quelle idée formidable, se dit Pops en souriant cette fois pour de vrai, mais oui…

Quant à Est, en main, il devait donner une dixième levée à Sud, soit en renvoyant Trèfle, soit en affranchissant le Roi (ou le 9) de Carreau du mort… et voilà. En moins d’une demi-heure, le jeune joueur prétentieux en fut pour ses frais. Pops reçut le chapeau le soir même : un Hombourg jamais porté en laine anthracite.

Avant de repartir chez lui, Pops redescendit voir Colin. Rarement le cireur du Crockford avait-il vu le colonel Beaseley en aussi belle forme. Ses yeux bleu ciel, perçants comme des yeux de rapace, ses petites dents ivoire rangées derrière ses lèvres à peine déserrées : tout disait que le colonel avait gagné son pari. On le savait, bien sûr, aux applaudissements qui avaient précédé la tournée générale. Tout le monde avait ri, on avait trinqué, le brouhaha était descendu le long de l’escalier jusqu’au rez-de-chaussée. Le jeune joueur prétentieux était parti à reculons sans serrer de mains, en s’inclinant un peu trop bas.

Colin s’autorisa à serrer le poing et à lever le pouce d’un petit mouvement sec. Comme il était content !

« Oui, bon… », fit Pops modestement sans pour autant nier qu’il n’était pas peu fier de son coup.

Colin attrapa son pardessus et ils sortirent ensemble du Crockford. Le trottoir était mouillé, mais la pluie s’était calmée. La nuit commençait à tomber, bleutée, lourde et souple comme un voile de velours. Ils firent un bout de chemin ensemble : Shepherd Street et Picadilly jusqu’à Green Park, là où les majestueux platanes d’Orient indiquaient que leurs chemins devaient se séparer. Colin irait en métro jusqu’à Camberwell, le colonel continuerait à pied en traversant le parc.

Et Prudence ? Bien sûr, il y avait Prudence, et la belle idée qui assurait qu’elle obtiendrait le meilleur collège malgré des circonstances économiques peu favorables, continuait à faire son chemin.

« Il faut absolument qu’on se voie », dit Pops en regardant Colin s’engouffrer dans le métro. Comme il ne l’avait pas dit assez fort, il descendit quelques marches pour se rapprocher — deux ou trois, pas plus — avant que Colin ne disparût tout à fait. Il continua en catimini jusqu’aux guichets, observa de loin Colin passer le portillon et se diriger vers l’escalier mécanique.

« Il le faut », répéta-t-il pour lui-même en remontant à l’air libre.

 

@Fabrice Pataut

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *