Le Passe Muraille

Strabon helvète

À propos de Géographie vraie de Charles-Albert Cingria

par Fabrice Pataut

Ce n’est pas que la cartographie soit fidèle, ni les chemins correctement tracés, ni même qu’il faille se féliciter d’une adéquation des contours, des bordures, des distances et des proportions. La question est de savoir si les traces laissées par les sangliers aux abois indiquent qu’ils font un calcul pour aller d’un point à un autre — plus ou moins formel, plus ou moins intuitif —, calcul qui se veut rapide et efficace pour des raisons purement pratiques, notamment de survie. Ou bien ne faisons-nous que projeter sur lesdits sangliers des capacités qui nous permettent d’expliquer comment ils ont pu traverser l’Arve, remonter la Menoge jusqu’au lieu dit La Petite Falaise, et continuer sur l’autre rive jusqu’au pont d’Arthaz pour échapper aux chasseurs ?

Cingria considère la question d’un point de vue prosaïque mais non point utilitaire. Deux s’en vont au paradis des sangliers, un autre est à demi apprivoisé par des douaniers suisses qui allaiteront bientôt les petits aux biberons. Le quatrième revient en arrière. D’où la question à propos de ces animaux fouisseurs, pour reprendre le joli mot de Jacques Réda, avec lesquels Cingria, lui-même fonceur, ravageur et massivement hirsute — Réda, encore — est en osmose, communion ou harmonie.

Les Dieux païens habitent ces paysages limitrophes de la France et de l’ancien royaume de Savoie (Cingria leur fait l’honneur de la majuscule). Un Dieu le Père couronné en statue chapée a droit à une église au joli clocher en tôle convexe. Dieu le Père de la Trinité n’est point en vrai dans la nature, ni même dans les églises. Il y est représenté plutôt que présent. Mais enfin, il s’y trouve ainsi couronné. Cela compte assez pour que Cingria prenne le soin de le noter.

La Géographie vraie de Cingria est aussi — précisément sur le chapitre de la vérité — une Histoire qui prend ses racines dans l’Antiquité et le Bas-Empire, puis dans Mérovée, poursuit sa course au Moyen-Âge et finit par prendre les allures d’une Philosophie du droit sous la forme d’un aide mémoire ou d’un vade-mecum oral. Le Droit des gens, le jus gentium, assure au marcheur qui passe les gués, remonte les pentes ou les descend, la jouissance d’un droit naturel accordé indifféremment aux nationaux et aux étrangers. Si l’herbe est haute mais couchée, c’est qu’on l’a déjà foulée et qu’il existe donc une voie. Ce qui est interdit (capturer un écureuil) l’est vraiment, mais n’empêche personne d’être bucolique, pastoral et agreste, sans être pour autant rustique au sens vulgaire, et de suivre comme bon lui semble cette voie en foulant l’herbe tout autant que le promeneur précédent.

On suit la prose de Cingria avec un tel plaisir ! Têtue, osant tout pour les besoins de la précision : capturer temporairement (à propos des animaux), regarder du bout de son parapluie (à défaut de lorgnette), collaborer à la perte d’un animal (à propos du cheval en général), und so weiter.

Les règnes minéral, animal, végétal et spirituel se mélangent ici sans condescendance ni malice. Tous ont une odeur, sinon commune, du moins harmonieuse et presque homogène, de manière qu’une certaine tendresse passe en fin de compte de l’un à l’autre. La tendresse n’est pas le fort de Cingria ; sa Géographie vraie est un délice en prose à l’usage des rebelles et des têtus.

Charles-Albert Cingria, Géographie vraie. Suivi d’Entrée des sangliers par Jacques Réda. Portrait de Cingria par Glib Eristavi. Notes de Jean-Christophe Curtet. Sangliers dessinés par Jacques Réda. Fata Morgana, 2003.

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