Le Passe Muraille

Sur un envol de paroles

par Adrien Pasquali (1958-1999)

Avec l’adage latin Verba volent, scripta manent, nous entendons souvent signifier que l’ écrit fixe une parole plus digne de confiance, mais nous accordons une autorité supérieure et quasi fétichiste à ce qui dure, au détriment du transitoire et de l’éphémère, voire du volatil, terme auquel sa consonance avec futile ôterait toute possibilité d’emprise sur le réel.

Mais nous connaissons aussi certaines expressions populaires. Ainsi, c’est du vent, désigne un bavardage futile; mais depuis des Forêts, au moins, nous avons entrevu que le bavardage est loin d’être inconsistant; quant à la futilité, il faudrait être bien confit en gravité pour ne voir en elle que superficialité vaine, quand elle s’apparente souvent à ces «divins détails», évoqués par Nabokov, qui pour immotivés qu’ils puissent paraître dans l’ordre des logiques narratives ne représentent pas moins des condensations et des leviers de l’imaginaire.

Mais il y a l’expression: C’est de la fumée, pour qualifier un propos apparemment aisé, voire abondant, qui masquerait cependant une profonde inconsistance: inavouable ou indiscutable, celle-ci serait avouée par l’ excès même de ce qui tâchant de la dissimuler la désigne sans jamais la combler. Il faudra attendre Ramuz pour que l’image de la fumée puisse offrir un équivalent au travail du rythme et du style de la prose: «Laisser partir ses phrases comme des fumées de pipe.» (Journal)

Dans tous les cas, le vent, la fumée ont certes valeur métaphorique. Mais que sait-on au juste de la fumée et du vent de nos paroles, quand nous voudrions tenir le langage non pour un moyen de retranchement, fût-il mallarméen, mais pour une méditation sur le monde ?

A la fumée, et au vent qui la meut et que par là-même elle rend sensible à notre attention, l’ enfant de chœur (dans l’ ordre de l’ expérience) et, plus tard, l’histoire des religions (dans l’ ordre du savoir) associent l’ en- cens qui est la marque du rituel: une dévotion, une ferveur inaugurales et commémoratives tout à la fois, une résurrection aussi qui élève aussi ce qui ne doit jamais mourir et cependant demeure incarné et mortel. Nous écartons la signification poussiéreuse prise par le verbe encenser dans le discours de la presse et des médias: cette for-me moderne de l’ oraison funèbre – dans ses Carnets d’un écri- vain, Jünger dit de quelqu’un qu’il fut «liquidé par des applaudissements» – ajoute à la mé- moire funeste déversée sur les mots. Et retenons de la fumée de l’encens qu’elle est une nourriture.

Car le bâtonnet se consume lentement et ne brûle pas; toute flamme adoucie, apaisée et comme rentrée en elle-même, de cette matière solide et poreuse, le feu extrait une fumée, diffuse un parfum qui est la nourriture des dieux; et dans le panthéon hindou, Ganesh occupe une place de choix.

Patron des artistes et des écrivains, Ganesh s’occupe des forces intellectuelles et artistiques des hommes, et détermine le succès ou l’échec de toute entreprise où l’intelligence humaine entre en jeu. Quand il est propice, il écarte les obstacles sur la voie de la création; s’il est négligé, il suscite de semblables obstacles et entraîne à sa perte le créateur impie. Il y a ainsi en Ganesh un aspect ter- rible, que sa représentation éléphantine exprime dans sa nature ambivalente d’animal domes- tique ou de pourfendeur de la savane.

De toute prise de parole, il faudrait faire l’ équivalent d’ une Ganesh consumation de bâtonnet d’ en-cens; sa fumée ne dissimulerait rien et serait la nourriture offerte et partagée en qui, et avec qui toute parole perdrait immédiate ment ses couleurs de bavardage et de dissimulation. Cette of- frande inclurait même les obs- tacles, les erreurs, les impasses sur et dans lesquels nous trébuchons; car le consentement à ces obstacles n’ est pas étranger à la «voie de création»: son résultat dût-il être indéfiniment différé, notre conversation n’en sera que plus durable, et disponible à ce qui advient. Il ne faudrait jamais rien priver de la plus modeste chance d’exister, et même cela dont nous entrevoyons qu’il nous peut être néfaste.

Un tel vœu peut prêter à sourire. Retenons cependant que, outre l’ ironie et la niaiserie, le sourire est une des marques les plus émouvantes de l’affection, et de la compassion, quand ce sourire se fait désolé. Une affection créatrice, qui est aussi un devoir de fidélité, parole et silence tissés, contemplés en qui, avec qui s’ établit un mono- logue à deux voix, sensible, vaillant et parfumé.

Faut-il poursuivre ? Même le silence peut advenir; dans son évidence, il rapproche, et ne sépare plus. Et voilà qui est.

I’m Nobody ! Who are you ? Are you – Nobody – too ? Thenthere’sapairofus!
Dont tell ! they’d advertise – you know !

How dreary – to be – Somebody ! How public – like a Frog –

To tell one’s name – the livelong June –

T o an admiring Bog !

Je suis Personne; et vous ? Etes-vous personne aussi ?
Dans ce cas, nous faisons la paire ! Chut ! On pourrait nous trahir – qui sait !

Etre Quelqu’un, que c’est morne ! Que c’ est commun de coasser son nom

Tout au long de juin Au marais béat !

Emily Dickinson, 1861 ?

trad. Guy Jean Forgue

(Le Passe-Muraille, No 9, octobre 1993)

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