Le Passe Muraille

Stasiuk le merle blanc

Par Bertrand Redonnet

Il nous arrive – il nous est arrivé plutôt ou, encore mieux, il nous arrivait parfois – autour d’une table enfumée où refroidissaient les restes d’un repas abondamment mouillé d’un jaja rouge et noir, de refaire le monde, tard dans la nuit, sous des lunes incertaines et la chevelure en bataille.Tunnel à sens unique, sans embouchure ni sortie, que les espérances décousues de ces soirées! Et maudit soit ce maudit temps qui passesans nous laisser le temps de peaufiner nos rêvasseries!

Le plaisir n’était pourtant pas de refaire le monde car il résidait dans l’idée même, substantielle, de le défaire. Comme un ravissement pré-sexuel. Celui qu’on connaît avant d’aborder le fulgurant mystère de l’orgasme.Qu’aurions-nous fait, franchement, d’un monde à refaire? Nous étions de simples fainéants faiseurs de néant, des voyous en mal de philosophie et notre talent résidait exclusi-vement dans une espèce d’in-satisfaction obstinée.

À l’heure qu’il est dans ma vie, avec cet horizon de plus en plus prometteur de la fin des horizons, avec les priorités qui s’accélèrent aussi, je me dis qu’on a bien eu de la chance de n’avoir pas eu à fai-re ça, d’avoir laissé le monde s’accomplir tout seul, sur sa lancée, accompagné de nos seules diatribes.

Je vis dans un pays où le monde n’a quasiment jamais cessé de se faire et de se défaire. Un pays où ça s’écroule aussi vite que ça s’élève, où l’éphémère a jusqu’alors tenu lieu de sempiternel. À tel point que les Polonais, parfois, semblent vouloir marcher sur la pointe des pieds, comme s’ils crai-gnaient de provoquer une nouvelle avalanche, avec, encore, derrière elle, des montagnes et des vallées à remodeler.Leur monde, celui que nous appelions, nous, dans nos soirées anarchistes, le vieux monde, est tout neuf. L’ancien s’est écroulé de lui-même, tel un mur qu’aurait trop long-temps miné l’humidité d’une gouttière pourrie.Et un mur qui s’écroule, ça produit un grand nuage de poussière et une onde de choc qui frappe l’intérieur des cervelles. C’est physique. Peu importe alors si cet éboule-ment libère des espaces, élargit des horizons, ouvre de nou-veaux champset procure plus d’oxygène!

Ça, c’est au mieux de la morale sociale, au pire, de la phraséologie politique.C’est l’onde de choc qu’il faut considérer, quand un monde défait demande imagi-nation et énergie phénoménales pour déblayer les ruines et qu’on est encore tout éberlué, suffoqué par le souffle du cataclysme, celui-ci fût-il de bon augure.On a déjà vu des prisonniers condamnés à de longues peines et ne plus savoir trop quoi faire de leur cœur et de leurs bras et de leur âme une fois remis à l’air libre, pourtant des années et des années convoité, sublimé, fantasmé! Encombrés de la responsabili-té de vivre et du devoir d’exister. Des prisonniers forgés, entièrement construits par l’enfermement, par les murs, le silence, la privation et les barreaux. Souvent même, de guerre lasse, on les a vus qui repassaient sous les fourches caudines pour aller s’endor-mir de nouveau dans le ventre hermétique d’une cellule, là où l’existence se nourrit du non-être, là où on devient, par définition, un vieillard sans devenir.

Les espaces contraignants de la dictature sont tels. Il faut, quand le ciel s’éclaircit soudain, cligner des yeux et s’accommoder à la lumière. S’impose alors l’envie d’aller au bout de ce rien qu’on en-trevoit devant soi.Le mur s’écroule. Le monde crie à la libération enfin. Mais que font donc les ex-emmurés, compagnons de Stasiuk?

Ils ont trente ans, la gorge nouée par la fumée des cigarettes et le cerveau bousculé par les flots de la Vodka et de la bière.Qu’apporte ce nouveau monde qui naît au moment même où sombre leur jeunesse délabrée par l’enfermement? Que donne-t-il d’espérance? L’espérance, c’est du temps qu’on a devant soi…

Et devant, il n’y a rien… Que de la laideur. Le mot liberté se traîne comme un fantôme dans la grisaille de Varsovie, dans ses rues froides et désœuvrées et dans ses nuits de bohème absurde.Le leurre est encore plus pernicieux que l’autorité de la botte car, enfin, comment se plaindre d’être désormais libre? À quelle calamité imputer son mal-être?

La liberté dont on ne sait par quel bout la prendre se mue souvent en allégorie de la liberté.Les ex-emmurés de Stasiuk rejoignent donc les montagnes et la neige et le froid du «Far East» polonais, à la recherche d’une vieille ferme vaguement entrevue par l’un d’entre eux, avant, dans le brouillard communiste.À la recherche d’une vision, d’une sublimation de leurs paniques d’exister.Tenter de faire reculer encore plus loin les murs. Voir s’il n’y aurait pas autre chose que ses ruines n’auraient pas dévoiler. Élargir ces murs à la grandeur des paysages de montagnes et de neige. Pour aller nulle part. Sinon au bout d’une indicible chimère, jus-qu’à la folie et même jusqu’à la mort.

Un corbeau blanc, Biały Kruk, oiseau étrange des solitudes montagnardes, est le témoin fortuit de cette escapade dont ne saura pas si elle est testamentaire ou initiatique. Détail insignifiant du récit, le corvidé albinos se pose par deux fois au sommet des ar-bres de la vallée.En polonais, Biały Krukest une expression figée pour signifier un homme qui n’est pas à sa place, un décalé. Ou alors une chose rare, le rare avis latin, et plus spécialement un livre, un livre d’exception, un chef-d’œuvre introuvable.

L’introuvable chef-d’œuvre de vivre sa vie, peut-être, et à la recherche duquel s’épuisent les ex-emmurés de Stasiuk.Qui, avec Biały Kruk, offre peut-être à la littérature contemporaine un vrai Biały Kruk.

B.R.

Andrzej Stasiuk, Le Corbeau blanc, Éditions Noir sur Blanc, 2007. 

(Archive PM, No 77, juillet 2009)

 

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